24.12.12

Petite table, sois mise – Anne Serre



Derrière ce titre énigmatique, tiré d’un conte de Grimm, se dissimule un livre qui l’est tout autant et qui marque une rupture dans l’œuvre de son auteur. Anne Serre est une sorte de passionaria de la littérature. Pour cette dernière, elle a renoncé à tout jamais à avoir des enfants ou même un conjoint. Il lui faut vivre dans le silence, dans le repli de soi pour accoucher de lignes savamment pesées et qui disent toujours un peu de soi, l’écrivain étant narcissique par essence. Dans son dernier petit opuscule d’à peine cinquante pages, Anne Serre nous délivre une surprise sous la forme d’un livre choc, une sorte de conte érotique d’autant plus troublant qu’il laissera le lecteur sans réponses aux questions qu’il ne manquera pas de se poser.

Dès la première phrase, le ton est donné : « La première fois que j’ai vu mon père habillé en fille, j’avais sept ans ». C’est désormais une narratrice adulte qui parle, ou plutôt écrit et l’on comprend assez vite qu’il va s’agir pour elle de donner le récit d’une vie, sans jugement à l’image de l’enfance vécue, sans morale.

Un livre qui pose la question de la normalité. Qu’est-ce-que la normalité pour un enfant si ce n’est ce qu’il vit dans sa cellule familiale, lieu sacré où les codes de la vie sociale, les règles du jeu, les tabous et les interdits sont définis, une fois pour toutes ? Comment y survivre, devenir alors un être adulte plus tard responsable, normal quand enfant on a vécu dans une famille de barges ?

« Sous le disque luisant de la table » du salon, formule incantatoire qui reviendra sans cesse dans ce récit hallucinant, figure stylistique et symbolique d’un monde luisant de bacchanales orgiaques et lieu sur lequel le stupre se consacre, les parents entraînent leurs deux filles vers un univers d’une perversité redoutable.

La mère vit nue la plupart du temps. Une belle femme nordique, blonde et aux seins plantureux, toujours en quête quasi bestiale de plaisir. Un plaisir satisfait sous les yeux des enfants, priées elles aussi de participer activement, par un médecin de famille complaisant pendant que le mari et père s’enferme avec un agent d’assurances pour satisfaire d’autres phantasmes. Ensuite, très vite, dès les filles suffisamment formées, elles sauront tout des multiples usages du corps pour la satisfaction des parents comme de leurs alliés dans la perversité.

Et puis, sans explication, un départ du domicile à quinze ans et le début d’une nouvelle vie faite d’abstinence. Une vie coupée des parents qui bientôt décèderont. Un monde où les sentiments semblent avoir à jamais disparu comme si la plaie béante de l’enfance, enfouie sous l’apparence d’une normalité familiale, avait fini par suppurer puis se refermer sous condition que jamais un effleurement ne vienne la rouvrir. Il faudra le miracle d’une nouvelle rencontre, tardive, pour envisager la reconstruction.

Dans ce qui ressemble à une traduction personnelle de l’affaire d’Outreau, Anne Serre surprend son lecteur par la distanciation qu’elle met dans un récit qui jamais ne sera ni grivois ni vulgaire. Il s’agit encore une fois de simplement dire, non de juger. Et surtout, de guérir en écrivant comme elle-même se guérit d’une vie de privations par l’écriture, à commencer par la privation d’une mère disparue alors qu’elle avait dix ans, traumatisme qui lui fera dire qu’elle aura commencé à vivre à l’âge de dix ans. Une confession à méditer à l’aune d’un récit aussi court que dérangeant.

Publié aux Editions Verdier – 2012 – 60 pages