31.1.13

Love, etc... - Julian Barnes


Le triangle amoureux a donné lieu à bien des romans et des pièces de théâtre. Pourtant, comme Barnes ne fait jamais rien comme les autres, il réussit à faire de cet archétype un véritable petit bijou de férocité, aussi drôle que terriblement lucide et qui dit beaucoup sur la complexité des relations humaines. On s’y amuse beaucoup malgré les coups bas et les erreurs à répétition dans lesquels les personnages imaginés par l’auteur se débattent.
Stuart, banquier sans envergure et trentenaire sans autre qualité que sa loyauté à toute épreuve, son souci des autres, sa ponctualité et son côté a priori fondamentalement prévisible et tranquille a décidé de mettre fin à sa vie de célibataire un peu terne. Par le biais d’une petite annonce et d’un club de rencontres, il fait la connaissance de Gillian, désormais restauratrice de tableaux, qui elle aussi cherche à se caser. Stuart la trouve attirante et à son goût ; elle le trouve rassurant et charmant par ses attentions. Ils vont donc décider de se marier, histoire de se ranger, se convainquant d’un amour réciproque inaltérable et réel. Oliver, l’ami d’enfance de Stuart, est le compère de toujours de ce dernier. C’est un être instable, brillant mais possédant un talent certain pour se fourrer dans des situations embarrassantes et inextricables. Un peu surpris de ce mariage, il va devenir le chien dans un jeu de quilles lorsque, subitement, le jour des noces il va tomber éperdument amoureux de Gillian. Commencera alors un jeu de séduction, dans le dos de Stuart, n’ayant d’autre but que de pousser Gillian à divorcer pour l’épouser lui.
Sur ce thème classique, Barnes prend le parti de nous donner lecture de ce qui se passe par une succession de courtes notes, un peu à la manière d’un journal intime ou d’un carnet d’observations, où chacun des protagonistes, complétés ponctuellement de personnages tiers secondaires qui font part de leurs propos de façon en général aussi décalée qu’hilarante, va livrer son point de vue, ses interrogations ou ses stratagèmes en vue d’arriver à ses fins. Car, bien entendu, tous finiront par devenir des arroseurs arrosés d’un jeu pervers où tout le monde est perdant. La vie n’est jamais simple n’est-ce-pas …
Du coup, les drames parallèles qui se déroulent sous nos yeux prennent un caractère éminemment sympathiques et drolatiques du fait de la confrontation brutale des a priori, des tactiques des uns et de la perception de ce qui se passe ou se trame par les autres, tout le monde finissant par manipuler tout le monde. L’amour mène le monde y compris jusqu’à sa perte semble nous dire, en nous dévoilant le dessous des cartes truquées, un Barnes au meilleur de sa forme.

Publié aux Editions Denoël – 1991 – 314 pages

30.1.13

Dahlia – Hitonari Tsuji


Voilà un livre fascinant et dérangeant à plus d’un titre, à ne pas laisser en n’importe quelles mains. Fascinant par sa forme, car on peut le lire comme un roman fait d’une succession de chapitres qui s’enchaînent les uns aux autres par un des personnages de l’intrigue plus que par la linéarité du récit dont la cohérence globale n’apparaîtra au fond qu’à la toute fin. Ou bien comme une succession de nouvelles, indépendantes les unes des autres, mais qui, lorsqu’on les accole les unes aux autres, mettent un évidence un principe de distorsion de la réalité, le lecteur n’étant jamais vraiment certain de ce qui se passe, de la frontière entre le réel imaginé et le fantasme, le rêve et le rêve éveillé, le cauchemar d’une vie qui sort de tout contrôle ou la peur de perdre ce contrôle. Autant de niveaux de lecture imbriqués les uns dans les autres qui ne font que renforcer le pesant malaise qui s’empare de nous au fur et à mesure que la lecture progresse. Un ouvrage qui tient du fantastique et de l’érotique à la fois, ce dernier se nourrissant souvent, on le sait, de ses propres fantasmes.
Qui est donc Dahlia, étrange prénom d’un jeune homme qui finit par s’incruster dans une famille japonaise d’une petite ville de province secouée par des violences racistes ? Un dahlia noir, une fleur vénéneuse et éminemment mortifère qui va faire de l’épouse une esclave sexuelle acceptant tous les traitements les plus dégradants. Mais aussi plonger le mari, longtemps éloigné des plaisirs de la chair, dans une extase orgasmique incomparable sans que l’on ne sache vraiment si cela eut lieu ou fut simplement rêvé. Séduire l’adolescente de la famille pour en faire une dépravée. Pousser l’aîné de la fratrie à une violence aveugle et jamais condamnée. Mystifier le plus jeune sur le sens de la vie et de la mort. Rendre plus confuse encore la perception qu’a du monde le grand-père, sorte de témoin possédant un ultime sursaut de lucidité de la destruction en cours d’une famille qui n’attendait qu’un agent extérieur pour exploser littéralement.

Tsuji, qui s’était fait connaître en France par son roman « Bouddha blanc » il y a une quinzaine d’années, emprunte ici le thème de « Théorème » de Pasolini tout en l’épurant de son aspect social pour ne se concentrer que sur la confusion qui s’empare d’êtres en pleine dérive. Un livre brutal et fort qui distillera son effet longtemps après l’avoir refermé.

Publié aux Editions Seuil – 2011- 133 pages

29.1.13

La fourrure de la truite – Paul Nizon


Les livres de Paul Nizon lui ressemblent. Et ce n’est pas « La fourrure de la Truite » qui dérogera à la règle ! L’auteur a fui le domicile conjugal étroit et étouffant de la ville un peu guindée qu’est Bern, en Suisse allemande dont il est originaire. Il s’est depuis installé à Paris pour y vivre une vie d’artiste, libre, sans contrainte autre que la rêverie, la flânerie et l’écriture. Nizon déteste les cadres formateurs et s’est fait le chantre du récit autofictionnel. C’est donc une figure allégorique de lui-même qu’il faudra voir dans le personnage romanesque de Stolp.
Stolp est issu d’une longue lignée d’acrobates. Une vie d’artistes, toujours à la recherche d’un numéro improbable fait pour marquer les esprits. Une vie en mouvements, sans se poser nulle part. Une vie qu’il n’a jamais menée lui qui fut le premier à connaître une existence sédentaire, avec un job quelconque, sans intérêt. Son enracinement fut son épouse qu’il adorait mais sans doute mal car elle l’a plaqué.

Se voyant désigné comme bénéficiaire de l’héritage d’une tante qu’il ne connaissait guère, le voici à Paris, du côté de Montmartre, dans un petit appartement qui fut celui de la tante brutalement décédée en pleines vacances. Un appartement encombré d’objets et de meubles qui l’étouffent. Un appartement saturé de vêtements et en particulier de fourrures. A quelques pas de là se trouve une boutique de fourrures précisément où la tante se fournissait régulièrement. Y trône une intrigante gravure libertine bizarrement intitulée « La fourrure de la Truite ».

Stolp est un homme pressé, toujours en mouvement, plein de questionnements sur tout et rien, du plus futile au plus essentiel, constamment en quête de lui-même, d’un sens à donner à sa vie et du sens à donner à la trahison de son épouse Clara. Alors il se met à sillonner les alentours de son nouveau domicile, à fréquenter les petites tables alentour, les bars typiques. Il y rencontrera Carmen avec qui il tentera un tout petit bout de chemin mais se comportera avec elle en véritable goujat, trop pressé de bouger, incapable de s’attacher, de s’arrêter, d’aimer, lui qui ne s’aime pas lui-même.
Stolp, le anti-héros. Stolp, le poète profondément antipathique, jouant avec les êtres, tirant parti d’eux sans jamais rien donner de véritablement sincère et profond car il lui faut avancer, à la recherche de lui-même. Stolp qui ne répond pas à ses propres questions, en recherche d’une lumière qu’il ne saura sans doute jamais trouver, une chimère chassant l’autre, la nécessité d’un engagement, même minime, poussant à la fuite par peur de devoir devenir véritablement adulte et devoir s’affronter soi-même.

Du coup, le titre énigmatique prend sans doute un sens multiple. Il pourrait être celui du surnom de la demi-mondaine mise en scène dans ce cadre provocateur. Plus probablement, il oppose le matérialisme d’une tante obsédée par l’accumulation, la thésaurisation dont les fourrures en sont le symbole le plus vif, au vagabondage d’un esprit pressé, celui de Stolp, qui scintille dans l’air comme une truite dans l’eau, insaisissable pour lui-même autant que pour les autres. Mais ce qui surprend le plus dans ce livre étrange c’est que, malgré l’antipathie profonde, viscérale qui émane de Stolp, on ne peut pas rester insensible à l’ineffable poésie d’un auteur au charme singulier.

A découvrir.
Publié aux Editions Actes Sud – 2005 – 136 pages

28.1.13

Avant la chute – Fabrice Humbert


 
Depuis 2009, Fabrice Humbert collectionne les Prix littéraires et compte parmi les écrivains français actuels. Déjà, avec « L’origine de la violence », il nous interpellait sur le sens de l’Histoire et sur la place de la violence dans nos sociétés modernes. Et puis, avec « La fortune de Sila », il tentait de décoder les débordements d’un monde capitaliste devenu fou à travers une grande fresque romanesque financière.

Dans son dernier ouvrage, « Avant la chute », il reprend ces deux thèmes en les associant au travers de l’un des monstres sournois qui ravage des pans entiers de nos civilisations : le trafic de drogue. A son habitude, l’univers romanesque de Fabrice Humbert est d’une noirceur abyssale, d’un pessimisme absolu mais d’une puissance d’expression qui ne fait que s’affiner et s’affirmer, livre après livre.
L’auteur prend un parti qui aurait pu passer pour artificiel : celui de nous conter trois histoires a priori déconnectées les unes des autres mais dont on comprendra au fur et à mesure que le récit progresse qu’elles s’entrecoupent en divers endroits. Trois histoires à trois endroits différents d’une longue chaîne qui cadenasse le trafic mondial de la cocaïne mais intimement liées par l’omniprésence de la violence comme mode quasi unique visant à faire plier les plus faibles et à contraindre ceux qui tentent de résister à la gangrène qui se propage à céder faute de quoi une mort brutale, violente et souvent spectaculaire s’en chargera. Trois histoires donc que nous suivons avec une certaine passion tant l’écriture de Humbert est d’une élégance, d’une simplicité et d’un naturel qui savent vous enfermer immédiatement.
Chapitre après chapitre, dans un ordre immuable, nous suivons le chaos qui se propage avec un déferlement inaltérable tant la puissance des narco-trafiquants, leur détermination, leur capacité à recruter en masse des troupes toujours plus jeunes, plus déterminées et prêtes à tout, y compris à mourir atrocement et trop tôt avec l’illusion de vivre pleinement, dans la lumière, la gloire, la capacité à tout obtenir d’un claquement de doigt, femmes, argent et pouvoir, sont quasi absolues.
Pour Norma et Sonia, ce sera le long récit d’un périlleux périple vers la Terre Promise. Filles d’une pauvre famille de paysans colombiens, elles sont lancées sur les routes depuis que les terres du père ont été confisquées, les plans de cocaïne qu’ont lui avait imposé de cultiver arrachés et ce dernier exécuté, sans explication sous leurs yeux. Un objectif, les Etats-Unis. Mais pour cela, il faudra éviter les rançons, les passeurs véreux et surtout les bandes organisées prêtes à tout pour capturer, violer, torturer et vendre femmes et jeunes filles aux réseaux de prostitution.
Le Sénateur Uribal, dans son fief du Nord Mexique, semble le symbole de la réussite. Plus le récit progresse, plus nous découvrirons la noirceur d’un personnage symbolisant parfaitement la collusion entre le monde politique et le monde mafieux. Il lui faudra affronter ses propres contradictions, sa propre turpitude et une déchéance inéluctable face à un monde qui ploie sous un déluge de violence.
Nadir vit dans une cité de la région parisienne. Il est l’enfant rare, précoce, intelligent, admiré de ses professeurs, lui le fils d’une famille arabe. Il vit déconnecté de la réalité qui l’entoure, plongé dans ses livres jusqu’à ce que l’horreur le frappe de plein fouet, rattrapé par les jeux dangereux de son grand frère, petit caïd des cités, et par l’explosion d’une banlieue qui s’embrase, manipulée par les voyous qui y ont un intérêt.
Fabrice Humbert aime à construire ses récits en de multiples lieux, ici sur deux continents. S’appuyant sur une analyse détaillée de l’actualité et des faits authentiques, il distille un récit palpitant dont l’étau se resserre inéluctablement. A aucun moment il ne cherche à nous dire quoi en penser laissant, bien au contraire, le soin à ses lecteurs de tirer les conclusions qu’il voudra. Le livre marque, choque et interpelle : le signe d’un grand roman formidablement construit.

Publié aux Editions Le Passage – 2012 – 276 pages

 

 

26.1.13

Retour au pays bien aimé – Karel Schoeman



Ce roman fut publié en 1972 en Afrique du Sud, puis traduit et édité, en France, en 2006 lorsque la renommée de ce grand auteur blanc et contestataire, pourfendeur de l’apartheid, fut mieux établie.
Toutefois, il ne s’agit pas, de notre point de vue, de l’une des œuvres maîtresses de Schoeman. On n’y retrouve pas la puissance de l’écriture des œuvres plus tardives et l’on peine quelque peu à entrer dans une histoire volontairement décousue, à l’image des liens qui se sont distendus entre le personnage principal et son pays natal, qu’il retrouve bien des années plus tard.

Georg décide de venir passer une semaine en Afrique du Sud, en plein veld, pour retrouver la ferme de ses grands-parents et s’occuper de la vendre après le décès de sa mère.

Celle-ci, au moment « des évènements » comme il est dit pudiquement dans le roman, avait en effet fui le pays en proie aux plus terribles désordres et suivi son mari, diplomate, en Suisse. C’est là-bas que le jeune homme fut élevé, dans la pratique de la langue française et anglaise. C’est là-bas qu’il réside et travaille, dans une maison d’édition. Il est profondément suisse et confusément Sud-Africain.

En pleine nuit, perdu dans le veld immense, Georg vient frapper à la porte d’une ferme. Tenue par des Afrikaners purs jus, ceux-ci finissent par vaincre leur réticence et par l’accueillir une fois qu’ils découvrent qu’il n’est pas un inconnu.

Pendant les cinq jours qu’il passera sur place, Georg  devra à la fois accepter de livrer quelques souvenirs, attestant définitivement de son intégrité, et savoir se faire plus ou moins accepté par cette famille de quatre enfants, farouches, méfiants et résistants. Il lui faudra aussi nouer des liens contre son gré avec ce que la famille compte comme amis dispersés dans les quelques fermes alentour.

Alors seulement, la confrontation avec ceux qui sont restés lui permettra de comprendre ce que son pays aura véritablement traversé. Ces Afrikaners ont tout perdu : leurs terres, leur argent, leur position sociale. Ils ont fait l’objet d’exécutions sommaires, d’arrestations arbitraires, certaines femmes ont été violées, les esclaves se sont retournés contre eux. Aucun n’accepte que le pays ne soit passé aux Noirs. Beaucoup ont du apprendre à survivre, à s’improviser paysans, à oublier leur bonne éducation.

Pour toutes ces raisons, le retour de l’enfant prodige est incompréhensible d’autant que la ferme héritée n’est plus qu’un champ de ruines, un lieu de souvenirs douloureux et désastreux, à l’image du vain combat mené.

Comme Georg ne sait pas expliquer rationnellement son retour, chacun veut y voir la légitimité de ses convictions et cherche à se faire de cet étranger qui parle leur langue, qui partage des souvenirs communs vagues avec eux, un allié. Tous sont maladroits ou insupportables et ne peuvent que pousser le jeune homme à fuir.

Au final, ce voyage se révèlera un échec complet et marquera la rupture définitive du jeune homme avec ses racines, avec ce monde devenu violent, arbitraire et incompréhensible.

L’avant-dernière scène, paroxystique, aussi brève que brutale est sans doute le moment de bravoure de l’ouvrage. C’est elle qui donne le sens au roman et qui fait tomber les dernières illusions.

Publié aux Editions Phébus – 206 pages

19.1.13

Féérie générale – Emmanuelle Pireyre



Ne vous y trompez pas : derrière ce titre charmant se cache une critique féroce du joyeux bordel ambiant qu’est devenu notre monde moderne. Avec une sacrée dose d’humour et une langue volontairement très moderne qui ne s’embarrasse pas de superflu pour au contraire foncer droit au but, Emmanuelle Pireyre s’attaque aux idées reçues, aux clichés encombrants et multiples qui finissent, sans que l’on s’en rende compte, par former la poisseuse doxa de notre civilisation.

Lire cet ouvrage franchement déjanté, c’est un peu comme contempler certaines créations d’art contemporain : on s’interroge, se demande parfois où l’artiste veut en venir. On peut y entrer ou en fuir, en sourire ou adorer. Il y a toutes les chances pour que cette collection de réactions soit celle de tout lecteur face à un texte assez foutraque mais qui poursuit un but assez clair.

C’est en observant notre monde, en rassemblant des monceaux d’articles de presse, de vidéos, de séquences radio que produit quotidiennement notre société qu’Emmanuelle Pireyre a puisé son inspiration. Il en résulte sept textes aux titres en forme de pieds de nez carrément provocateurs (ex : « Comment laisser flotter les fillettes ? », « Comment faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné ?», « Friedrich Nietzsche est-il Halal , » etc…) où l’auteur utilise une technique de collage de clichés et une bonne dose d’intelligence pour faire ressortir les angoisses d’un monde dont on sent bien qu’il est en pleine dérive.

On y voit une fillette de neuf ans se lancer dans la peinture monothématique équestre pour renoncer au trading devenu sous-culture dominante précipitant le monde dans la crise des sub-primes et l’effondrement de nations entières ; un universitaire suédois pratiquer le tourisme sexuel en France et devenir un hacker averti pour lutter contre un monde trop capitaliste ; une jeune musulmane pratiquant le violoncelle donner des conseils sur internet à ses coreligionnaires sur la façon de s’habiller et de se comporter pour ne citer que quelques exemples parmi une infinité d’autres.

Tout cela est composé comme de faux articles de presse, des conversations de tchat internet, d’échanges de SMS qui sont devenus le terreau du monde actuel qui déverse des tombereaux d’ineptie, contribuant à renforcer le sentiment général d’une sous-culture populaire qui ne prend plus du tout le temps de la réflexion d’autant qu’elle n’y est plus formée. C’est impertinent, réjouissant, un peu lassant aussi parfois. En tous cas, définitivement extrêmement original et aussi salutaire qu’un avertissement retentissant sortant du chaos général.

Publié aux Editions de l’Olivier – 2012 – 248 pages

17.1.13

Le jeu des ombres – Louise Erdrich

L a vie en couple peut se révéler un véritable enfer, un processus quasi inéluctable d’autodestruction. C’est ce que nous dit implacablement Louise Erdrich dans son dernier roman, celui qui est aussi le plus autobiographique. Car, comme ses personnages, Louise Erdrich vécut une longue relation passionnée et destructrice avec un peintre dont elle est désormais séparée. Louise Erdrich n’a par ailleurs jamais fait mystère de ses origines indiennes auxquelles elle porte la plus haute importance et qui tiennent une part essentielle dans son œuvre. Comme elle, ses personnages partagent ces racines et ces traditions au point d’en avoir fait un élément constitutif du couple qu’elle nous dépeint et de structurer profondément la façon de voir le monde, de se positionner face à lui et de penser la cellule familiale. Une grande part de ce qui se déroule sous nos yeux est influencée par une sorte de besoin presque inconscient d’utiliser son identité spécifique pour se faire accepter, voire s’imposer aux autres, comme une revanche à distance à prendre sur l’Histoire américaine. On aurait tort de négliger cet aspect des choses sous peine de ne pas décoder complètement cette spirale néfaste qui se met en branle dans toute la cellule familiale, enfants et parents compris.

Voici des années que ce couple se côtoie. Ils se sont connus étudiants, se sont mariés et ont désormais trois enfants aussi géniaux et intrigants qu’eux. Lui est un peintre qui compte parmi les figures contemporaines américaines. Il forma sa réussite par une série de tableaux appelés « America » où sa femme, Gil, est représentée à l’infini comme une figure hypnotique, quasi compulsive dans tous les états y compris les plus crûs et les plus intimes. Elle, quand elle ne pose pas pour lui, élève leurs trois enfants et commence sans jamais aller au bout d’incessantes recherches sur des peintres mineurs spécialisés dans la représentation de la culture indienne du XIXème siècle.

Lui croît l’aimer de tout son corps et de toute son âme alors qu’il n’ose pas s’avouer à lui-même qu’au fond, il n’en est plus vraiment amoureux. Il se refugie dans sa peinture pour s’auto-persuader d’un amour inaltérable et compense ses réguliers accès de violence physique sur elle et les enfants en les abreuvant de cadeaux dont il aura également décidé qu’ils devront leur plaire par avance. Bref, un tyran domestique qui étouffe son entourage.

Elle, de son côté, ne lui a jamais pardonné son comportement le jour où les tours du WTC se sont effondrées. Alors qu’elle souffrait le martyre pour son troisième accouchement, il conservait les yeux rivés sur le téléviseur à l’extérieur de la salle de travail pour venir commenter l’enfer, créant un climat de tension insoutenable.

Mais, surtout, elle s’est mise à le détester depuis qu’elle a découvert qu’il lisait son carnet intime. Du coup, elle élabore un stratagème pour le pousser à quitter le domicile et à les libérer, elle et les enfants, d’une vie devenue insupportable et étouffante. Puisqu’il refuse de ne plus accepter de l’aimer et de quitter le domicile conjugal alors qu’elle lui en fait la demande répétée, son plan est simple : tenir deux journaux intimes. L’un, qu’elle sait qu’il lira, où elle consignera des faits ou des pensées imaginaires n’ayant pour d’autre but que de le manipuler et le blesser pour le pousser à la faute. L’autre, le vrai qu’elle garde enfermé dans un coffre de banque, où elle note les observations des effets de son plan.

Avec méticulosité et systématisme, Louise Erdrich démonte l’infernale mécanique d’un couple en train d’exploser. Manipulation et contre-manipulation sont à l’œuvre, prenant souvent les enfants en otage, les poussant eux-mêmes à imaginer des stratagèmes pour survivre à ce que la plus petite de la fratrie voit comme une fin du monde qui se profile.

Il y a un côté presque obscène parce que suffoquant dans cette lente descente aux enfers vers les ombres de la pensée, vers les ombres d’un jeu mortel qui, une fois enclenché, deviendra non maîtrisable comme une réaction en chaîne dont on ignore les effets réels mais que rien, jamais, ne pourra plus arrêter. Il en résulte un livre superbe, génialement réalisé à réserver à un public adulte et averti tant il pourrait être destructeur sur les esprits les moins préparés.

Publié aux Editions Albin Michel – 2012 – 253 pages

12.1.13

La réserve – Russel Banks



« La réserve » est le dernier roman publié par ce géant de la littérature américaine contemporaine. Pourtant, et malgré l’immense admiration que nous avons pour l’œuvre de Banks, « La réserve » nous a laissé sur notre faim.

Banks a pris le parti de changer de registre. Nous ne côtoyons plus les laissés pour compte de l’Amérique, les paumés en marge, habitant des mobile-homes ou conduisant des camions, se débrouillant entre des pères alcooliques et des boulots de droguistes, autant de situations quasi obsessionnelles et autographiques, pour certaines du moins, qui ont hanté les œuvres de l’auteur.
Cette fois, c’est du côté de la grande bourgeoisie, des nantis, des préservés de la crise que Banks nous entraîne. Toutefois, c’est encore dans l’une des régions de prédilection de l’auteur, les Adirondacks, que la quasi totalité de ce long roman va se dérouler. Un roman qui nous a paru hésiter, pendant la première centaine de pages, entre le scenario hollywoodien, l’histoire d’amour inhabituelle chez l’auteur qui, pourtant, prend bien soin de semer des indices qui interpellent le lecteur sur la nature de l’évolution de l’intrigue.

Puis, brutalement, le roman va basculer dans le côté obscur nous faisant côtoyer une fois encore l’inépuisable complexité de l’âme humaine. Et c’est là qu’on sent Banks a l’aise, même s’il semble ne pas arriver à se départir du territoire bourgeois où il a choisi de s’installer. Et c’est ce qui crée un décalage un peu désagréable dont nous ne sommes jamais parvenus à nous débarrasser tout au long du roman.

C’est autour d’un quatuor d’individus que le roman va se construire. Jordan Groves et son épouse habitent à l’année une résidence rupestre et chic, que Jordan a construite de ses mains, sur les bords de l’un des majestueux lacs de la réserve des Adirondacks. Il est un peintre reconnu, engagé, communiste, lié aux écrivains contestataires de ces années qui précèdent la deuxième guerre mondiale.

Convié à une soirée chez un voisin homme d’affaires qui possède une très belle résidence secondaire luxueuse, il s’y rend par un moyen de transport habituel pour lui : son hydravion.

Grand amateur de femmes, il va tomber sous le charme de la fille fantasque de son hôte, Vanessa Cole. Vanessa est une trentenaire fatale, deux fois divorcée, une dévoreuse d’hommes. C’est aussi une femme psychologiquement fragile, aux actes souvent impulsifs et aux conséquences imprévisibles.

Une complexe histoire d’amour va peu à peu se nouer entre ces deux individus qui jouent à se séduire, à se repousser, à se manipuler en profitant du décès brutal du père de Vanessa qui semblait jusque là la protéger d’elle-même.

Alors qu’il croyait son épouse lui être fidèle, Jordan découvrira par hasard l’adultère de son épouse avec un guide veuf, beau comme un dieu, taciturne et simple, Hubert Saint Germain. Une trahison en réponse aux innombrables aventures de Jordan, une réponse à la solitude et au désespoir d’une femme délaissée et qui a renoncé à ses talents pour se dédier à ses enfants et à son époux devenu célèbre.
Cet adultère deviendra le prétexte pour Jordan à céder à Vanessa ce qui, par un complexe concours de circonstances alambiquées, va conduire à la perte du quatuor et à une série de cataclysmes rapidement improbables.

La complexité même de l’intrigue, le lieu inhabituel à l’auteur finissent par rendre la lecture assez laborieuse et par considérablement amoindrir l’intensité dramatique psychologique qui pourtant explose sous nos yeux. On s’ennuierait presque même, parfois…

Donc, à ne recommander qu’aux inconditionnels. Vous pourrez découvrir Russel Banks avec plus de profits dans ses œuvres moins récentes.

Publié aux Editions Actes Sud – 380 pages

9.1.13

L’éléphant s’évapore – Haruki Murakami



« L’éléphant s’évapore » est un recueil de dix-sept nouvelles, de longueurs très inégales, publiées par cet auteur majeur japonais, également enseignant à Princeton, dont nous vous avons souvent conseillé les ouvrages sur Cetalir.

Une fois de plus, Murakami nous entraîne dans son univers très personnel, fait d’un imaginaire débridé, décalé et de personnages qui peinent à trouver une place naturelle, lissée dans une société japonaise spécialement stressante et formelle.

Publiées sur une quinzaine d’années, ces nouvelles nous font découvrir des histoires étonnantes, souvent amusantes, qui, en général, ne se terminent pas bien. On sera troublé par cette rencontre avec un danseur nain qui cherche à tout prix à se réincarner dans la peau d’un ouvrier d’une fabrique d’éléphants bioniques en lui faisant miroiter l’inévitable conquête d’une énigmatique et superbe ouvrière qui vient d’arriver.

On s’interrogera sur le côté schizophrénique de ces petits personnages qui semblent sortir tout droit d’un poste de télévision dont la présence nouvelle n’est remarquée que par un époux en bute à une femme un peu castratrice.

On rêvera avec le gentil jeune homme tondeur scrupuleux et méticuleux de pelouses et sa rencontre avec une femme hommasse et qui lui imposera de visiter la chambre de sa fille absente.
On sera sans doute porté par la poésie de la nouvelle éponyme qui fait disparaître un éléphant et son gardien par une belle nuit ne laissant qu’une cage immaculée et un anneau intact, plongeant ainsi la population et les medias dans un abîme de perplexité.

Ce recueil est une des multiples façons de découvrir la richesse imaginaire de l’auteur et sa capacité à se renouveler. Il n’a cependant pas, à nos yeux, la même profondeur dramatique, la même intensité ou brutalité dérangeante que ses romans (cf « La ballade de l’impossible » ou « Le passage de la nuit » dont vous trouverez les notes de lecture sur Cetalir).

Publié aux Editions Belfond – 417 pages

6.1.13

La maison où je suis mort autrefois – Keigo Higashino



La littérature japonaise contemporaine est riche d’écrivains dont le dénominateur commun est de créer un espace romanesque où la réalité semble toujours voilée par une part d’obscurité et une sorte de confusion entretenue par de dangereuses liaisons avec un monde sombre et fantastique, parfois au point d’en devenir morbide. Haruki et Ryû Murakami (qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre), Yoko Ogawa ou bien encore à Akira Yoshimura en sont des représentants à divers titres.

A cette liste prestigieuse il conviendra aussi d’ajouter Keigo Higashino, considéré comme une des figures majeures du roman policier japonais contemporain. Le livre dont il est question ici, avec son bien étrange titre qui dérange, « La maison où je suis mort autrefois », a d’ailleurs reçu le Prix Polar International de Cognac en 2010.

D’une manière assez fascinante, Keigo Higashino y explore les raisons pour lesquelles un individu peut se retrouver frappé d’amnésie. On sait que, souvent, l’origine en est un choc intense et que le cerveau fabrique alors une stratégie de défense efficace en verrouillant l’accès aux informations susceptibles de faire resurgir une souffrance intense voire insupportable.

L’amnésie est précisément l’un des troubles dont souffre une jeune femme, Sayaka Kurahashi. Mariée depuis peu à un homme toujours absent, elle est la mère d’une petite fille dont on vient de lui retirer la responsabilité pour raison de maltraitance. Sayaka ne pouvait s’empêcher, compulsivement, d’infliger toujours plus de souffrance à son enfant sans être capable d’expliquer les raisons de ses gestes qu’elle regrette profondément.

A la mort de son père, elle reçoit une clé accompagnée d’un plan. Une invitation presque explicite à aller se rendre là où cette clé devrait permettre d’ouvrir une porte dont elle pressent qu’elle dissimule les secrets de ses propres souffrances. N’osant s’y rendre seule, elle force la main à son ex petit ami avec qui elle avait rompu brutalement il y a sept ans, pour l’accompagner sur place.

Lorsque Sayaka et son ami pénètrent dans la maison dont la clé donne accès, ils découvrent un espace inhabité depuis près de trente ans mais dans lequel  se trouvent d’étranges éléments (un journal intime d’un enfant, des costumes d’adulte, des lettres, un télescope, des pendules toutes arrêtées à la même heure…) qui invitent à décoder ce qui apparaît peu à peu comme une sorte de gigantesque mise en scène.

Commence alors une enquête où, pas à pas, entre la logique du jeune homme et les surgissements d’images remontant du passé de Sayaka, une terrible explication va permettre de comprendre ce qui s’est passé autrefois et éclairer, du coup, le mal-être de Sayaka.

K. Higashimo mène son récit de main de maître, semant des indices ici et là auquel le lecteur ferait bien d’être attentif. C’est d’ailleurs aussi la principale limite de ce roman par ailleurs parfaitement ficelé que de faire surgir des informations étranges qu’un lecteur de polar aura tôt fait de détecter comme essentielles voire de décoder tandis que le petit couple d’enquêteurs semble, pour un temps du moins, passer à côté.

Mais cela n’empêchera pas de dévorer un livre qui se lira quasiment d’une seule traite et laissera un certain sentiment de malaise du fait des thèmes qu’il abordera.

Publié aux Editions Babel Noir – Actes Sud – 2010 - 254 pages

Merci à Marie-Noëlle Rolland de la librairie Lirenval de St Rémy les Chevreuses d’avoir mis cet exemplaire à notre disposition dans le cadre de la sélection du Prix Michel Tournier.

5.1.13

Une collection très particulière – Bernard Quiriny



Déjà avec ses deux précédents recueils de nouvelles « L’angoisse de la première phrase » et « Contes carnivores », Bernard Quiriny, jeune auteur belge, nous avait montré tout son amour des livres et de la littérature au point d’en faire un thème essentiel, quasi obsessionnel de son espace romanesque.

Reprenant le droit fil de ces deux parutions antérieures, B. Quiriny nous livre à nouveau un très original recueil à mi-chemin entre une collection de nouvelles que l’on peut lire indépendamment les unes des autres et d’un roman dont le fil conducteur serait Bertrand Gould, personnage rémanent, omniprésent dans son œuvre, véritable guide dans cet espace où l’absurdité confine au génie.

Gould est une sorte de dandy belge, passionné de littérature, glosant sur le monde qu’il sillonne pour son plaisir. Un double littéraire de l’auteur qui nous ouvre les portes de sa bibliothèque imaginaire.
« Une collection très particulière » s’articule clairement autour de trois thèmes à la fois distincts et intriqués car tous ramènent à Gould qui en est l’exposant, une sorte de conférencier privé pour un ami à son tour narrateur de la cocasserie qui se révèle à lui.

Le premier thème qui donne son titre à l’ouvrage est celui de la collection de livres absurdes, éminemment improbables de Gould dont la passion est de réunir tout ce qui va démontrer l’immense difficulté et l’intensité de l’effort demandé aux écrivains pour accoucher de leur engeance littéraire. Des livres qui s’évaporent dans le temps car ils sont intrinsèquement trop mauvais et recherchent par eux-mêmes à revenir à l’essence thématique. Des livres qui ne peuvent se lire qu’habillé à quatre épingles, réservés à une sorte d’élite dandy. Des livres qui ont tué leurs auteurs ou des tiers. Des livres qui renferment des secrets qui ne se livreront qu’à ceux capables de les décoder, cachés au plus profond des textes. Bref, un monde à la Italo Calvi ou bien encore campé dans l’univers de Borges dont Quiriny est un spécialiste.

Le deuxième thème est celui des villes. Dix villes de la planète qui disent là encore l’absurdité de leur raison d’être car on y dort par un exemple inexorablement un jour sur deux, perdant ainsi la moitié de sa vie, ou qu’on y parle trois langues absolument identiques mais que les locuteurs ne peuvent comprendre que s’ils voient toutes les indications dans ce qu’ils sont persuadés être leur seule langue, ne comprenant pas les deux autres pourtant rigoureusement pareilles. Et puis, celle qui se résume en une phrase, une sorte de litote elliptique éblouissante qui résume à elle seule la puissance du texte de Quiriny : « Pleins de confiance, les fondateurs de Livoni construisirent la ville au pied d’un volcan qu’ils croyaient éteints. » Sublime !

Enfin, Quiriny/Gould se mettent à disserter sur des problèmes de société, imaginant des situations aussi délirantes que cocasses depuis que les morts se mettent à ressusciter en masse ou que l’on a trouvé l’élixir de jouvence ou que tout un chacun se voit autorisé, voire encouragé, à changer sans cesse de nom créant un monde où plus personne ne sait vraiment qui est qui quand ce monde ne se met pas, ultime calembour, à faire se rejoindre les mondes parallèles inhérents à la théorie quantique.
Tout cela est extrêmement jouissif parce que joliment caustique, délicieusement impertinent et, surtout, magnifiquement écrit. Un très gros coup de cœur décidément !

Publié aux Editions Seuil – 2012 – 185 pages

Merci à Marie-Noëlle Rolland de la librairie Lirenval de St Rémy les Chevreuses d’avoir mis cet exemplaire à notre disposition dans le cadre de la sélection du Prix Michel Tournier.