29.5.10

Le Congrès – Jean-Guy Soumy


« Le Congrès » constitue un incontournable de la rentrée littéraire 2009 et fait partie de ces rares livres qui marquent par la force de leurs propos, la pertinence de l’analyse et l’originalité du thème qui y sont employés.

A partir d’une situation historique ancienne (nous sommes en 1685 à la veille de la révocation de l’Edit de Nantes dans une France monarchique au pouvoir tentaculaire et quasi absolu), Jean-Guy Soumy produit un livre dont la modernité étonne du fait de la finesse de l’analyse psychologique et des sentiments qui y sont dépeints. On est d’emblée captivés, fascinés par le drame total qui se joue sur fond de cabale familiale, d’intérêts financiers et religieux tous plus glauques les uns que les autres.

Guillaume Vallade est le dernier héritier vivant d’une riche charge royale de bâtisseurs. Son père est à la tête des principaux chantiers de constructions royales, au service d’un Roi pour lequel l’architecture et ses fastes sont un des moyens d’affichage des ambitions que rien n’arrête. C’est aussi un fils rebelle qui, bien que souvent employé sur les chantiers de son père pour y apprendre et s’apprêter à en prendre la relève, s’est fréquemment frotté à la violence au point d’avoir été gravement blessé à l’aine.

Parce que son indiscipline pose problème, il est longtemps relégué dans le domaine familial limousin où son père espère qu’il s’assagira. Il va, sur un coup de tête, décider d’accompagner une bande de huguenots qui lui a demandé l’hospitalité un soir d’orage. Il sait qu’il risque la galère pour favoriser leur fuite vers l’Angleterre protestante mais est fasciné par Esther, l’épouse d’un des tisserands de renom des Gobelins.

Esther lui demandera, au moment de s’embarquer, de prévenir sa sœur Jehanne dont il va tomber amoureux par ce qu’on appellerait aujourd’hui un transfert. Jehanne est une repentie de bouche. Elle a abjuré sa religion protestante pour pouvoir recueillir les biens de la famille, pourchassée et privée de tous droits. Au fond de son cœur et malgré la surveillance étroite dont elle est l’objet, elle reste profondément protestante. Guillaume va devoir braver son père pour épouser Jehanne, la renégate.

Arrivés à Versailles où il se voit confier des charges importantes par son père, Guillaume va se trouver en butte avec sa belle-sœur, veuve de son frère aîné et mère d’un ambitieux tout juste diplômé architecte. Profitant d’un beau-père vieillissant et manipulé par des religieux à sa solde, elle va œuvrer pour écarter Guillaume au seul profit des intérêts de son fils.

Pour cela, elle va intenter un procès religieux en impuissance aux fins de faire dissoudre le mariage avec cette Jehanne qu’elle déteste et craint et jeter le discrédit définitif sur Guillaume. Un procès qui conduira les époux, après une série de vérifications impudiques et violentes menées par des médecins ayant une vision particulière de leur science et des prêtres lubriques et à la solde du pouvoir, au Congrès.

Le Congrès est l’héritage moyenâgeux de pratiques douteuses. Il s’agira pour les époux de faire l’amour en public, sous les yeux des juges, des matrones et des médecins, snas compter la parentèle, afin de vérifier les trois principes indissociables sur lesquels repose le principe du mariage tourné vers la nécessité de procréer : « dresser, pénétrer et mouiller ».

Rien de l’intimité des époux n’est épargné. Or, l’amour de Guillaume pour Jehanne fut complexe. Il sut faire surmonter à son épouse l’épreuve du viol qu’elle subit plus jeune par les dragons du Roi tout en aimant sa sœur à travers elle. C’est toute cette complexité psychologique en butte avec la pression sociale, la honte à devoir baiser comme des animaux en public, interrompus sans cesse par des matrones charger de vérifier la turgescence ou par des médecins vérifiant la qualité spermatique qui font la force d’un récit extraordinaire et jamais graveleux.

Bien sûr, le couple en sortira détruit et Guillaume perdra tout : sa femme, son amour, ses charges, le respect de ses pairs et le propre amour de soi. La perversité humaine n’a décidément aucune limite ! Un livre bouleversant et fort.

Publié aux Editions Robert Laffont – 2009 – 269 pages

21.5.10

La ferme des Neshov – Anne B. Ragde


« La Ferme des Neshov » constitue le deuxième tome d’une trilogie dont le premier volume est paru sous le titre « La terre des mensonges » et dont le troisième opus est attendu pour le mois d’Octobre 2010. Même si vous avez manqué le premier tome, vous pouvez lire avec gourmandise cette deuxième parution qui présente toutes les caractéristiques d’un roman à part entière et vous permettra de découvrir la littérature norvégienne contemporaine.

Dans cet opuscule, il nous est proposé de suivre le destin croisé de quatre personnages principaux. Tor, le père, l’agriculteur assez rustique, ancré dans la tradition et le passé, qui vit à l’ancienne dans une longère au confort minimal dans la promiscuité d’un frère plus âgé, retraité et un peu gâteux. Tor est entièrement dévoué à ses cochons qu’il élève avec un amour d’autant plus grand qu’il est veuf depuis peu, isolé de tout et sans autre passion qu’un alcoolisme méticuleusement dissimulé.

Tor a deux frères cadets avec lesquels il doit s’entendre sur le partage de la ferme et son avenir maintenant que sa femme est morte. Erlend est un homosexuel un peu extraverti, qui vit en couple avec Krummel dans la plus grande fidélité depuis douze ans. Erlend et Krummel sont exclusivement préoccupés par leurs occupations professionnelles et par leur confort matériel. Ils sont aisés, vivent luxueusement dans un superbe appartement au Danemark. Tout dans leur conception de la vie les oppose à Tor, perdu dans sa ferme Norvégienne isolée de tout.

Le troisième frère, Mardigo, est entrepreneur des pompes funèbres. C’est un homme de devoir, d’une conscience professionnelle exacerbée, qui vit seul dans un appartement ordonné mais d’une froideur à l’image de sa personnalité.

Tor a une fille, copropriétaire d’une clinique vétérinaire, spécialiste de psychologie canine qui vit constamment entre deux amants toujours mal choisis et fait la navette entre un père qu’elle a du mal à comprendre et une mère dépressive qui n’est pas la veuve de son père.

Parce que la ferme tenait grâce à l’association des talents de Tor et de sa femme, la disparition de cette dernière va mettre aux prises Tor avec une somme de problèmes dont il est incapable de se tirer. Malgré l’aide financière discrète d’Erlend, les factures s’accumulent et chaque nouvel ennui rend la vie dans l’exploitation de plus en plus difficile, voire insupportable. Tor sombre de plus en plus dans la dépression.

Au fur et à mesure que ces difficultés s’accroissent, Erlend, Mardigo et la fille de Tor, dont le nom n’est jamais mentionné, doivent eux aussi composer avec leurs propres dilemmes, leurs interrogations existentielles ou morales. Ces dilemmes sont d’autant plus anodins qu’un drame est en train de se nouer dans la ferme et dont il n’ont pas conscience.

Pourtant, la ferme semble présenter un point d’ancrage stable qui s’inscrit dans la tradition familiale et la question de sa pérennité se pose d’autant plus que la nouvelle situation n’est en aucune façon stable.

Alors chacun va devoir faire des choix, réviser certaines positions doctrinales, effectuer des renoncements ou des impasses, plus ou moins indépendamment les uns des autres car cette famille est avant tout une collection d’individus plus tournés vers eux-mêmes que vers la structure familiale. Ces tiraillements très modernes sont délicieusement rendus par l’écriture de Anne B. Ragde qui sait dépeindre avec un humour féroce les dilemmes cornéliens que de petites contradictions peuvent engendrer dans des esprits trop occupés d’eux-mêmes. Pourtant, le drame est au coin de la porte et ne va pas manquer de frapper.

Nous ne saurions trop vous conseiller ce roman, récompensé par le Prix des Libraires et des lecteurs, et qui nous a enchanté.

Publié aux Editions Balland – 2010 – 380 pages

17.5.10

La foudre et le sable – Jane Urquhart


Jane Urquhart nous a concocté un roman un brin historique et qui nous plonge au cœur de la vie de ces premiers immigrants d’origine irlandaise, dans le Grand Nord Canadien. Un livre qui se déroule sur quatre générations de femmes de la première moitié du XIXe siècle à nos jours.

Un livre où la difficulté à vivre, voire à survivre, côtoie un côté un peu magique. En effet, chacune des femmes mises en scène et dont nous suivons la descendance sur quatre générations, vivra une expérience unique, en marge de la normalité. Une expérience qui la transformera à jamais et l’arrachera aux siens, quel qu’en soit le prix.

Un roman où l’eau joue un rôle crucial, symbolisant le passage d’un état à l’autre, d’un monde à l’autre, ouvrant des espaces de liberté. L’eau, élément magique et dont la vie ne se laisse voir que par celles et ceux qui savent écouter et regarder autrement. L’eau qui emporte les corps et la raison. L’eau qui purifie le corps et l’esprit, transporte ou détruit. Chaque moment essentiel du roman est rattaché à l’eau sous toutes ses formes : mer, lacs, rivières, crues, neige, glace… Une eau qui sous-tend les mouvements des acteurs, qui donne et reprend la vie.

C’est avec intérêt que nous suivons l’existence ardue d’une première jeune femme. Une encore adolescente charmée par un naufragé qui, en mourant dans ses bras, sur les côtes d’une île irlandaise éloignée de tout, emportera un amour éphémère, chaste et mystique. Elle vivra pour quelque temps dans un monde parallèle, en symbiose avec les créatures des eaux et de la mer avant qu’un mariage arrangé ne la ramène au monde réel, matériel.

Un monde où, bientôt, pour survivre et échapper à la famine qui ravage l’Irlande suite à l’invasion de doryphores, ils n’auront d’autres choix que de s’embarquer pour les côtes américaines puis le Grand Nord canadien. Il faudra franchir les océans, les lacs immenses, dompter les rivières, dompter la quarantaine sur une île.

Bien documenté, fourmillant de données historiques Jane Urquhart nous donne à comprendre les enjeux historiques, politiques et économiques qui secouent cette jeune nation bientôt convoitée par les Etats-Unis.

Une trame historique qui va servir de prétexte à un nouveau coup de folie, celui de la première descendante et qui va tout planter pour rejoindre un bel amoureux, agitateur politique avant de tout perdre et jusqu’à la raison.

La conquête des terres difficiles à cultiver, la cohabitation avec les populations indiennes, la fièvre de l’or, la difficulté des transports, l’isolement voire la désolation sont magnifiquement servis.

Pourtant, le roman s’essouffle à la troisième génération. D’ailleurs, le rythme s’accélère tout à coup, le temps défile à toute allure, sans donner à voir ce qui se passe, sans décrire avec la brillante précision précédente les méandres du cheminement physique, psychologiques et affectifs d’une jeune femme qui n’apprendra que bien plus tard son origine et sa condition.

Et puis le livre s’achève en queue de poisson, laissant un goût de trop ou de trop peu. Autant les deux premiers tiers nous avaient enchanté, autant la dernière partie nous a semblé bâclé.

Tant et si bien que nous ne saurions classer ce gros roman comme un indispensable. Vous trouverez bien d’autres suggestions relevant de cette catégorie dans Cetalir.

Publié aux Editions Albin Michel – 475 pages

8.5.10

Troisième chronique du règne de Nicolas Ier – Patrick Rambaud


Il est peu d’affirmer que les chroniques du Sieur Rambaud figurent parmi les indispensables bijoux littéraires de ce début du XXI ème siècle. Il faut dire que le Sieur Rambaud a des Lettres, en tant que membre de l’Académie Goncourt et qu’il maîtrise avec un brio éblouissant la belle langue, celle qu’on n’écrit presque plus tant elle s’est évaporée dans de fades raccourcis journalistiques stéréotypés.

Ici, c’est le digne héritier de Mr De La Bruyère qui tient la plume. On y retrouve le sens de la formule élégante et lapidaire et la même férocité vis-à-vis du pouvoir et de la Cour qui l’accompagne d’autant plus si ledit pouvoir est détenu par un despote égocentré. Il faut avouer qu’avec notre Monarque, que dire notre Empereur Nicolas I er, nous sommes effectivement servis. C’est à croire que tous les défauts se sont concentrés sur un seul personnage surexcité, intrusif, manipulateur et qui n’a de cesse que de gagner à tout prix une forme de reconnaissance que les vilains du bas peuple, qui l’ont porté au pouvoir malgré les signes évidents d’autoritarisme absolu et de volonté de régner sans partage, semblent de plus en plus décidés à lui contester.

Fin observateur et bien renseigné sur les arcanes du Château, le Sieur Rambaud dresse un dessin effrayant des petites et grandes manipulations et terreurs qui agitent la Cour, sans oublier de prêter au Monarque absolu des attitudes et des propos qui tiennent plus du vacher que du Souverain éclairé. Comme aucun fait n’est inventé, il appartiendra à chacun d’en tirer les conclusions qui lui semblent s’imposer.

C’est une chronique au vitriol qui nous est livrée, terriblement partisane, mais fine et intelligente tant elle relie et met en perspective la succession de faits de plus en plus odieux et indignes de la charge suprême quand elle devient publique. Car, de toutes façons, tous les prédécesseurs du détenteur actuel du trône en ont plus ou moins fait de même, mais ils eurent l’habileté de le dissimuler, comme d’ailleurs le rappelle autant que de nécessaire notre maître chroniqueur.

Nous avons trop fréquenté par nous-mêmes les cercles de pouvoir pour n’y voir qu’une brillante élucubration. Tout pouvoir coupe des réalités et induit un phénomène de courtisans d’autant plus serviles qu’ils vivent et tirent profit d’une inéluctable tentation d’omniprésence qui finit par rendre l’action illisible et improductive. C’est ce qui arrive quand il y a confusion entre le trop et le bien.

Bref, nous ne saurions trop recommander cette indispensable lecture qui dresse, ceci dit, un tableau acerbe sur le monde politique de tout bord, qu’il soit au pouvoir ou qu’il y aspire. N’allez pas croire trop vite que le meilleur reste à venir…

Publié aux Editions Grasset – 2010 – 170 pages