19.2.11

Le rapport de Brodeck – Philippe Claudel


Depuis « Les âmes grises », livre sublime s’il en est, toute nouvelle parution de Philippe Claudel fait l’objet d’une attention particulière.

Nous avions été très déçus par « La petite fille de monsieur Linh » dont vous trouverez la note dans Cetalir. Autant dire que « Le rapport Brodeck » se situe d’emblée dans la lignée des « Ames grises » et constitue un nouveau temps fort de la littérature contemporaine d’expression française.

Le roman décline de façon lente, détaillée et douloureuse certaines des façons dont l’exclusion et l’ostracisme se nourrissent et s’expriment. Nous sommes perdus au cœur des montagnes, dans un petit village jusqu’alors sans histoire, dans un pays imaginaire, d’expression allemande abâtardie par un patois rustique. Autriche ou Suisse sans qu’il soit besoin de le préciser plus.

Brodeck est un employé de la mairie qui se voit confier la rédaction d’un rapport destiné à justifier la mort, et on comprend tout de suite qu’il s’agit d’un assassinat collectif, d’un étranger un peu original, venant d’un pays frère et qui a eu le mauvais goût de s’installer sur place, sans raison, sans chercher à s’intégrer vraiment, en passant son temps à dessiner et peindre ce qu’il voyait, et surtout, ressentait.

Un véritable crime de lèse majesté dans un pays de paysans lourds, rustres et frustres.

Dans son rapport, Brodeck va nous révéler de quoi ce village et vraiment fait. Un village qui l’a envoyé dans un camp de concentration nazi dont il a miraculeusement réchappé. Un village qui a pactisé avec l’occupant et payé son tribut de sang pour acheter une paix relative. Un village qui a laissé commettre des atrocités sans broncher, pire même, qui les a favorisées, plus d’horreur justifiant mieux la nécessité d’avoir eu à les commencer.

Ce rapport est une descente au fond de l’inhumanité, de la bêtise humaine, de la lâcheté absolues.

C’est aussi une confession de Brodeck sur la stratégie de survie qu’il a du adopter pour survivre aux camps dont, en principe, on ne revient pas. Une confession douloureuse, progressive. Une délivrance psychologique face à un seul objectif : en revenir pour serrer son épouse adorée dans ses bras.

Un objectif que le destin contrariera fortement, le malheur se nourrissant du malheur, l’exclusion de l’exclusion, l’irrationnel trouvant son exutoire dans une rationalisation de l’indicible.

C’est un roman profondément humain, d’une rare intensité affective et psychologique qui nous est livré. Un de ces livres dont il est impossible de sortir intacts et qui vous poursuivent, par la force de leur interpellation, longtemps après être refermés.

Ce qui en fait la force est sa pudeur et le fait que Brodeck, l’intermédiaire obligé, ne juge pas. Il expose crûment mais factuellement, compose avec une vie insupportable, montre que même les rêves les plus beaux n’ont pas d’avenir. A ce titre, le prêtre alcoolique, résigné et qui ne croit plus ni en Dieu ni en les hommes résume à lui seul la tonalité d’un livre sublime mais sans illusion sur l’humanité. Un prêtre obsédé par le secret, trop lourd, insupportable, de la confession. Un homme qui sait mais qui ne peut rien dire et dont le seul salut est de se réfugier dans l’abrutissement rassurant de l’alcool.

A chacun sa solution pour continuer de vivre. Pour Brodeck, pour Claudel sans doute, c’est l’écriture.

Publié aux Editions Stock – 401 pages