25.2.11

Un lien étroit – Christine Jordis

Roman, confessions, autobiographie, essai psycho-social ? Difficile de classer ce livre que pourtant l’éditeur s’évertue à nous donner pour un roman.

En tout cas, un livre qui hésite tant sur le fond que sur la forme, oscillant entre de (rares) réflexions pertinentes et profondes sur la place de la femme dans la société française contemporaine et les fréquentes incursions dans des considérations d’une relative platitude, mille fois ressassées et qui n’apportent aucun éclairage nouveau ou original sur le sujet abordé.

On a d’ailleurs très, trop souvent le sentiment que Christine Jordis s’écoute écrire, qu’elle se fait citer par un tiers, femme et écrivain, pour mieux souligner à ses propres yeux la pertinence de ce qu’elle cherche à nous dire.

Pourtant, la première partie de ce « roman » était prometteuse. Le tableau de la jeune femme qui tombe amoureuse, sans grande expérience, qui accepte de se marier parce qu’elle set heureuse et qu’elle veut, inconsciemment, reproduire le schéma social dominant était peint avec un zeste de férocité et d’autodérision qui l’arrachait des sentiers rebattus.

Pour la génération des années soixante (la mienne), on y retrouve admirablement l’ambiance de l’époque, celle où les femmes commencent à s’émanciper mais toujours sous le regard étroit, protecteur et machiste de leurs hommes qu’elles doivent avant tout servir.

Une époque où divorcer n’était pas convenable, où l’apparence l’emportait sur la profondeur, où le refoulement engendrait souvent la tyrannie domestique.

Mais, à partir du moment où le personnage féminin qui dévide jusqu’au dégoût ses états d’âme, décide de divorcer alors le livre dérape. Il y règne un parfum de culpabilité entretenu dans des vapeurs de citations littéraires de tous genres et toutes époques. Rilke, Sollers, Barbey d’Aurevilly sont appelés à la rescousse d’un écrit qui part en naufrage.

J’ai calé à la 200ème page pour renoncer, définitivement…

Publié aux Editions Seuil – 264 pages

19.2.11

Le rapport de Brodeck – Philippe Claudel


Depuis « Les âmes grises », livre sublime s’il en est, toute nouvelle parution de Philippe Claudel fait l’objet d’une attention particulière.

Nous avions été très déçus par « La petite fille de monsieur Linh » dont vous trouverez la note dans Cetalir. Autant dire que « Le rapport Brodeck » se situe d’emblée dans la lignée des « Ames grises » et constitue un nouveau temps fort de la littérature contemporaine d’expression française.

Le roman décline de façon lente, détaillée et douloureuse certaines des façons dont l’exclusion et l’ostracisme se nourrissent et s’expriment. Nous sommes perdus au cœur des montagnes, dans un petit village jusqu’alors sans histoire, dans un pays imaginaire, d’expression allemande abâtardie par un patois rustique. Autriche ou Suisse sans qu’il soit besoin de le préciser plus.

Brodeck est un employé de la mairie qui se voit confier la rédaction d’un rapport destiné à justifier la mort, et on comprend tout de suite qu’il s’agit d’un assassinat collectif, d’un étranger un peu original, venant d’un pays frère et qui a eu le mauvais goût de s’installer sur place, sans raison, sans chercher à s’intégrer vraiment, en passant son temps à dessiner et peindre ce qu’il voyait, et surtout, ressentait.

Un véritable crime de lèse majesté dans un pays de paysans lourds, rustres et frustres.

Dans son rapport, Brodeck va nous révéler de quoi ce village et vraiment fait. Un village qui l’a envoyé dans un camp de concentration nazi dont il a miraculeusement réchappé. Un village qui a pactisé avec l’occupant et payé son tribut de sang pour acheter une paix relative. Un village qui a laissé commettre des atrocités sans broncher, pire même, qui les a favorisées, plus d’horreur justifiant mieux la nécessité d’avoir eu à les commencer.

Ce rapport est une descente au fond de l’inhumanité, de la bêtise humaine, de la lâcheté absolues.

C’est aussi une confession de Brodeck sur la stratégie de survie qu’il a du adopter pour survivre aux camps dont, en principe, on ne revient pas. Une confession douloureuse, progressive. Une délivrance psychologique face à un seul objectif : en revenir pour serrer son épouse adorée dans ses bras.

Un objectif que le destin contrariera fortement, le malheur se nourrissant du malheur, l’exclusion de l’exclusion, l’irrationnel trouvant son exutoire dans une rationalisation de l’indicible.

C’est un roman profondément humain, d’une rare intensité affective et psychologique qui nous est livré. Un de ces livres dont il est impossible de sortir intacts et qui vous poursuivent, par la force de leur interpellation, longtemps après être refermés.

Ce qui en fait la force est sa pudeur et le fait que Brodeck, l’intermédiaire obligé, ne juge pas. Il expose crûment mais factuellement, compose avec une vie insupportable, montre que même les rêves les plus beaux n’ont pas d’avenir. A ce titre, le prêtre alcoolique, résigné et qui ne croit plus ni en Dieu ni en les hommes résume à lui seul la tonalité d’un livre sublime mais sans illusion sur l’humanité. Un prêtre obsédé par le secret, trop lourd, insupportable, de la confession. Un homme qui sait mais qui ne peut rien dire et dont le seul salut est de se réfugier dans l’abrutissement rassurant de l’alcool.

A chacun sa solution pour continuer de vivre. Pour Brodeck, pour Claudel sans doute, c’est l’écriture.

Publié aux Editions Stock – 401 pages

16.2.11

Jours de fêtes à l’hospice – John Updike


Updike est considéré comme l’un des grands romanciers des années soixante, soixante-dix aux Etats-Unis. « Jours de fêtes à l’hospice » fut son premier roman, publié en 1957 et vu par la critique par son meilleur livre.

Pour notre part, nous avons éprouvé un ennui assez profond à la lecture de ce roman très monocorde, très plaintif, au fond assez sombre. Un ennui tel que nous ne sommes pas tentés de découvrir une œuvre du même auteur qui serait, selon la critique, par définition de qualité moindre. C’est dire…

En quelques mots, l’action se situe dans un hospice pour vieux de l’Administration américaine, quelque part en pleine cambrousse, perdu au milieu de nulle part.

Un hospice qui a l’allure d’un bel ancien bâtiment agricole mais dont les petits moyens ne permettent pas un entretien décent.

Un hospice où l’on vient avant tout pour mourir (beaucoup) et finir, plus ou moins dignement, une vie souvent peu remplie.

Sans doute est-ce là la plus grande qualité d’Updike que d’avoir su, derrière un style d’une incroyable sobriété, dépeindre avec férocité et dérision des existences vides de sens et qui se terminent avec étroitesse et mesquinerie. Car c’est de la méchanceté humaine qu’il est question, de l’insondable bêtise de beaucoup d’entre nous et qui nous conduit à frapper ceux-là même qui nous veulent du bien.

On se demande si une rédemption quelconque est possible pour ces vieillards dont la plupart sont croyants mais qui se comportent comme d’insupportables gamins enferéms malgré eux.

C’est pour cela qu’il faut une fête annuelle, une grande kermesse pour attirer du monde, démontrer la supériorité de l’institution, recruter des nouveaux pensionnaires pour remplacer celles et ceux qui tombent comme des mouches, créer du lien social comme on dirait aujourd’hui.

Il y a là un sujet un or pour faire un livre extraordinairement compatissant ou fabuleusement décapant.

Au lieu de cela, on reste souvent à la surface des choses, à l’extérieur d’un scenario qui se déroule sous nos yeux sans qu’on s’y intéresse vraiment.

Même la violente discussion autour de l’inexistence de Dieu manque d’emphase et de conviction.

Bref, nous avons été déçus et frustrés par un livre au mieux moyen.

Publié aux Editions Julliard – 214 pages

15.2.11

La chambre des morts – Franck Thilliez


Franck Thilliez, pour ceux qui l’ignoreraient encore, est un des jeunes Maîtres du polar français. Il a d’ailleurs reçu le « Prix Quais du Polar 2006 » avec ce roman dont un film a également été tiré.

Un roman, comme toujours avec Thilliez, très noir, très pessimiste, glauque. Comme s’il s’était fait une spécialité de fouiller le tréfonds des âmes humaines torturées par des délires, des fantasmes morbides et où le passage à l’acte, violent, brutal et sanguinolent nous fait franchir de nouvelles frontières dans l’horreur.

L’autre spécialité de ce romancier de grand talent est de mêler religion, rites et mises en scènes, exécutés par des criminels aussi intelligents que dérangés. Des élaborations savantes, en référence à l’Histoire, dont l’élucidation et le décodage nécessitent à la fois une connaissance approfondie de certaines spécialités, une façon différente de raisonner, une remise en cause des enquêteurs interpellés. Car, presque toujours, ces derniers sont eux-mêmes perturbés dans leur propre vie, connaissent une crise d’identité profonde et ces enquêtes sont le moyen de se reconstruire en chassant leurs propres démons.

Seul un flic dérangé, à la marge, peut se révéler capable de décoder l’irrationnel qui renverse toute logique habituelle.

Moins abouti que « Lunes de miel », ce roman n’en reste pas moins un très grand roman policier.

L’action se situe dans la région de Dunkerque et de Lille (le Nord est la terre d’accueil que Thilliez s’est choisie). Les lieux y sont souvent sombres, humides, souterrains, mal chauffés, l’obscurité ayant une place de choix dans les livres de Thilliez. La vérité doit en effet se chercher au plus profond du sens caché et sa mise en lumière est impossible, choquante, déstabilisante. Tout doit rester entre initiés, un peu caché pour ne pas faire trop peur à une population qui se croit en sécurité.

L’essentiel des actions se produit donc de nuit ou à l’aube et quasiment toujours en pleine obscurité qui aiguise nos peurs et réveille nos terreurs enfantines.

Dans « La chambre des morts », c’est dans le monde de la taxidermie que nous descendons. Quel peut bien être le point commun entre ces enlèvements de jeunes filles qui se succèdent, le décès par accident du père d’une des jeunes filles, la disparition de deux millions d’Euros au milieu d’insupportables odeurs de cuirs et de traces de poils de loup ?

Peu à peu, nous allons descendre les marches qui vont nous conduire à comprendre la folie absolue, symbolique et médiévale qui donne un sens terrifiant à des actes barbares que nous découvrons de plus en plus médusés. Tout simplement terrifiant.

Des marches humides, glissantes, sans retour possible vers « La chambre des Morts ».

A lire absolument.

Publié aux Editions Le Passage (Seuil) – 313 pages

5.2.11

Le quai de Ouistreham – Florence Aubenas


Florence Aubenas a mené un véritable travail d’enquête pour tenter de comprendre et donner un visage à cette crise qui a frappé fort et laissé encore plus sur le côté les petits, les sans-grades. Pour cela, elle choisit une ville suffisamment proche de Paris, au cas où, symbolique, et où elle n’avait ni attache ni risque d’être a priori démasquée. Ce fut Caen où elle s’établit pendant presque six mois dans une méchante chambre meublée, à la limite du sordide pour y vivre la vie de galère que beaucoup connaissent dans un Calvados, à l’image de la nation entière, vidé de ses usines et incapable d’avoir su inventer un nouveau modèle de développement économique.

Pendant six mois, elle fréquenta assidûment les Assedic, balladée entre les stages bidon visant principalement à exclure ceux qui ne s’y présenteraient pas et les rencontres expédiées au pas de charge avec et par des conseillers qui voient en elle un cas désespéré. Elle nous dépeint sans fard une administration dépassée par l’afflux de demandes, désorientée par les décisions venues d’en haut visant à faire du chiffre à tout prix, terrorisée par la menace omniprésente d’un pétage de plomb d’un chômeur laissé sans espoir, sans réponse, démuni face à un système usé jusqu’à la corde.

Pendant six mois, elle vécut des boulots de femme de ménage dont personne ne voulait, remplaçant d’autres femmes tombées malades, épuisées par un rythme de travail effarant, exploitées et sous-payées, usées par des heures de transport collectif souvent plus nombreuses que les heures de travail effectivement payées.

Son regard est sans concession pour dire l’esclavage moderne qui s’est désormais installé à nos portes, beaucoup d’employeurs peu scrupuleux n’hésitant pas, en particulier dans le monde du nettoyage, à sous-facturer des prestations pour emporter des marchés. Des sous-facturations qui se traduisent alors par des temps de travail réels significativement plus longs et lourds que les temps payés. Mais des salaires horaires aussi le plus souvent payés en dessous des minima conventionnels, avec la bénédiction des Assedic tant la pression sur ces dernières est forte pour améliorer à tout prix les statistiques du chômage. Un monde dur au bord duquel des hordes d’exclus attendent de prendre la relève de celles et ceux qui n’en pourront bientôt plus.

En lisant son témoignage, on se croirait revenu en cette fin de XIXème siècle où les bras se louaient à l’heure ou à la journée, où les plus vaillants ou ceux prêts à tout au moindre prix étaient ramassés au petit matin, acheminés en bennes sur des chantiers non sécurisés et laissés à la merci de petits-chefs vengeurs ou sadiques. Il est tout simplement effrayant de constater que ces temps sont revenus à la frontière de nos sociétés, au mépris des lois et des avancées sociales car l’appât du gain restera toujours aussi fort aussi longtemps qu’il y aura des petits, des quasi-exclus prêts à tout accepter pour gagner les quelques Euros hebdomadaires nécessaires à survivre.

Dans ce monde, la solidarité entre les pauvres s’organise un peu. Avoir une voiture est un privilège qu’on partage, pour limiter les frais, et parce que, sans voiture, point de travail la plupart du temps. La recherche des bons plans pour tout acheter au moindre prix est le sujet permanent des discussions angoissées. Car il faut vivre avec six cents Euros par mois, nourrir une famille, rester digne.

On sort ébranlé de ce témoignage coup de poing qui montre la fragilité de notre société dont les plus pauvres ont encore trop peur pour oser se révolter. Mais pour combien de temps encore si aucune solution, mais laquelle, n’est trouvée ?

Publié aux Editions de l’Olivier – 2010 – 270 pages

3.2.11

Les derniers flamants de Bombay – Siddhart Dhanvant Shangvhi

Deuxième roman de Siddhart Dhanvant Shangvhi, celui-ci est construit à partir d’un fait divers réel. En 1990, Jessica Lall, super-star bollywoodienne, fut assassinée par le fils d’un ponte politique. Le fait divers fit les gros titres de la presse qui se déchaîna en vain. Ce n’est que tout récemment, au bout de multiples coup-fourrés, malversations et intimidations, que le meurtrier fut condamné.

Même si les noms, les lieux, les dates sont changés, c’est bien de ce fait divers dont il est question ici et qui va servir de trame à un roman en trois parties distinctes (avant le meurtre, l’assassinat, après le meurtre) où va évoluer un petit ensemble de personnages symboliques de la profonde transformation que vit la société indienne contemporaine.

Car, bien au-delà du fait divers, c’est d’une peinture sociale qu’il s’agit ici. Celle, sans concessions, d’une société dont les traditions implosent, un monde où la pauvreté, terrifiante et insupportable, continue de tenir l’immense majorité d’une population à l’écart du bord sur lequel plusieurs centaines de millions d’Indiens se situent désormais, recherchant plus de confort, de possession, entrant de plein pied dans une société de consommation acharnée.

L’Inde est un pays que je connais bien pour m’y rendre régulièrement à titre professionnel. C’est ce pays de contrastes qui est dépeint dans ce roman, un pays où les immensément riches côtoient les immensément pauvres. Un pays miné par la corruption, un pays au système politique encore archaïque et où il est possible de se soustraire aux lois pourvu que l’on détienne pouvoir et argent. Un pays où les nouveaux riches ont le même caractère insupportable et tapageur que partout où l’afflux d’argent contribue à tout bouleverser. Un pays en pleine mutation, pas encore moderne, en voie rapide de le devenir. Un pays fait de tensions politiques et religieuses qui resurgissent avec violence régulièrement.

Les personnages imaginés par Siddhart Dhanvant Shangvhi sont attachants, profondément humains. Samar, pianiste de génie et excentrique qui s’est retiré brutalement du circuit pour vivre une vie tapageuse dans une homosexualité condamnée par une société aux apparences moralisantes, est un symbole d’une société qui se cherche, à mi-chemin entre deux mondes. Karan, le photographe de génie, refuse de voir l’Inde telle qu’elle est, brutale, violente, broyant tout ce qui fait obstacle aux puissants. Il lui faudra beaucoup de renoncement pour accepter que l’art ait sa place pour donner à voir autrement un pays surpeuplé, pollué, à l’urbanisation galopante et non maîtrisée. Rhea est le symbole de ces épouses frustrées et qui cherchent leur place dans une société qui a perdu ses repères.

Mais, malheureusement, au bout du compte le roman manque son but. On reste en permanence à l’extérieur d’un récit pas toujours bien ficelé, voire très mal emballé. Les histoires d’amour sirupeuses ont tendance à embarquer le roman à l’extérieur de son sujet plutôt que d’en illustrer avec force le propos. Le style, peut-être desservi par une traduction parfois hâtive, est d’une grande pauvreté. Chaque tentative de l’auteur pour recourir à une image tombe à plat et ne fait que renforcer un sentiment de manque de technique d’écriture. Le roman s'essouffle très vite et tend à endormir son lecteur, bien malmené.

Il reste donc un roman témoignage, très moyen voire pauvre, mais on préfèrera de loin les œuvres de Tejpal ou Le tigre Blanc de Aravind Adiga profondément plus soignés et produits de vrais auteurs.

Publié aux Editions des Deux Terres – 2010 – 469 pages