17.1.13

Le jeu des ombres – Louise Erdrich

L a vie en couple peut se révéler un véritable enfer, un processus quasi inéluctable d’autodestruction. C’est ce que nous dit implacablement Louise Erdrich dans son dernier roman, celui qui est aussi le plus autobiographique. Car, comme ses personnages, Louise Erdrich vécut une longue relation passionnée et destructrice avec un peintre dont elle est désormais séparée. Louise Erdrich n’a par ailleurs jamais fait mystère de ses origines indiennes auxquelles elle porte la plus haute importance et qui tiennent une part essentielle dans son œuvre. Comme elle, ses personnages partagent ces racines et ces traditions au point d’en avoir fait un élément constitutif du couple qu’elle nous dépeint et de structurer profondément la façon de voir le monde, de se positionner face à lui et de penser la cellule familiale. Une grande part de ce qui se déroule sous nos yeux est influencée par une sorte de besoin presque inconscient d’utiliser son identité spécifique pour se faire accepter, voire s’imposer aux autres, comme une revanche à distance à prendre sur l’Histoire américaine. On aurait tort de négliger cet aspect des choses sous peine de ne pas décoder complètement cette spirale néfaste qui se met en branle dans toute la cellule familiale, enfants et parents compris.

Voici des années que ce couple se côtoie. Ils se sont connus étudiants, se sont mariés et ont désormais trois enfants aussi géniaux et intrigants qu’eux. Lui est un peintre qui compte parmi les figures contemporaines américaines. Il forma sa réussite par une série de tableaux appelés « America » où sa femme, Gil, est représentée à l’infini comme une figure hypnotique, quasi compulsive dans tous les états y compris les plus crûs et les plus intimes. Elle, quand elle ne pose pas pour lui, élève leurs trois enfants et commence sans jamais aller au bout d’incessantes recherches sur des peintres mineurs spécialisés dans la représentation de la culture indienne du XIXème siècle.

Lui croît l’aimer de tout son corps et de toute son âme alors qu’il n’ose pas s’avouer à lui-même qu’au fond, il n’en est plus vraiment amoureux. Il se refugie dans sa peinture pour s’auto-persuader d’un amour inaltérable et compense ses réguliers accès de violence physique sur elle et les enfants en les abreuvant de cadeaux dont il aura également décidé qu’ils devront leur plaire par avance. Bref, un tyran domestique qui étouffe son entourage.

Elle, de son côté, ne lui a jamais pardonné son comportement le jour où les tours du WTC se sont effondrées. Alors qu’elle souffrait le martyre pour son troisième accouchement, il conservait les yeux rivés sur le téléviseur à l’extérieur de la salle de travail pour venir commenter l’enfer, créant un climat de tension insoutenable.

Mais, surtout, elle s’est mise à le détester depuis qu’elle a découvert qu’il lisait son carnet intime. Du coup, elle élabore un stratagème pour le pousser à quitter le domicile et à les libérer, elle et les enfants, d’une vie devenue insupportable et étouffante. Puisqu’il refuse de ne plus accepter de l’aimer et de quitter le domicile conjugal alors qu’elle lui en fait la demande répétée, son plan est simple : tenir deux journaux intimes. L’un, qu’elle sait qu’il lira, où elle consignera des faits ou des pensées imaginaires n’ayant pour d’autre but que de le manipuler et le blesser pour le pousser à la faute. L’autre, le vrai qu’elle garde enfermé dans un coffre de banque, où elle note les observations des effets de son plan.

Avec méticulosité et systématisme, Louise Erdrich démonte l’infernale mécanique d’un couple en train d’exploser. Manipulation et contre-manipulation sont à l’œuvre, prenant souvent les enfants en otage, les poussant eux-mêmes à imaginer des stratagèmes pour survivre à ce que la plus petite de la fratrie voit comme une fin du monde qui se profile.

Il y a un côté presque obscène parce que suffoquant dans cette lente descente aux enfers vers les ombres de la pensée, vers les ombres d’un jeu mortel qui, une fois enclenché, deviendra non maîtrisable comme une réaction en chaîne dont on ignore les effets réels mais que rien, jamais, ne pourra plus arrêter. Il en résulte un livre superbe, génialement réalisé à réserver à un public adulte et averti tant il pourrait être destructeur sur les esprits les moins préparés.

Publié aux Editions Albin Michel – 2012 – 253 pages