27.7.12

La Mort d’un juste – Jacques Chessex



Jacques Chessex se fit connaître en 1973 avec « L’ogre » pour lequel il reçut le Prix Goncourt. Publié en 1996, « La Mort d’un juste » est un roman austère voire répulsif tant par le thème abordé que par l’écriture, pesante jusqu’à en être lourdement alambiquée. Pour notre part, autant avouer tout de suite que nous n’avons pas du tout aimé ce livre…

Nous sommes au bord du Lac Léman. Dans cette confédération helvétique policée et un peu fade, un théologien arrivé au crépuscule de sa vie se livre à une sorte d’auto-confession critique. Un peu à la manière d’un Jean-Jacques Rousseau auquel il est  fait référence à plusieurs reprises. Le roman est d’ailleurs truffé d’emprunts littéraires et les fantômes de Benjamin Constant, Nabokov, Dostoïvesky, entre autres, hantent les pages et les pensées de ce récit aussi aride qu’un prêche évangélique dans le désert.

Aimé Boucher a passé sa vie à étudier les écritures, à interpréter les arguties religieuses. Il a formé des générations de pasteurs luthériens. Or, derrière l’apparence d’un homme austère, célibataire et entièrement dévoué à Dieu se cache un homme hanté par ses démons. Aimé est un esthète à sa manière, un satyre attiré par les belles jeunes femmes, vierges et inexpérimentées de préférence, un séducteur qui joue de sa maîtrise des mots pour attirer à lui les chrysalides et les brûler dans les feux d’un amour égoïste et hédoniste. Il le fait sans remords et en jouissant totalement et à sens unique de ces abandons savamment orchestrés.

Peu à peu, il nous sera révélé que c’est sur le corps de deux jeunes filles dont il aura abondamment goûté les multiples délices en les pliant à son inflexible volonté, à son désir impérieux, à ses caprices vicieux qu’il aura puisé l’inspiration pour publier un poème érotique, « La Sainte Cène ». Bien qu’édité à compte d’auteur et sous un nom d’emprunt, cette publication lui aura valu la réprobation, un procès médiatisé et, au bout du compte, la mise à la retraite anticipée, avec les honneurs tout de même.
C’est à la source de ce poème qu’Aimé va nous faire remonter. Et c’est là que le roman commence à nous égarer par ses références absconses et les entrecroisements littéraires avec les grands hommes qui l’auront influencé. On se croirait à la recherche de palimpsestes dont la lecture  est réservée à une élite dépassée.

Pire, le roman finit de nous achever en multipliant dans le temps et les lieux les disparitions brutales et violentes, entourées d’un halo mystique et mystérieux, des jeunes femmes qui se seront laissées prendre. On s’y perd vite, on s’y ennuie ferme et on respire avec soulagement quand le roman un tantinet insupportable et pédant trouve enfin son point final…

Publié aux Editions Grasset – 319 pages

22.7.12

Le dernier des Weynfeldt – Martin Suter



La Suisse peut-elle être jubilatoire ? Ce n’est en tous cas, pas à première vue, l’adjectif qui vient à l’esprit pour qualifier notre voisin policé et jouant le rôle de discret coffre-fort des nantis du monde entier.

Pourtant, Martin Suter, écrivain suisse d’expression allemande, prend un délicieux plaisir à nous entrainer dans un roman impertinemment malhonnête où chacun des protagonistes n’a d’autre ambition que de rouler dans la farine, avec brio et classe, celui aux dépens duquel il tisse son piège. Bref, on jubile et on s’extasie face à une telle maîtrise !

Nous sommes dans l’une des grandes villes prospères allemandes. Peut en importe le nom. L’argent et le luxe non ostentatoire en sont de toute façon l’apanage.

Adrain Weynfeldt est le dernier héritier d’une longue lignée de riches industriels helvètes. Expert en art suisse (et oui, cela existe !), il mène jusque là une existence policée, irréprochable et doucereusement terne. Il vit seul dans un immense appartement luxueux, entretenu par une gouvernante âgée qui le connaît depuis sa plus tendre enfance. Son seul modeste plaisir est de se laisser taper par ce qu’il considère être ses amis, une bande d’artistes à la gomme, sans génie, sans clients, et qui voit en Adrian plus une source inépuisable et facile de financements qu’un ami avec lequel on puisse parler.
Cette existence aussi neutre que la Suisse va brutalement connaître une succession de chahuts provoqués par la conjonction de deux évènements qui vont malicieusement s’entremêler.

Un de ses amis d’enfance contacte Adrian pour lui faire part de son désir de vendre la fameuse « Femme nue devant la salamandre » de Félix Valloton, tableau mythique et énigmatique, convoité par tous les collectionneurs de la terre. Surgit en même temps de nulle part une trentenaire débridée, Lorena, à l’apparence troublante qui rappelle à Adrian son seul et unique amour, partie des années plus tôt sans qu’il ait osé la retenir. Une femme dont il va tomber raide dingue malgré son comportement louche et intéressé. Une femme qui va révéler à Adrian, bien malgré lui, un autre que celui qu’il croyait bien connaître…

A partir de là, Suter va nous concocter une assiette suisse de son invention sur fond d ‘escroqueries en série. Un plat délicieux, savoureux et dont chaque ingrédient révèle une inventivité qui nous révèle la Suisse sous un autre jour, beaucoup moins propre que ce que les bonnes convenances d’usage n’aimeraient laisser voir. C’est avec une habilité parfaite et un suspense maîtrisé jusqu’à la toute dernière page que le lecteur ébaudi se laisse charmer par ce roman décalé, pince-sans-rire et terriblement efficace.

Un petit chef-d’œuvre d’art littéraire suisse…

Publié aux Editions Christian Bourgeois – 341 pages

17.7.12

Un château en forêt - Norman Mailer



Norman Mailer n’eut pas le temps de mener au bout sa trilogie sur Hitler dont « Un château en forêt » (le titre fait explicitement référence au surnom donné au camp « Das Waldschloss » surnommé ainsi par dérision par ses détenus) était le premier tome. Il mourut quelques mois plus tard des suites d’une opération des poumons.

Norman Mailer est un des monstres de la littérature américaine du vingtième siècle,  un de ces auteurs qui ont délibérément cassé les codes, joué de la provocation en donnant la parole à des personnages mythiques (Jésus, Marylin Monroe) ou en donnant une vision pour le moins différente des icônes (Pablo Picasso par exemple). Voir à ce sujet le très bon article suivant de Rue89 : http://blogs.rue89.com/cabinet-de-lecture/avec-norman-mailer-une-grande-voix-de-la-contre-culture-seteint

Dans son ultime roman publié de son vivant, Mailer décida de prendre un parti pris presque mystique pour tenter de donner un sens à l’innommable. C’est parce que la famille dans laquelle naquit le jeune Adolf Hitler présentait a priori toutes les qualités à l’éclosion du Mal que le Maestro, Satan, décida très tôt de s’y intéresser. Pour cela, il délégua un de se meilleurs agents chargé d’assister à la procréation du fœtus puis de susciter dans le jeune Adi, chaque fois que de nécessaire, le mélange explosif de pulsions morbides, de terreur, de frustrations, de jouissance malsaine pour sublimer le potentiel démoniaque qu’il détenait a priori et déclencher la pire horreur que l’humanité eût jamais connu jusque là.

Pour cela, Mailer s’appuie à la fois sur une impressionnante bibliographie et une théorie jamais démontrée mais souvent suspectée qui veut que Hitler fût le produit d’un double inceste. Inceste parental entre un oncle (Alois) et une nièce (Klara) qui était peut-être même sa propre fille. Inceste entre les parents d’Alois dont la naissance est entachée de doutes. Le signe régressif distinctif en étant qu’Hitler n’avait qu’un testicule, signe fréquent chez les enfants issus d’un tel inceste. Pourquoi pas.

Mailer met tout son talent à nous faire entrer dans l’intimité de la famille Hitler. Adi était le deuxième enfant survivant d’une fratrie de huit engendrée par deux des trois épouses successives d’Alois. Un père qui s’était issé à la force du poignet et sans éducation aux plus hautes responsabilités dans les Douanes austro-hongroises. Un homme à femmes, colérique et alcoolique, cyclothymique et capable d’infliger les pires corrections à ses chiens comme à ses enfants, faisant vivre son foyer dans une terreur constante jusqu’à sa retraite.

Une mère noyée dans le chagrin, à la fois amoureuse de son oncle de mari et toujours réfugiée dans la bigoterie, unique consolation d’une vie faite principalement de deuils, de pertes et de douleur.

Un demi-frère aîné tiraillé lui-même entre l’inceste, l’homosexualité et la zoophilie avant que d’être exclu à tout jamais de la famille et de tourner en mauvais garçon.

Sans cesse titillé et guidé par son démon gardien, Adi fit l’apprentissage très tôt du gazage des abeilles de son père, des combats militaires de plus en plus sophistiqués avec des camarades d’école qu’il menait à la baguette, de la jouissance à souffrir ou à faire souffrir, de la puissance du mensonge.

Il ne faut pas prendre à la lettre le propos de Mailer mais y voir là un brillant exercice littéraire qui, en dépit de ses longueurs et diversions comme ce très long et guère utile intermède sur l’avènement du tsar Nicolas II, apporte un point de vue alternatif à l’explication de ce que l’entendement aura souvent du mal à concevoir. Quoi que l’on puisse en penser in fine, il faut lire ce roman pour son caractère particulier et comme ultime témoignage d’un géant littéraire.

Publié aux Editions Plon – 2007 – 447 pages


7.7.12

Une femme fuyant l’annonce – David Grossman




En commençant ce roman en 2003, David Grossman tentait, de façon prémonitoire, de protéger son fils Uri, vingt ans, qui effectuait son service militaire de trois ans dans l’armée israélienne.  A chaque appel, celui-ci s’enquérait de la progression du livre et ne dédaignait point d’en alimenter le contenu en anecdotes relevées sur le terrain. Et puis, le dernier jour de la guerre au Sud Liban en août 2006, Uri, avec tout l’équipage de son blindé, fut tué par une roquette. Dès lors, l’écriture devint pour David Grossman un moyen pour survivre à la douleur, pour témoigner aussi de l’urgence à mettre fin à une incessante série de conflits entre israéliens et palestiniens.

Il faut se laisser glisser dans ce très long roman, en accepter le rythme et les lacis infinis, les embranchements multiples qui mêlent avec subtilité, sans qu’on le remarque, le temps présent avec le passé, les souvenirs avec les émotions immédiates, la réalité vécue avec la psychose de ce qui pourrait advenir.

La psychose est bien ce qui est au cœur de ce très beau livre. Peur collective des attentats qui déciment régulièrement et aveuglément la population israélienne et pousse à des mesures de représailles toujours plus sanglantes, plus brutales, la peur entraînant la soif de vengeance. Psychose aussi d’Ora, cette femme d’une cinquantaine d’années, qui redoute de façon irraisonnée, au tréfonds d’elle-même, la mort de son fils Ofer, engagé volontaire dans les blindés, le jour de sa démobilisation, dans une opération d’envergure censée durer vingt-huit jours.

Alors, pour fuir ce qu’elle redoute, l’annonce que viendront lui faire trois soldats à n’importe quel moment, de la mort de son fils, pour le protéger de façon magique, elle décide de fuir de chez elle et de partir en Galilée effectuer la randonnée qu’elle avait prévue de faire avec Ofer en célébration de son retour à la vie civile.

En chemin, elle ramasse Avram, son amour de jeunesse, celui qui est aussi le père d’Ofer et l’entraîne avec elle sur les sentiers hasardeux où ils vont tous deux tenter à la fois de conjurer le sort et de se reconstruire.

On sait que la marche est propice à laisser divaguer ses pensées. On peut le faire in petto ou en dialoguant avec celui qui nous accompagne. Ora ne cessera de déverser les souvenirs qui la hantent. Tout d’abord parce qu’en parlant d’Ofer, elle espère que sa pensée le protègera d’une mort qu’elle redoute. Et puis, peu à peu, parce qu’elle parvient à apprivoiser Avram qui n’a jamais vu son fils, élevé par son meilleur ami, Ilan, le mari d’Ora. Un fils qu’elle veut inconsciemment lui faire aimer parce que l’amour est le seul remède pour se reconstruire.

Ora et Avram sont deux écorchés de la vie, deux témoins muets de la difficulté à vivre dans un pays en état de quasi guerre permanente. Ils partagent de douloureuses tranches de vie depuis cette rencontre, adolescents, à trois, avec Ilan, hospitalisés parce que traumatisés par la guerre des six jours qui faisait alors rage.

Au fil de la marche, ces tranches de vie vont remonter. Ces moments de joie, de souffrance, de grande peine aussi. Et puis, ces secrets enfouis, ces choses que l’on n’a jamais osé dire jusqu’ici mais que les circonstances et l’urgence, la détresse psychologique aussi, poussent enfin à dire, pour le meilleur comme pour le pire.

On sort secoué de ce magnifique roman et l’on comprend mieux l’état d’esprit d’un peuple qui vit en situation permanente de sursis et de danger immanent.

Publié aux EditionsSeuil – 2011 – 667 pages