29.4.12

Entre ciel et terre – Jon Kalman Stefansson



Le pouvoir des mots est immense. Ils peuvent soulever les foules, fomenter les révoltes, fédérer un peuple, engendrer tristesse ou moquerie, adhésion ou répulsion… Ils sont aussi le terreau de la poésie et tuer des hommes trop jeunes, trop rêveurs, trop sensibles pour résister au monde glacial, brutal et rude qu’est L’Islande en cette fin de XIXème siècle.

« Entre ciel et terre » est un livre magique, un des grands coups de cœur de Cetalir, un livre hypnotique, entre rêve et réalité. Un livre où les vivants et les morts cohabitent parce que la vie de pêcheurs à la morue, embarqués sur des petits bateaux à rames, à la merci de ces revirements sporadiques météorologiques sur ces fjords glaciaux, ne tient qu’à peu de choses. Il faut l’habilité de capitaines, véritables loups de mer, le recours aux prières, une dénégation totale pour échapper à la mort par noyade qui cependant frappe régulièrement la population islandaise de l’époque.

Mais, on peut aussi tout simplement mourir de froid quand, comme Barour, ce jeune pêcheur trop tendre pour ce métier trop dur, on s’est laissé envouter par la poésie, qu’on a cherché à retenir par cœur avant d’embarquer à trois heures du matin, mal réveillé et mal nourri, au point d’en oublier sa vareuse, ultime protection comme le vent glacial qui arrive du cercle polaire.

En une centaine de pages envoutantes, avec une sensibilité rare, Stefansson va nous plonger au cœur du drame qui verra Barour succombé en mer, sous les yeux désespérés de son ami, lui aussi féru de lecture et de poésie et tourné pêcheur parce qu’il faut bien survivre à cette chienne de vie.

Au cours des quelques deux cents pages qui vont suivre, l’auteur va nous conter le périlleux périple de l’ami survivant décidé à rapporter le livre de poésie, vestige sacré d’une vie qui s’est éteinte trop tôt, à son propriétaire, un capitaine devenu aveugle et qui possède la plus grande collection de livres du coin. Or lire est un luxe inouï dans ce monde où il faut travailler dur, pour gagner peu et survivre à un hiver polaire qui terre les villageois dispersés dans des chaumières de fortune.

Dans ce périple, voyage initiatique, l’ami devra choisir entre mourir pour rejoindre son ami et échapper à une vie sans joie, ou vivre en trouvant une nouvelle raison d’exister. Adviendront de multiples rencontres, sous la forme de petits contes ou d’allégories, qui feront surgir une galerie de personnages pittoresques sous la plume fertile de l’auteur. Le jeune homme en tirera la leçon qu’exister signifie lutter, que la mort fait partie de la vie, que la générosité et la confiance peuvent survenir pour ouvrir des perspectives plus en phase avec ses talents inexploités dans le métier de pêcheur mal dégrossi.

Chaque page est un petit bijou fait d’une poésie sous-jacente ; le rythme délibérément extrêmement lent favorise le développement des idées, le glissement imperceptible d’une histoire à une autre, l’alternance du rêve et de l’éveil. Car trouver son chemin se fait rarement par révélation soudaine et que l’on devient adulte par dérives successives.

Alors, n’hésitez pas et précipitez-vous vers ce petit chef-d’œuvre !

Publié aux Editions Gallimard – 2010 – 238 pages

28.4.12

Amours transversales – Catherine Cusset



Voici un livre assez typiquement féminin, un livre sur le désir, sur les ravages de la passion qui s’abat sur ces personnages aux vies parallèles, dans tous les sens du terme, sur la pulsion qui vous pousse à renier vos engagements de fidélité envers celui ou celle que vous vous êtes engagés à aimer presque servilement.
Ce sont ces « Amours Transversales » qui lient Myriam, actrice quadragénaire qui rencontre le succès tardivement, mère de deux enfants et épouse de Xavier, et  tous les personnages qui vont se succéder jusqu’à former une fresque allégorique de l’amour et de la passion sous tous ses aspects y compris les plus abjects.

Myriam qui fut éperdument et platoniquement amoureuse de Hans alors qu’elle avait dix-huit ans et qui va partir à sa recherche dans Berlin, si proche et si tentante, sur un coup de tête, lors d’un tournage à Prague. Myriam qui va enchaîner les adultères comme on enchaîne les concours, jusqu’au dégoût, pour se rassurer, pour se prouver qu’elle est encore aimable, pour se fabriquer une galerie de souvenirs avant de retourner sagement au foyer.

Un foyer où l’attend Xavier, , chirurgien viscéral, époux fidèle malgré la passion qui s’empara de lui pour Camille, accidentée de la route, artiste peintre et pour laquelle il faillit tout abandonner, incapable de résister à cette beauté particulière, singulière, unique puisque passionnelle de cette jeune femme de vingt ans sa cadette.

Camille que l’on retrouvera mariée à Guillermo, en voyage à Cancun et dont la conduite, la gentillesse et la naïveté déclencheront les réactions cataclysmiques de Luis, Indien au service de l’entretien des jardins du grand hôtel où elle réside quelques jours.

Bref, C. Cusset s’acharne à nous démontrer ce que nous savons tous déjà, pour l’avoir plus ou moins éprouvé une fois dans nos vies : l’amour peut ravager, tout balayer, emporter nos plus résistantes convictions, nous effacer de la carte des sages et faire de nous un jouet dans les mains plus ou moins manipulatrices de l’autre.

Il y a d’ailleurs une forme de perversion sophistiquée dans l’élaboration de ces tableaux tourmentés et violents, balayés par le vent du cœur, celui qui emporte tout esprit et toute raison. Le livre aurait cependant gagné en impact en montant cette perversion d’un cran, en faisant de ces hommes et de ces femmes des pantins moins raisonnables, en descendant au plus profond de ces âmes déchirées, attirées par les sulfurances du purgatoire putride.

Ce roman reste trop intellectuel, parfois trop convenu, pour que l’on y adhère sans réserve. On le lit finalement avec la tête alors qu’il eût fallu qu’il nous emportât par les tripes.

Publié aux Editions Gallimard -202 pages

20.4.12

L’ange incliné – Pierre Mari



Certains livres ont le pouvoir de vous attraper, de vous plonger dans une forme d’enchantement en vous surprenant. La musique des lettres de Pierre Mari sait bien vite se faire entendre à nos oreilles et solliciter nos yeux avides de ne plus la quitter.

Le propos de « L’Ange incliné » semble être de nous dire que la vie sait encore nous surprendre quand on se croit au bord du renoncement ; que l’amour guette si tant est qu’on lui laisse une chance de nous faire un signe ; qu’une fois rencontré, il nous appartient de décider ce que l’on veut en faire et la façon dont on veut le vivre.

Lorsque le narrateur se rend en vacances chez sa mère, il semble bien usé par l’existence. La petite quarantaine, il vient de perdre son père dans des circonstances tragiques. Sa sœur est une malade mentale, enfermée à vie dans une maison de soins et partageant ses journées entre de rares moments de fausse lucidité, de timides et compulsifs projets et des anéantissements au tréfonds de silence et de prostration dont rien ne peut la sortir. Universitaire, professeur respecté de Lettres, d’une intelligence acérée et brillante, il ne croit plus en un métier dépourvu de moyens, perclus de réformes stupides, ankylosé par des collègues dont les seules préoccupations sont l’affairisme, la médisance et la publication de lignes que personne ne lira jamais.

Tout basculera lorsqu’il rencontrera Anna au cours d’un voyage en train plein de péripéties. Elle a vingt quatre ans. Elle est lumineuse, belle comme une déesse, intelligente et subtile. Ce sera le coup de foudre réciproque et le début d’une histoire inespérée autant qu’inattendue.

Mais Anna vit une autre histoire avec un autre homme et lui entretient une relation épisodique avec une collègue. Lui a déjà choisi. Elle, pas encore.  Anna, c’est cet ange incliné dans la cathédrale de la ville provinciale où ils passent tout leur temps ensemble. L’ange qui lui susurre à l’oreille, qui le guide, le fait avancer, lui redonne une raison de vivre. L’ange qui lui redonne une âme et une raison d’être.
Ils s’aiment mais différemment, bien que de façon fusionnelle et obsessionnelle. De cet amour, ils devront chacun décider ce qu’ils veulent faire, ensemble, ou pour eux-mêmes.

Les phrases de Pierre Mari possèdent un rare enchantement, un éblouissement comme ses journées de canicule où tout se met à basculer et où, soudain, les mirages surgissent et nous laissent deviner ce que, jamais encore, nous n’avions su voir. Un livre rare et où l’auteur semble s’être beaucoup projeté.

Publié aux Editions Actes Sud – 2008 – 223 pages

13.4.12

La vie me fait peur – Jean-Paul Dubois



Publié en 1994, ce roman appartient à la branche américaine de la production de Dubois. Comme souvent chez l’auteur (cf « Si ce livre pouvait me rapprocher de toi » ou « Hommes entre eux »), le personnage principal est à la recherche de ses racines et de sa raison d’être, partagé entre Toulouse et quelque part de l’autre côté de l’Atlantique. C’est une quête du père, thème obsessionnel de la production de Dubois, et une quête du sens à laquelle se livre Paul Siegelman, personnage central de ce roman.

Paul a un peu plus de quarante ans. Il vient de se faire licencier par sa femme, ex-banquière et redoutable femme d’affaires à la tête de la petite entreprise de tondeuses à gazon créée par le père de Paul. Désoeuvré, résigné après un échec professionnel et affectif, Paul est à trente trois mille pieds d’altitude dans le triréacteur qui le mène, au terme d’un épuisant voyage, jusqu’à Miami, en Floride.

Miami où son père, inventeur lunatique, visionnaire mais rarement capable de transformer en succès ce que son esprit a conçu, s’est retiré. Il y vit des jours heureux aux côtés de son ami de toujours, Jean, qu’un jour il s’est amusé à dépeindre à son fils comme sa véritable mère sans se douter des dégâts que cette boutade allait causer chez Paul.

Ce dernier met à profit les douze heures de vol pour passer en revue sa vie. Un bilan peu brillant fait de bohême, de petits boulots qui lui auront permis de sillonner l’Amérique pendant sept années d’errance, de cahotements provoqués par les incessants revers de fortune d’un père qui avait le chic pour flamber et précipiter sa famille dans des désastres financiers dont il finissait cependant par miraculeusement se relever.

Une vie où le mariage, tardif, impensable, désaccordé entre Vivien, l’Américaine superbe grande bourgeoise, entreprenante et intelligente et Paul, le rêveur et le dilettante,  tenait forcément de l’alliance de la carpe et du lapin. A la passion a succédé l’incompréhension.

Miami qui finira par jouer le rôle d’un salutaire électrochoc, d’une remise en cause pour aider Paul à enfin s’assumer, voir son père pour ce qu’il est, aimer et savoir se faire aimer tel que lui, Paul, est. Bref, permettre à Paul de vivre et de n’avoir plus peur d’exister.

C’est, au fond, un livre assez profondément nostalgique que nous propose Dubois, un livre où il n’existe pas ce suspense intense et troublant que l’on trouvera dans ses œuvres plus tardives. Un livre simple, dépouillé, au style relativement banal, à l’image de ces vies parallèles qui tentent, bon gré mal gré, de se juxtaposer.

Assurément pas la meilleure production de l’auteur bien qu’elle se laisse lire assez plaisamment.

Publié aux Editions du Seuil – 237 pages

10.4.12

La vie très privée de Mr Sim – Jonathan COE



Jonathan Coe n’a pas son pareil pour décrire avec un brin de gentille désespérance, une imagination fertile et sans cesse renouvelée et un humour décapant les mille et un travers de notre société moderne. Car, sous couvert d’ouverture et d’hyper-connectivité à un monde rendu toujours plus immédiatement accessible jusque pour le plus superflu, se cache en fait souvent une triste solitude, un souci d’exister virtuellement quand sa vie sociale s’appauvrit à l’extrême.

C’est en tous cas l’essence même du dernier roman superbe et magistral de Jonathan Coe. Mr Sim est l’archétype de l’anti-héros. Quinquagénaire, il a caché jusqu’ici la médiocrité de son existence dans un emploi de chef du service maintenance d’un grand magasin londonien. Mais voilà, depuis que sa femme l’a quitté, emportant avec elle leur fille unique, Mr Sim a sombré dans une dépression de plus en plus noire. Bien qu’il collectionne les amis sur Facebook, il n’en connaît en fait pas un seul et ses relations sociales sont au plus bas. En arrêt maladie depuis des mois, il s’enfonce dans un spleen dont l’issue semble bien sombre.

Jusqu’à ce qu’un vieil ami d’enfance, avec lequel il a maintenu d’épisodiques relations, lui propose de rejoindre une petite société qui a eu l’idée révolutionnaire de créer une brosse à dents écologique, à manche en bois et tête détachable et changeable. Parce qu’il ne se sent pas de revenir à son emploi précédent qui lui rappellerait trop sa vie antérieure et irrémédiablement perdue, il accepte. Le voici, à peine préparé, sur les routes de l’Angleterre en route vers la pointe nord extrême du pays. Sa mission, aller proposer la brosse à dents à un détaillant isolé préalablement identifié et faire des vidéos sur la route relatant son expédition.

Sauf que Mr Sim prend des chemins de traverse. Il faut dire que la voix féminine du GPS est si agréable. Une voix tellement neutre, tellement exempte de reproches qu’il finit par tomber amoureux de son GPS devenu Emma. Alors Ema l’emmène vers celles et ceux qu’il n’a pas revus depuis longtemps, à la recherche à la fois de son passé et de son père avec lequel il entretient de houleuses relations. Du coup, le but professionnel du voyage s’éloigne au fur et à mesure que le temps tourne.

En général, celui qui entreprend un tel périple est censé ressortir grandi, détenant des réponses à ses questions. Pas pour Mr Sim dont chaque RV le plonge encore plus dans le désarroi, dans la honte de soi, dans la dévalorisation, le poussant toujours plus vers une dépression aggravée.

Notre antihéros finira bien par apprendre beaucoup de choses sur lui-même et sur ce père, figure divine inaccessible et terrifiante, une fois qu’il aura entrepris un nouveau voyage, mieux armé, vers l’Australie cette fois où réside son père.  Non sans connaître de nouvelles mésaventures. Sans parler d’une fin surprenante en forme de clin d’œil qui vaut son pesant d’or.

On ne sait trop si ce qui fascine le plus dans ce roman est son originalité, sa surabondance de situations décalées et absurdes qui nous enfonce dans un humour de plus en plus second degré et glauque, mais parfaitement réussi ; ou bien, la maestria avec laquelle Coe nous fait voyager à travers le temps pour mettre en vis-à-vis les points de vue des protagonistes sur des scènes qui se sont déroulées des décennies plus tôt mais qui auront été déterminantes pour comprendre le présent.

Il y a, comme toujours chez l’auteur, une profonde tendresse pour ses personnages, surtout si ce sont des losers patentés, des abîmés de la vie. Il en résulte un récit entre nostalgie et humour, un des meilleurs romans de ce grand homme de lettres qu’est Jonathan Coe.  

Publié aux Editions Gallimard – 2011 – 464 pages

5.4.12

Bons baisers de Cora Sledge - Leslie Larson



La vie en maison de retraite médicalisée peut réserver bien des surprises tant pour celles et ceux qui s’y trouvent que pour ceux qui y ont envoyé leurs parents. A quatre-vingts ans, Cora Sledge n’est plus autonome. Bourrée d’un cocktail de médicaments qu’elle ingurgite pour faire face à ses angoisses constantes, Cora évolue dans un brouillard comateux qui masque sa triste réalité. Obèse et poussive, elle n’est plus capable de s’assumer seule dans la maison qu’elle a habitée avec son mari pendant des décennies maintenant qu’il est décédé. C’est pourquoi ses enfants, répartis aux quatre coins des Etats-Unis, ont décidé de la placer dans une maison médicalisée où s’entassent des vieillards cacochymes en attente du grand départ définitif.

Toutefois, Cora ne rêve que de s’échapper de ce qu’elle considère être un enfer où on la maintient malgré elle. Un enfer marqué par les rivalités individuelles entre les femmes qui continuent de faire assaut de séduction pour tenter d’attirer à elles les quelques hommes encore à peu près valides. Un enfer où l’égoïsme, la volonté d’en imposer aux autres ou de se mettre en avant y compris en usant de perfidie n’ont pas abdiqué face au grand âge, les bassesses humaines restant ce qu’elles sont.

Pour se venger de ses enfants qui l’ont remisée là où elle refuse d’être, Cora décide d’entreprendre la rédaction d’un journal qui, bientôt, deviendra le récit des grands et petits secrets d’une vie qui ne fut pas toujours simple et dont ses enfants sont loin de tout savoir. Au fur et à mesure que les chapitres d’une vie dure, faite de déceptions et de tristesse plus que de joie et de liberté, vont s’égrainer, nous comprenons mieux ce peuvent être les ressentiments de Cora. Mais, en parallèle, la rencontre avec Vito, un encore bel homme émigré d’un pays de l’Est dont Cora ne sait rien va bouleverser la vie de l’octogénaire car l’amour peut frapper n’importe où, n’importe quand et à n’importe quel âge.

Vito a tout de l’homme qu’elle a toujours rêvé de rencontrer et lui redonne le goût de vivre au point de perdre à une vitesse effrayante un peu de son poids superflu et de se débarrasser de ses médicaments qui la font évoluer dans un monde parallèle. Elle n’aura bientôt qu’une idée en tête : fuir avec Vito et refaire sa vie dans sa maison profitant des dernières moments pour couler une existence enfin paisible.

Sur la base de cette intrigue, Leslie Larson construit un joli roman touchant qui montre que, rarement, la vie prend le chemin qu’on aurait rêvé suivre. Souvent, les espoirs sont déçus. Souvent, les autres ou les circonstances se jouent de vous comme nous le verrons à de fréquentes reprises au sein de ce microcosme agité qu’est la maison de retraite. Les traits de caractère et la psychologie des divers personnages y sont bien campés et l’on sourit souvent aux situations surprenantes et pleines de rebondissements qu’invente l’auteur. Certes, nous sommes très loin d’un livre au style particulièrement léché ou d’un livre indispensable, mais Leslie Larson a au moins le mérite de nous proposer un roman facétieux sur un thème grave, bien tourné, et qui vous fera passer un bon moment. Ce n’est déjà pas si mal.

Publié aux Editions 10/18 – 2011 – 380 pages