31.5.11

Une mort secrète – Richard Ford


Ecrit en 1976, traduit de l’américain et publié en France en 1989, ce roman a bien vieilli et conserve la force que lui confère son étrangeté.

Construit comme une succession de tableaux, ce roman nous fait naviguer autour de trois personnages, trois paumés qui finissent par se retrouver, par une conjonction de hasards, l’un pour fuir une femme, l’autre pour en retrouver une, sur une île du fleuve Missouri qui n’existe pour aucune carte d’état-major.

Le roman commence par un très court prologue, une scène de meurtre qui semble gratuite, livrée sans explication.

Il va se construire, lentement, très lentement, autour de scènes qui paraissent totalement indépendantes les unes des autres. Jusqu’à ce que les personnages mis en scènes apparaissent dans des lieux, à des temps différents pour former une vague esquisse de ce que l’on pressent être un tableau général.

En vérité, c’est une œuvre d’art sophistiquée qu’élabore R. Ford mais par morceaux, livrés incomplets, juxtaposés et qu’il va s’appliquer à compléter très progressivement, en laissant le soin au lecteur d’inventer, d’imaginer les connexions qui ne lui apparaîtront, dans leur intégralité, qu’au tout dernier moment.

Il faut adhérer au projet, à vrai dire magnifiquement mené par un auteur de grand talent, et persévérer. Le jeu et l’effort en valent la chandelle. Le prologue finira par s’inscrire dans le tableau d’ensemble après bien des péripéties et des détournements.

Entretemps, nous aurons appris à connaître et à aimer, un peu, ces trois hommes à la recherche d’un quelque chose, une victime, une femme, un sens, un ennemi… susceptible de factualiser le profond mal-être qui les caractérise.

Le rapport amoureux y est tourné en dérision car l’amour ne peut soutenir le mépris, l’horreur de soi, la peur irrationnelle ou la manipulation.

Les distances, immenses aux Etats-Unis, sont le prétexte à des voyages incessants pour fuir un ailleurs qui n’aura pas su répondre à une attente qu’on aura pas su exprimer.

Bref, c’est un roman de la frustration, de l’absurde, du non-sens qui est brillamment fabriqué ici. Un roman qui repose sur des rapports humains rustres, minimalistes car comment aimer et s’ouvrir aux autres quand on se déteste soi-même, ce qui est la problématique centrale de ce livre.

C’est pourquoi tout finit par prendre un tour menaçant dans chacun des plus infimes gestes quotidiens décrits ici. C’est pourquoi le tragique absurde l’emportera car il ne peut y avoir d’espoir dans cet univers superbement mis en scène.

On pourra qualifier ce roman d’indispensable, de pièce maîtresse injustement méconnue dans la littérature américaine de la fin du XXe siècle.

Un roman cependant lumineux, au sens où, pour éclairer ce tableau et faire sortir de l’ombre les bouts d’esquisse, R. Ford utilise avec fulgurance des éclairages et des lumières qu’il décrit avec une richesse de mots, une novation d’images qui laissent tout simplement béat.

N’oublions pas au passage de saluer le superbe travail de traduction de Brice Matthieussent.

Publié aux Editions de l’Olivier – 364 pages

28.5.11

Histoire des assassins – Tarun Tejpal



Dans son deuxième roman, Tarun Tejpal qui avait connu le succès avec « Loin de Chandigarth », s’adonne une nouvelle fois à une description peu avenante et désabusée de la société indienne, de ses dérives et de sa violence dont nous voyons des manifestations sporadiques régulièrement dans l’actualité.


Le point de départ de ce roman fleuve est original. Un relativement obscur journaliste apprend sa mort en direct sur les chaines de télévision et radiophoniques. Rapidement, l’erreur est relevée mais derrière cette fausse information sa cache en fait l’arrestation de cinq individus soupçonnés d’avoir fomenté l’assassinat de ce journaliste.


Du jour au lendemain, la vie de notre homme est bouleversée. Il fait l’objet d’une surveillance étroite des services de police qui transforment sa demeure en une forteresse gardée jour et nuit. Rien ne filtre sur ses assassins qu’il indiquera ne pas connaître lors de la confrontation au cours du procès expéditif qui les jugera. Un procès réglé d'avance, une mauvaise farce où les petits et les faibles sont certains de payer le prix fort.


Pour comprendre les motivations des auteurs de cette tentative d'assassinat, l’auteur nous embarque dans cinq récits parallèles, celui de la vie du journaliste, de ses désillusions tant professionnelles que sentimentales, archétype du loser et profondément antipathique, mais aussi, et surtout, celui des hommes jugés coupables d’avoir voulu l’assassiner. D'où le titre, puisqu'il s'agit de conter l'histoire des assassins.


Ces cinq hommes résument par eux-mêmes les contradictions de l’Inde qui fait se côtoyer l’extrême pauvreté avec la richesse la plus éhontée. Un pays continent qui, faute d’une justice impartiale et rapide, faute d’une police éthique et intègre, laisse s’instaurer la loi du talion, les expéditions punitives prétextes à s’arroger terres et biens des voisins ou des castes inférieures.


L’histoire de ces assassins, c’est celle de la pauvreté extrême, de la marginalisation totale, de l’exclusion définitive qui ne tolère que l’usage de l’extrême violence, les règlements de compte expéditifs comme mode de survie et de fonctionnement. C’est une litanie de viols, de meurtres horribles, de dépeçages de cadavres, de violence extrême qui se déroule sans fin, presque jusqu’à l’écœurement, sous nos yeux. Alors, par glissements successifs et par instinct de survie et goût du sang, on devient un artiste du couteau qui sculpte les membres des victimes laissées vivantes ou mortes ; ou bien, justicier au marteau qui fracasse les crânes comme un autre enfonce les clous. Il n’existe plus aucune limite à l’horreur dans ce sous-monde qui grouille sous l’apparence trompeuse d’un ordre social. Dans tous les cas, ce sont les combines, l'escroquerie, l'insécurité et la peur qui règnent en maître.


« Histoire des assassins » est un livre difficile d’abord. Par sa violence bien sûr qui permet à l’auteur de laisser ses fantasmes sexuels s’exprimer de façon la plus crue. Par la complexité de sa structure où cohabitent des histoires, des personnages, des lieux que rien ne relie avant l’explication finale, qui arrivera au bout de très, trop, longues pages. Par le recours permanent à l’hindi qui émaille les pages (certes, un lexique est fourni en fin d’ouvrage mais il est impossible d’y avoir recours toutes les quatre phrases !). Par son exubérance à l’image de l’Inde. Le livre progresse cahin-caha, lentement dans l’intrigue, trop rapidement, de façon non maîtrisée, dans l’hyperbole. Le récit tend à partir dans tous les sens, à noyer le lecteur sous une avalanche de détails, d’anecdotes, d’histoires dans les cinq histoires si bien qu’on finit assommé et perdu. La référence répétitive au Maha barata n’est pas innocente car le récit est tentaculaire, la violence inhérente, la vengeance constante, la lutte omniprésente.


Cette première incursion dans l’univers de Tejpal ne m’a pas convaincu, la faute en étant à un propos trop bavard, à un manque de discipline et de rigueur, à un chaos instauré en système, malheureusement représentatifs de l'état de la société indienne !


Publié aux Editions Buchet Chastel – 2009 – 590 pages

27.5.11

Les déferlantes – Claudie Gallay


Il faut se donner le temps d’entrer dans ce gros (très gros) roman dense, de plus de cinq cents pages et au rythme très lent et qui fut un très gros succès, inattendu, de l'année 2008.

Un roman d’ailleurs un peu écrit comme une pièce de théâtre qui prendrait le temps de camper des personnages énigmatiques, dont les faits et gestes commenceraient par nous échapper avant que, très progressivement et en multipliant les rebondissements, on ne finisse par y voir plus clair.

Une place de choix est faite aux dialogues qui structurent le récit. Des dialogues courts, comme dans la vie, mais dont le peu de mots suggèrent plus qu’ils n’en disent. Une place où descriptions et transitions sont rares, voire rarissimes.

La force du livre tient donc dans cette capacité maintenue à susciter l’attention et l’intérêt d’un lecteur interpellé par des personnages étranges, parfois au bord de la folie et qui évoluent dans un environnement austère, voire lugubre.

Nous sommes à La Hague. La mer est omniprésente. Il pleut souvent dans ce livre et l’orage se manifeste ostensiblement en soulevant des déferlantes et en plaquant les mouettes effrayées sur des vitres où elles viennent se fracasser et mourir, les yeux affolés par un destin insoupçonné.

A chaque tempête, le petit village proche de La Hague où se situe l’intrigue vient récolter ce que la mer restitue après l’avoir pris aux navires qui se sont aventurés à l’affronter.

A chaque tempête, la vieille Nan vient hanter la plage, les cheveux défaits, le regard hagard en croyant reconnaître Michel, personnage central du livre et dont le mystère nous sera peu à peu dévoilé.

Un homme, la bonne quarantaine, débarque un beau matin dans ce village perdu de solitude et d’ennui. Son arrivée intrigue d’autant qu’il s’installe dans une maison fermée depuis des décennies avant de la mettre en vente.

Autour de cet homme vont graviter une armée de paumés, en rupture avec la vie, en mal d’amour et d’être aimés, ayant toutes et tous des comptes, conscients ou inconscients, à régler. Telle Lili, qui tient fermement le comptoir du bar local, et qu’on surprendra en grande discussion avec cet inconnu. Tel le vieux gardien de phare, détenteur d’un secret jalousement gardé et dont il finira par se délivrer. Tel ce frère et cette sœur aux rapports presque incestueux, lui sculpteur en butte au monde, lançant sa souffrance en sculptant des bronzes de femmes hantés ou enfantant, elle, un brin allumeuse, brûlant les hommes pour se donner une consistance.

Et puis il y a la narratrice qui ouvre ce livre comme on ouvre un journal, pour se confier, raconter et donc évacuer le trop de peines qu’elle a longtemps porté.

Bref, c’est un roman sombre, assez dur que nous a concocté l’auteur. Un roman qui demande du temps et une certaine persévérance, un roman qui ne pourra laisser indifférent, provoquant adhésion ou rejet, sans nuance.

Nous avons fini par adhérer pour la force narrative, la capacité à maintenir au long cours une atmosphère pesante d’où jaillira la force de reconstruire et de revivre à nouveau.

Publié aux Editions du Rouergue – 525 pages

20.5.11

Comment oublier une femme – Dan Lungu


Nous avions adoré son premier roman « Le paradis des poules », comédie truculente et déjantée sur la Roumanie de Ceaucescu. Nous avions beaucoup moins aimé « Ma mère est une vieille coco » qui peinait à se hisser au même niveau de causticité et d’humour décalé que le roman précédent. Nous avons été extrêmement déçus par cette troisième livrée tant sur le fond que sur la forme.

A aucun moment Lungu ne semble capable de faire décoller son récit, englué dans un cynisme qu’un manque de maîtrise stylistique rend pénible. Chaque image tombe à plat. Chaque trait d’humour peine à arracher ne serait-ce qu’un timide sourire si bien que l’on ne tarde pas à s’ennuyer ferme. Voilà un livre qui ressemble plus à une obligation de publication, histoire de maintenir un rythme de nouveautés, plutôt qu’à une source d’inspiration renouvelée et qui pousse puissamment, ardemment à prendre la plume.

Il faut dire que l’auteur n’a pas nécessairement choisi la facilité en décidant de s’attaquer de front à trois sujets. Quand cet archétype d’anti-héros qu’est son personnage central se fait larguer par sa copine, aucune autre explication qu’un énigmatique billet « Tu comprendras plus tard » ne lui est donnée. En passant sa vie en revue, on comprendra qu’il avait pourtant mille et une raisons de s’étonner d’une relation avec une fille a priori normale lui qui n’est rien d’autre qu’un journaliste dilettante, marionnette d’un rédacteur en chef magouilleur. Comme le travail n’est pas ce qui le motive le plus, il s’adonne avec une certaine passion à la boisson, au tabagisme aigu et à la glandouille intégrale. Il y avait là matière en soi à écrire un roman fourni et une nouvelle illustration des dégâts à distance provoqués par la chute d’un communisme dictatorial et au service du culte de la personnalité.

Malheureusement, Lungu décide de mettre en scène une armée de « pocaïtes », venus à la rescousse de notre personnage largué et sans domicile, Chrétiens protestants vivant leur foi en prêchant, en se martyrisant en prenant une partie des peines du monde à leur charge, en se livrant au prosélytisme actif. Hésitant sans cesse entre la dénonciation du ridicule d’un militantisme aveugle et l’admiration d’un indéniable don de soi, il n’évite malheureusement pas de tomber dans des descriptions satyriques hasardeuses ressemblant plus à de pénibles blagues de potaches qu’à des pages brillantes d’un auteur inspiré. La relation ambiguë qui se développe entre l’accueilli et les accueillants aurait pu donner lieu à une exploration psychologique subtile. Or, il n’en est rien, le récit ne cessant de s’éparpiller dans de multiples directions comme si l’auteur ne savait pas lui-même où il cherchait à se rendre.

Quand en outre il en profite pour lancer du vitriol sur les nouveaux riches d’une Roumanie passée au capitalisme mais en ne faisant qu’effleurer le sujet, cela donne un mélange mal dosé, instable, manquant totalement de liant et de lisibilité.

Pour finir d’enterrer le roman, on soulignera que la fin ne nous apprendra rien et achèvera de nous convaincre qu’il s’agit là clairement d’un livre totalement raté. Espérons que Lungu se ressaisisse bien vite et qu’il retrouve sa verve initiale sans quoi il sombrera bien vite dans les profondeurs de l’oubli.

Publié aux Editions Jacqueline Chambon – 2010 – 256 pages

15.5.11

Vendetta – R.J. Ellory


Le problème avec les romans d’Ellory est qu’une fois commencés, il devient impossible d’en sortir envoûté que l’on est par une intrigue savamment ficelée et qui réinterprète à sa façon un certain nombre de faits historiques, éclairant de façon peu glorieuses l’apparente démocratique Amérique de ces cinquante dernières années.

Vendetta est un roman extraordinaire, dans tous les sens du terme, un de ces livres qui vous hantera pendant longtemps, bousculant les notions de bien et de mal, démontrant avec brio que le pire sait parfaitement bien se dissimuler, se lover sous une apparence de bienséance sociale. C’est un roman qui vous plonge au cœur de la mafia, de ses codes, de ses règles du jeu, mortelles et inflexibles. Une mafia dont les intrications avec la politique sont ici savamment exposées, sans jamais que l’on sache où commence la vérité, où débutent la manipulation ou l’interprétation.

Une fois encore, comme dans « Les anonymes », c’est d’une confession dont il s’agit ici, celle d’un homme, Ernesto Perez, venu se livrer lui-même à la CIA après qu’il ait enlevé la fille du Gouverneur de la Louisiane. En échange d’indiquer où elle est détenue, sans que jamais il ne promette qu’on la revoit vivante, il exige que l’on fasse venir un obscur enquêteur judiciaire, Ray Hartman. Ce dernier a travaillé des années sur les pires affaires de meurtre et d’extorsion impliquant la mafia et c’est à lui qu’Ernesto Perez veut livrer le récit de sa vie jusqu’à ce qu’il décide qu’il en aura fini. Hartman l’alcoolique, le mari largué par sa femme et que le récit de Perez, la fascination que celui-ci opère sur lui, vont peu à peu remettre sur le droit chemin.

Commence une longue, très longue confession dont les règles du jeu ne sont connues que de leur auteur. Celle d’un Cubain d’origine, élevé dans la violence et qui aura vu sa mère se faire assassiner quasiment sous ses yeux par un père violent et alcoolique. Celle d’un jeune homme qui découvrira presque par hasard que tuer permet de s’approprier ce que l’on convoite en même temps qu’il procure une éventuelle jouissance, modeste, pas démonstrative. Celle d’un homme qui, d’étapes en étapes, par un concours de circonstances et aussi, et surtout, par ce don qu’il possède de tuer froidement et de disparaître sans jamais laisser de traces, deviendra le tueur à gages le plus titré de la mafia italienne. Celui auquel on fait appel pour les cas délicats, celui qui ne pose jamais de questions inutiles et qui sait s’adapter aux circonstances n’hésitant pas à supprimer violemment ceux qui ont fait de lui ce qu’il est quand le vent tourne et que les circonstances nécessitent de rapidement s’adapter aux seules fins de survivre.

C’est un demi-siècle de pègre qui défile sous les yeux ébahis de ceux qui sont forcés de l’écouter. Bien des mystères s’éclaircissent. Bien des pages mêlant politique et grand banditisme trouvent ici une explication jusque là introuvable.

Ce qui fascine dans ce récit, c’est le calme, la nonchalance avec lesquels Perez déroule sa confession. C’est aussi le rapport complexe d’estime et d’horreur qui régit la relation entre le confesseur, forcé d’écouter, et celui qui mène sa propre dance, à son rythme. Le dilemme permanent entre le désir de fuir et retrouver femme et fille avant qu’il ne soit trop tard et l’obligation d’entendre un défilé d’horreurs débitées avec intelligence, précision et dans une langue brillante. Sous des trésors de politesse et une épaisse couche d’étonnante culture générale se cache un monstre froid. Sous ce monstre se terre aussi un fabuleux manipulateur, un véritable génie de l’embrouille, un homme qui se jouera de tout et de tous pour satisfaire une vengeance personnelle qui aura attendu de longues années pour s’exprimer. Elle sera aussi terrible que l’attente, que la souffrance qu’il aura endurée, que le mépris dans lequel il aura été tenu, lui le Cubain, la pièce rapportée qui jamais ne pourra s’appairer aux familles italiennes prêtes à tout pour défendre les leurs en même temps que leurs formidables intérêts financiers.

Tout ce tonnerre grondera puissamment dans un déluge de dernières pages qui montrent le génie d’un auteur majeur du roman noir. Nous avions déjà encensé « Seul le silence » et « Les anonymes ». Nous porterons très très haut « Vendetta », un roman culte !

Publié aux Editions Sonatine – 2009 – 653 pages

7.5.11

Le cavalier suédois – Leo Perutz

Borges vouait à Perutz, écrivain allemand, une profonde admiration et Perutz, lui-même, considérait « Le cavalier suédois » comme son chef-d’œuvre. Partagerons-nous ce même enthousiasme ?

Construit sur le thème central de l’usurpation d’identité, le roman nous donne à voir en plein dix-huitième siècle les tribulations d’un voleur qui, à force de ruse et d’intelligence, se hissera à la tête d’un domaine appartenant à un compagnon d’infortune qu’il sacrifiera sans vergogne pour son profit personnel.

Roman picaresque par excellence, il alterne sur un rythme assez trépidant scènes de batailles ou de cour, analyse psychologique et scènes paillardes, et distille en continu de multiples rebondissements destinés à maintenir le lecteur en alerte permanente.

De fait, il est aussi une sorte de témoignage indirect et décalé d’une Europe encore très rurale, partagée entre une Eglise décrite ici comme cupide et des rois qui ne pensent qu’à guerroyer entre eux, vivant plus ou moins sur le dos d’une paysannerie qui n’a pas son mot à dire.
Bien qu’immoral, on se prendra d’amitié pour ce bandit passionné d’agriculture et d’élevage et qui saura faire fructifier un domaine parti en quenouille accaparé qu’il était par une noblesse qui entendait bien profiter du fait qu’une simple femme, incapable et naïve, s’y tenait à sa tête. Une fois abandonnés les habits de brigand, c’est un homme généreux mais exigeant, soucieux des petites gens, amoureux d’une femme qu’il a épousée en se faisant passer pour un autre, bon père de famille que l’on découvrira. Un homme aux apparences respectables mais toujours prêt à tout pour protéger ses biens et sa famille. Mais le passé finira par le rattraper et il y aura un prix à payer pour ces vilénies.

Ecrit dans une langue très grand siècle, un rien surannée, souvent hyperbolique voire un peu agaçante, le livre fait penser à un petit conte philosophique dont la grandiloquence et la moralité ne sont jamais loin. Combinées avec une intrigue un peu tirée par les cheveux et de longues et fréquentes séquences où les personnages pensent tout bas le contraire de ce qu’ils font, à la mode du chœur des grecs antiques, cela donne une sorte d’ovni littéraire auquel on adhère ou pas. Pour ma part, j’ai été grandement gêné par le côté souvent ridicule d’une intrigue complexe et totalement improbable et qui m’aura empêché de m’impliquer tout au long de cette lecture. Je ne partagerai donc pas les éloges des critiques rappelées avec abondance sur la quatrième de couverture.

Publié aux Editions Phébus – 1987 – réimprimé en 2010 – 275 pages

4.5.11

Sommeil – Haruki Murakami


Voici une réédition dans une édition luxueuse, alternant un texte édité sur un beau papier épais glacé avec des dessins envoûtants et oniriques dans une harmonie de noir et d’argent, de cette nouvelle de Murakami, parue pour la première fois en 1990, en même temps que « La course au mouton sauvage ».

On retrouve d’ailleurs dans la nouvelle une séquence essentielle présente dans le roman contemporain, celle dans laquelle le personnage principal, ici une femme, un jeune homme dans le roman, pris d’insomnie, emprunte sa voiture et tente de s’endormir dans un coin peu sécurisé de Tokyo bientôt alerté(e) par un policier lui demandant gentiment de déguerpir.

Murakami est le maître de l’étrange, des récits qui se situent à la limite de mondes parallèles, en fragile équilibre entre le réel, le rêve et le phantasme, l’un s’alimentant sans cesse des autres.

Ici, sur ce qui deviendra un quasi principe d’écriture du grand écrivain dans ses romans postérieurs, l’histoire démarre de façon presque banale. Une jeune femme d’une trentaine d’années, de bonne éducation, mariée à un homme qu’elle aime, mère d’un petit garçon, installée dans son couple et dans sa vie se livre à ses activités presque routinières. Cuisine, ménage, courses et trente minutes quotidiennes à la piscine. Mais surgit l’insomnie, invincible, plus forte que tout. Une insomnie indomptable et qui procure bizarrement une énergie, une ouverture d’esprit, une faculté de réflexion incommensurablement plus grandes qu’avant d’autant qu’elle s’installe longuement.

Commence alors une vie parallèle, la nuit, une modification des habitudes le jour dont ni le mari ni l’enfant ne se rendent compte car c’est essentiellement à la lecture avide d’Anna Karénine que la jeune femme se livre pendant dix-sept nuits d’affilée. Jusqu’à ce que tout bascule, soit parce que la réalité est brutale, soit parce que le rêve s’achève, soit parce que le phantasme atteint son paroxysme. A chacun d’y trouver l’explication qui lui convient.

Magnifique !

Publié aux Editions Belfond – 2010 – 78 pages

2.5.11

Le tyran éternel – Patrick Grainville


Grainville aime le paroxysme, et n’est jamais aussi à l’aise que dans l’exubérance des situations qu’il imagine surtout si elles mettent aux prises des personnages entiers, sans retenue, impliqués viscéralement dans la recherche d’une jouissance.

En choisissant de se lover dans la peau du despote ivoirien décédé Houphouët-Boigny, il trouve décidément une figure à la hauteur de ses ambitions. Une figure tutélaire qui devient alors un prétexte naturel à donner libre cours à sa plume luxuriante, gorgée de sève, de vie et de sperme car, comme toujours chez Grainville, l’amour, surtout s’il est hyperbolique voire contre nature, s’il casse les codes et provoque, devient l’enjeu d’un déferlement d’une prose abasourdissante et qu’il convient d’applaudir à tout rompre.

L’intrigue est au fond parfaitement secondaire. Derrière cette petite tribu de personnages hors du commun qui cherche à défendre une petite réserve animalière de la spéculation immobilière et des pots de vin gouvernementaux, se cache avant tout un microcosme pour dire l’agitation de l’Afrique, ses contradictions entre une volonté d’émancipation, d’Ivoirité ici, concept inventé par le successeur de celui qui se fit appeler le Bélier, et sa dépendance encore vitale des anciens pouvoirs colonisateurs.

Des personnages qui passent alors leurs temps à comploter à distance contre la mémoire du Tyran qui voulut planter sa grandeur pour l’éternité dans l’érection de la plus grande Basilique du monde, plantée au beau milieu d’une capitale, Yamoussokro, qui peine à attirer son monde. Une église aussi gigantesque que froide, vide de Dieu et devenant le prétexte à gausser à distance la mégalomanie d’un homme qui régna sans partage pendant quarante ans sur un pays dont il fit son bien propre.

Des personnages aussi qui ont pour préoccupation principale de se lancer à corps perdu dans des parades amoureuses complexes et dangereuses, car la violence de l’amour ne peut bien s’exprimer que dans la violence des situations et la dose de dangerosité qu’elles contiennent. De fait, le livre est truffé de descriptions hallucinantes et inspirées de parties de jambes en l’air à faire pâlir les scénaristes les plus vicieux de films X. Mais tout cela est conté avec une telle licence poétique, avec un tel talent, une telle capacité de renouvellement qu’on se laisse guider à distance dans cette félicité.

Il semble au fond que la seule préoccupation des hommes et des bêtes ici mises en scène soit de se livrer à un combat permanent qui vise à faire plier l’autre et à assouvir les femelles au désir intarissable des mâles en rut. L’amour devient alors terrifiant et grotesque à l’image des scènes dantesques que nous livre l’auteur lorsqu’il entreprend de nous relater le coït incandescent d’un éléphant entravé dans la cage en fond de cale qui le transporte vers la réserve qu’il doit rejoindre ou la domination carnassière du grand crocodile qui, telle la réincarnation de Houphouët-Boigny, règne en maître absolu sur un harem de femelles qu’il protège en étripant avec la plus totale brutalité les jeunes mâles qui s’aviseraient de lui contester sa suprématie.

On se laisse mener avec une énorme contentement dans ce roman brûlant comme le soleil d’Afrique, mortel et violent comme les fourmis mangas qui dévorent tout sur leur passage, hyperbolique comme la langue des griots et des poètes africains, amoral comme cette recherche permanente de profit personnel qui semble gouverner une bonne part de cet antique continent. Quand, en outre, on y voit passer Gbagbo et Ouassara, on comprend mieux la terrible guerre civile qui vient de secouer ce beau pays. Et pourtant, le livre fut écrié, acte prémonitoire, il y a treize ans…

Publié aux Editions Seuil – 1998 – 284 pages

1.5.11

Le cahier noir – Michel TREMBLAY

“Le cahier noir” est le premier volume de la fameuse trilogie (Le cahier noir, le cahier rouge, le cahier bleu) qui a largement contribue à faire connaître ce romancier québécois majeur qu’est Michel Tremblay.

Romancier et homme de théâtre puisqu’il est l’auteur d’une trentaine de pièces. Un théâtre qui est au centre du « cahier noir », une troupe amateur montant « Les Troyennes » d’Euripide.

Il est à souligner la modernité de cette pièce dont M. Tremblay nous donne, tout en restant à l’intérieur de son roman qui n’est en aucune façon une exégèse de la pièce antique, une vision universelle qui transcende les deux mille quatre cents ans qui nous séparent de son écriture.

A la différence des deux tomes suivants de la triologie, « Le cahier noir » est un roman sombre, profondément intimiste. C’est la confession d’une jeune femme de vingt ans, Céline Poulin, serveuse dans un restaurant sans lustre du quartier chaud de Montréal, naine et difforme, haïe par une mère alcoolique qui lui fait porter la responsabilité de ses propres échecs.

C’est aussi la lente transfiguration de Céline, le passage, à force d’épreuves, de rencontres, de hasards et de quiproquo, au statut d’adulte qui assume sa différence et qui va apprendre à en faire une arme.

C'est encore dans ce roman que les personnages mythiques de Tremblay, La Grande Duchesse, Jean Le Décolleté, Fine Dumas, Tooth-Pick, plus ou moins bigounes de la Main (transexuelles de la rue principale) ou mafieux terroristes du quartier, font leur apparition. Nous allons les suivre tout au long de la trilogie et apprendre la dure vie de la Main avant de les retrouver, dans un roman plus tardif mais majeur, « Le trou dans le mur » blogué dans Cetalir.

L’écriture de Tremblay est ici très structurée, classique et possède un véritable souffle épique Balzacien. D’ailleurs, tous ces personnages dans leur grandeur, leur détresse, leur soumission à un ordre supérieur sont autant de représentations modernes de caractères profondément Balzaciens.

On y trouvera moins d’expressions typiques de Montréal que dans les productions à suivre, le récit étant de type confessionnel. Car le cahier noir est l’instrument qui va servir à Céline Poulin à s’auto-analyser et à mettre de l’ordre dans un monde de désordre.

Comme toujours chez Tremblay, la solidarité des faibles et des démunis est au cœur de l’ouvrage et lui confère une humanité immédiate, presque brutale. On souffre avec Céline, on a pitié pour elle et l’on est soulagé lorsqu’une nouvelle vie, sous l’empire de la Main donc dangereuse et excitante, s’ouvrira à elle.

La trilogie peut se lire dans n’importe quel ordre, chacun des romans possédant sa propre indépendance. Toutefois, commencer par « Le cahier noir » est un parcours logique à la fois chronologiquement et du point de vue littéraire. Il permet de donner de la perspective à cette œuvre maîtresse et qui s’impose à tout amateur de belles lettres modernes.

Publié aux Editions Actes Sud – 258 pages