27.11.06

AURORE BOREALE – Dragon Jancar


« Glavina attend un nouveau travail, moi, Jaroslav, et Fédiatine, le Sauveur. Assez de raisons pour que nous soyons ensemble. »

Cette phrase tirée de la fin du dernier roman de Dragon Jancar résume assez bien l’esprit à la fois absurde et fataliste de la situation qui en sous-tend la trame.

Le héros débarque, un peu par hasard, aussi pour retrouver des souvenirs, dans une petite ville slovène, à mi chemin entre Vienne et Trieste, où il a passé son enfance. Au départ, il n’est censé y passer que quelques jours, le temps que son compagnon d’affaires, Jaroslav, plus ou moins chimiste, plus ou moins homme d’affaires, ne le rejoigne.

Rapidement, le personnage principal, féru de sciences occultes et d’anthropométrie, va se faire une place dans la bonne société locale et prendre, sans vraiment le vouloir ni rien faire pour l’éviter, l’épouse d’un des notables comme maîtresse. Un amour sans doute véritable va se construire pour s’évanouir bientôt par la force des tensions mentales qui habitent notre personnage.

De fil en aiguille, il va connaître une rapide descente aux enfers, logeant dans des bouges de plus en plus crasseux au fur et à mesure que ses moyens financiers disparaitront. Un enfer alimenté à grandes rasades d’alcool, un enfer peuplé de cauchemars et d’hallucinations et où réalité de l’instant présent et représentations délirantes alcooliques de la réalité se superposent. Jancar sait nous plonger avec un talent saisissant au cœur de cet esprit dérangé.

Le livre est peuplé d’énigmes ou de pistes. Qui est Jaroslav, existe-t-il vraiment et que lui est-il arrivé ? Pourquoi le personnage principal est-il pris systématiquement pour ce qu’il n’est pas ? En quoi en est-il responsable et que fait-il réellement pour assumer celui qu’il est au fond ? D’ailleurs qui est-il vraiment lui aussi et le sait-il ? Où s’arrête réalité objective et monde onirique ?

Le narrateur, car le livre est étonnamment écrit à la première personne, pour souligner plus encore toute distanciation, finira dans les bas-fonds de cette ville glauque et sinistre, enneigée et sale, aux côtés d’un ouvrier licencié et violent, Glavina, et d’un émigré russe sorte de Raspoutine annonciateur de la deuxième guerre mondiale imminente.

Car c’est là une des autres forces de Jancar que de jouer en permanence entre le passé, le présent (qui se confondent dans l’esprit du narrateur) et de l’avenir qui fera de cette ville coincée entre l’Autriche et l’Italie un enfer nazi.

La scène de l’aurore boréale, qui donne son titre à l’ouvrage, annonciatrice de la folie destructrice et collective qui va s’emparer du monde à l’aube de 1939 nous mène dans une sorte de transe à la frontière du religieux. Une scène superbe et bouleversante.

La désincarnation du temps, les flash-backs, la recherche hallucinée d’une boule bleue vue dans une improbable église au temps de son enfance et symbole, dans l’esprit hanté du narrateur, d’un monde en pleine implosion font de cet ouvrage un roman moderne majeur.

A lire impérativement pour la force de l’écriture et l’originalité du propos. Un livre aussi très slave et très fataliste. Un livre sans beaucoup d’espoir si ce n’est, peut-être, le refuge dans la folie.

292 pages – Publié par L’Esprit des Péninsules.

18.11.06

Les jouets vivants – Jean-Yves Cendrey

Dès le départ, Jean-Yves Cendrey nous fait plonger, sans respiration préalable, dans l’univers nauséabond, écœurant et sans repère d’une ferme, perdue au milieu de nulle part et où tout part à la dérive : le propriétaire, dont on comprend assez vite qu’il s’agit de l’auteur, les animaux qui se font exécuter, littéralement, parce que trop de mal-être doit s’exprimer, ce que l’on finit par comprendre après, ou le bâtiment qui part en quenouilles.

Puis se dessine l’ombre gigantesque du père dont l’heure des funérailles est arrivée. Une cérémonie à laquelle l’auteur refusera de se rendre, saisissant un faible prétexte qui se donne à lui, presque par hasard.

On devinera petit à petit que ce père fut odieux, pervers et con. Les comptes ne sont pas encore complètement réglés entre son fils, malgré lui, et ce père, haï.

De là, l’urgence d’une vie nouvelle s’imposera. Le choix de la bourgade de X, en pleine Normandie, du côté de Bayeux, qui se fera uniquement parce que le budget des jeunes acheteurs ne permettait pas d’autres fantaisies et que ce jour là, sous un rare soleil, la bourgade parut charmante. Tromperie sur la marchandise…

L’enfer va se révéler par petites touches, dans la maison acheté d’abord, puis celle bien plus grande, collective, comme une maladie honteuse, exposée à la face de tous.

Le livre de J.Y. Cendrey est d’une totale férocité. Il met à nu la loi du silence qui peut régner tout autour de nous même quand tout le monde sait mais que personne ne veut voir, dire ou agir.

Il faudra le courage, puisé dans l’enfance de l’auteur qui a su y trouver les ressources pour oser vivre, pour que celui-ci amène les victimes de l’Enseignant pédophile à révéler l’indicible, à accepter de dire puis de porter plainte et de témoigner à charge.

J.Y. Cendrey décrit par le détail, de façon obsessionnelle et journalistique, l’incroyable capacité de l’Education Nationale et des Institutions à nier les faits, malgré les preuves accablantes, à traiter les affaires de pédophilie, apparemment suffisamment nombreuses partout en France, par la mutation et les petits arrangements. Tout le monde couvre tout le monde. Surtout pas de vague. Surtout se taire ou se barrer. Un véritable scandale public.

L’auteur ne nous épargnera aucun détail scabreux dans cette affaire précise et se débat avec l’énergie révoltée du désespoir pour abattre toutes les barrières que l’Administration a su imposer jusque là et qui ont cloué le bec des rares parents qui avaient osé émettre l’hypothèse d’actes pédophiles. Un enseignant pédophile au casier vierge, si j’ose dire : vous n’y pensez pas !

Tout le monde se tait : les médecins, les psychologues, la police, l’académie, le ministère. Mais rien n’arrêtera Cendrey. Malgré les bourdes de la gendarmerie nationale, malgré la probable volonté de la justice régionale d’étouffer l’affaire, malgré le silence des autorités en général. Avec l’aide des victimes, l’appui de la presse, la justice va enfin se mettre en œuvre, le village en action.

Grâce à lui, qui va agir comme un catalysateur, ceux qui croyaient devoir se résigner à vie vont oser se dresser, s’organiser, lutter.

Le procès s’en suivra avec à la clé une lourde condamnation pénale.

La plume de Cendrey est féroce, parfois drôle, par dérision, sa volonté inébranlable. Il en sort un livre dur, crû, essentiel après lequel il est impossible de dire qu’on ne peut rien faire dans de telles situations. Un livre qui a le mérite d’exposer les droits et les devoirs de chacun et de nous mettre tous, en tant que citoyens, face à nos responsabilités.

Ne cherchez pas à le lire d’un trait. Il y a trop d’informations, trop d’horreur pour cela. Donnez-vous le temps d’accepter, d’écouter ou d’entendre selon vos capacités. Prenez et reposez, à votre rythme.

On pourrait lui reprocher certaines longueurs, certaines dérives incompréhensibles (la mort de « Sophie » par exemple) pour les non-initiés dont j’avoue faire partie.

Mais c’est aussi une catharsis pour Cendrey, un long atelier d’auto-écriture pour évacuer.

A prendre comme tel, avec ses qualités (sa documentation, sa profondeur, son sens de l’analyse) et ses défauts (la personnalisation permanente, le manque vraisemblable d’objectivité, de nombreuses longueurs). Pour comprendre et savoir. Pour voir ce qui nous est caché.

317 pages – publié par les Editions de l’Olivier

11.11.06

Octave avait 20 ans – Gaspard Koenig

Livre fascinant. Pas tant pour son contenu romanesque, à dire vrai relativement convenu, mais pour la richesse éclatante de sa langue. Dire que cet auteur n’a que 24 ans et que c’est son premier roman ! Il y a du Proust et du Yourcenar dans ces pages. C’est dire la qualité littéraire époustouflante.

Le sujet est en soi intéressant, original et constitue une entreprise bien téméraire pour un jeune auteur. Il s’agit de transposer un relativement obscur personnage secondaire, Octave, de « A la recherche du temps perdu » en ce début de XXIeme siècle et d’en faire la vedette lumineuse, attirante et détestable à la fois de cet exercice littéraire. Jeune Prince de la haute.

Une belle réussite qui écorne avec brio la futilité des vanités de la haute société tout en sachant reconnaître le panache et le style, même s’il se joue, presque mécaniquement, au mépris de toute forme d’humanité, de respect de l’autre. Le panache ne peut se concevoir pour Octave que comme faire plier ses proies à sa volonté, à son bon plaisir, à sa sexualité plutôt débridée.

Octave consomme les femmes comme d’autres les voitures, l’alcool ou pire encore. Il ne s’attache que rarement voyant dans ses conquêtes l’une des multiples illustrations de sa supériorité. Pourtant, la dernière page nous réservera une inattendue surprise après une brillantissime et hallucinante description d’une joute sexuelle sur la plage de Cabourg.

La sexualité tient un rôle prépondérant dans cet ouvrage. Elle aurait pu le faire sombrer dans la vulgarité. Au contraire, l’originalité du style, la qualité de la langue, la maîtrise grammaticale et syntaxique font de chacune de ces scènes crues et fortes en détails, un monument littéraire. La quinzaine de pages décrivant une scène de fellation vaut le détour littéraire. A inscrire au programme du BAC français !

Nous regretterons bien l’absence de linéarité dans le récit qui conduit à juxtaposer des chapitres dont on peine à trouver la cohérence. Reste que chaque chapitre est d’une totale originalité, d’une inventivité littéraire inconnue à notre époque riche en production mais bien pauvre en style, et nous donne envie de retourner à nos Bescherelle et conjugaisons.

A lire sans hésiter pour la qualité littéraire. J’en suis encore pantelant !

209 pages – Publié par Grasset

5.11.06

Korsakov – Eric Fottorino

Voici une formidable occasion de lire passionnément trois romans intégrés en un seul. Eric Fottorino réussit la prouesse de construire son émouvant récit en trois parties d’un style, d’un ton et d’un contenu fortement différenciés.

Pourtant, même si chacune de ces parties pourrait se lire en soi, indépendamment des autres, elles forment un tout cohérent et qui donne à comprendre les trois facettes structurantes de la personnalité du personnage principal.

François Ardanuit, dans la première partie, est avant tout un enfant intelligent et un peu turbulent, arrivé par la seule volonté de sa mère au sein d’une famille au passé glorieux mais au présent misérable. Une famille qui manque dramatiquement d’hommes, tous ayant fui ou se réfugiant peu à peu dans la fuite ultime qu’est la mort.

Dans cette première partie, l’on va peu à peu comprendre que François Ardanuit se met à la recherche de son père. A force de contresens (E. Fottorino joue brillamment avec les mots transformant leur phonétique en une justification du père absent et d’un enfant du hasard) et de circonstances aléatoires, François finira par hériter de deux pères : le premier, génétique, dont il trouvera enfin l’identité et qui porte le nom de MAMAN, ce qui ouvre la porte à d’infinies théories et possibilités et autant de confusions entre les rôles des pères et mères ; le second par adoption, lorsque sa mère, celle qu’il appelle, pour la différencier de son père génétique, sa « maman à moi » par opposition à son père MAMAN, décidera de convoler en justes noces.

Cette première partie nous jette dans l’esprit de ce gamin tourmenté et nous force à voir le monde des adultes d’une manière qui ne nous est pas naturelle. Le tout donne un résultat brillant, drôle, décalé même si l’image des adultes en sort profondément écornée.

Dans la deuxième partie, François est devenu Signorelli, du nom de son père d’adoption. La quarantaine venue, poussé par de multiples circonstances et par une femme dont il a douloureusement partagé la vie, il va chercher à concilier François Signorelli et François Maman.

Il n’est plus Ardanuit, encore Signorelli, tendanciellement Maman. Il ne sera bientôt plus rien de tout cela car les pistes viendront rapidement se brouiller par l’apparition de la terrible maladie de Korsakov. Les symptômes en sont la perte de la mémoire immédiate, la conservation d’une structuration verbale en apparence cohérente, la perte de plus en plus rapide de tout souvenir du passé et la construction de personnalités multiples rattachées à des bribes, réelles ou inconscientes, du passé. Autrement dit, la destruction de toute personnalité et une mort rapide mais qui a le mérite d’être indolore car le patient oublie tout instantanément.

Cette partie est la plus dense de l’ouvrage, la plus chargée en émotions. Elle livre une illustration vibrante et d’une rare précision des dégâts que la maladie peut imposer. Elle nous pose à nous tous l’inévitable question de savoir qui nous sommes vraiment et qui nous aimerions être.

Elle souligne également la difficulté à son tour d’être père et la douleur indicible de perdre son enfant, par réflexe imbécile, pour un mot de trop, pour n’avoir pas su se parler sur le ton juste ou avoir su prendre position quand il le fallait.

La troisième partie nous mène dans un récit onirique de la vie de Fosco Signorelli, le grand-père d’adoption. Car, de fait, c’est lui le père inconscient, rêvé, ardemment espéré de François. C’est à lui que s’attacheront les seuls souvenirs que Korsakov voudra bien épargner.

Un vrai personnage romanesque qui nous mène à un troisième chapitre dans la veine d’un Henri de Montherlant. Un style très différent, déroutant. Un style qui marque les ravages de la maladie et illustre la construction de la dernière personnalité de François.

Eric Fottorino est un véritable alchimiste des mots (des maux) et nous donne à lire un roman indispensable. A lire absolument pour la qualité littéraire, pour la puissance de la pensée, pour le souci clinique du détail et de l’analyse de la progression de la maladie. Un livre d’une rare densité qui touche à de multiples sujets : la famille, la recherche du père, la construction de sa personnalité, le sort des pieds-noirs, le choix d’en finir quand il en est encore temps...

Un livre assez long et magnifique.

475 pages – Publié chez Gallimard