31.5.13

La nuit close de Saigon – Robert Olen Butler



Butler, qui fut envoyé au Vietnam comme interprète, a la double caractéristique de camper l’essentiel de sa production littéraire au moment de la terrible et pitoyable guerre qui ébranla l’Amérique, tout en mettant en scène des personnages marginaux dont les destins improbables trouveront une fin souvent tragique. Ses romans sont souvent empreints d’une poésie douce et triste, très pudiques, très intimistes.

« La nuit close de Saigon » s’inscrit d’emblée dans cette lignée. C’est un roman centré sur les ravages que l’esprit peut provoquer lorsque l’on se convainc, à tort ou à raison, qu’un événement est inéluctable et que, de ce fait, on dicte son comportement, plus ou moins consciemment, en conséquence.

Butler nous donne donc ici une interprétation très personnelle de la guerre que l’on perçoit en bruit de fonds et dont le déroulement, avec sa fin précipitée, va sceller le destin du couple autour duquel le roman est centré.

Cliff est un ex GI qui fut envoyé au Vietnam comme agent de renseignement. Parlant couramment Vietnamien, il déserta suite à sa participation involontaire et passive au meurtre d’un prisonnier vietcong. Fasciné par le Vietniam, il vit une passion amoureuse exclusive, fusionnelle, d’une intensité rare avec une ex-prostituée, Lahn.

Après plus de quatre années passés enfermés dans une petite chambre glauque, centrés sur eux-mêmes, s’adonnant au plaisir de leurs corps enlacés, il leur faut fuir avant que d’être arrêtés par les Vietcongs qui ne leur feront pas de cadeau. Ils arrivent à embarquer dans l’un des derniers hélicoptères qui décollent du toit de l’ambassade américaine.

Usant d’un stratagème, Cliff  échappe aux Marines et parvient à rentrer aux Etats-Unis sans encombres mais séparé de Lahn. Les deux amants vont cependant se retrouver mais leur couple et leur passion va se déliter, Lahn étant terrorisée par un pays qu’elle ne comprend pas, une langue qu’elle ne parle pas, des femmes qu’elle considère plus attirantes qu’elle, Cliff ne rêvant que du Vietniam et se heurtant à toutes ses tentatives pusillanimes de réintégration dans une Amérique qui lui est devenue au mieux indifférente et souvent hostile.

Le titre peut alors se lire de multiples manières. Close est la nuit, la dernière que Lahn et Cliff passent ensemble à Saigon. La ville est encerclée, l’armée de libération envahit les rues, commence ses massacres et règlements de compte. Close est la ville dont on ne peut s’échapper que, pour peu de temps encore, au compte-gouttes dans une fuite désastreuse du toit de l’ambassade américaine (je conserve un souvenir hagard de ces gens amassés et de cet hélicoptère qui bascula du toit, symbole de l’effondrement de l’Empire américain et d’une chute qui n’en finit pas de se prolonger depuis). Close set la nuit de l’esprit de Cliff qui pèse animalement, sans réflexion structurée, pressé par l’urgence, le pour et le contre entre rester dans ce pays qui est devenu le sien et rentrer aux USA. Deux perspectives aussi peu favorables l’une que l’autre, plongeant dans l’inconnu. Close est la nuit dans laquelle Lahn et Cliff parcourent en pensée les années passées, leur vie avant de se rencontrer, l’étrangeté de l’amour qui leur est tombé dessus, l’indissolubilité de leur passion qui a besoin de la moiteur de l’Asie, du bruit, du danger d’être démasqué ou dénoncé pour s’épanouir. Close est la nuit dans laquelle leur esprit leur dicte de se comporter l’un envers l’autre, et tous deux contre les Etats-Unis, lorsqu’ils se retrouveront enfermés à nouveau à Speedway dans une chambre minuscule au-dessus d’un magasin d’antiquaire, tentant maladroitement de reproduire l’écrin indispensable à nourrir leur amour mutuel. Close est la nuit de la pression sociale que les communautés omniprésentes américaines tentent de vous imposer malgré vous, pour vous intégrer, vous enrôler malgré vous dans des structures aux apparences trompeuses et qui visent toutes à normaliser tout en se surveillant les uns les autres.

Il en résulte un roman hanté, sans espoir, sublime qui conforte Butler comme l’un des géants de la littérature américaine contemporaine.

Publié aux Editions Rivages – 284 pages

25.5.13

La chambre aux échos – Richard Powers



« La chambre aux échos » est un roman qui ne se laisse pas facilement aborder. Il faut tout d’abord en franchir la longueur (plus de 470 très grandes pages aux petits caractères et d’une écriture assez serrée) : même pour un lecteur rapide comme moi, ne comptez pas moins de douze à quinze heures de lecture assidue. Par son thème ensuite qui amène l’auteur à faire référence, à de très nombreuses reprises, à des travaux en neuro-chirurgie, neuro-chimie ou psychiatrie et, donc, à utiliser les termes scientifiques spécialisés pour donner à comprendre au lecteur les mécanismes qui sont en œuvre dans ce roman assez fascinant.

Ce qui est au cœur de l’ouvrage, ce sont les chemins tortueux et inattendus que le cerveau humain peut emprunter suite à une maladie, un choc, un accident. A ce titre, la description (même rapide, donc non clinique) de cas étudiés par la médecine est absolument fascinante, même si elle peut faire peur tant il n’y a pas de limites aux bizarreries, à l’a-normalité.

Les cas de ces patients qui sont convaincus d’avoir une main greffée sur leur visage, un membre (un troisième bras, une troisième jambe) transmis par un parent récemment décédé malgré toutes les preuves factuelles, scientifiques et irréfutables qu’on peut leur opposer est absolument extraordinaire. Comme bien d’autres, abondamment cités dans ce roman dense.

Pourquoi une telle débauche de références médicales ? Tout simplement parce qu’un jeune homme, Mark Schluter, alors qu’il roulait à vive allure sur les pleines alluviales désertes du Nébraska, celles qui accueillent tous les ans des millions de grues en train de migrer, se retrouve tout à coup hospitalisé, à l’état de quasi-légume, suite à un gravissime accident de la route.

L’une des nombreuses conséquences de cet accident est d’avoir profondément altéré la personnalité de Mark au point qu’il est convaincu d’être devenu une sorte de doublure de lui-même, projeté dans la réplique presque parfaite du monde qu’il a connu auparavant, mais pas parfaite car il y dénote de légères différences de détails. Une doublure poursuivie par de mystérieux agents qui font sur lui de multiples expériences dont la plus troublante est, sans doute, de lui avoir envoyé sa sœur, avec laquelle il entretenait une relation fusionnelle, sous la forme d’un robot, extrêmement déroutant tant l’imitation est parfaite, tant sa connaissance de détails intimes est improbable. Ceci porte le nom de syndrome de Capgras.

Nous allons assister en détails à l’évolution de ce syndrome, complété par d’autres au fur et à mesure que l’état de Mark s’aggrave tant et si bien qu’il va devenir l’objet d’une étude approfondie de la part d’un spécialiste célèbre, également et surtout auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation sur les neuro-sciences. Or ce médecin, va lui même connaître une profonde altération de sa personnalité en étudiant ce cas, en se trouvant confronté à des choix personnels et professionnels critiques. Tout comme d’ailleurs tout l’entourage de Mark, tant le stress que cette maladie induit est intense.

Bref, nous plongeons dans la psyché et observons, à l’aide de procédés didactiques (un peu comme les séquences de combats de rats de laboratoires dans « mon oncle d’Amérique » d’A. Resnais), les multiples interactions entre une galerie de personnages perdus et ébranlés par un cas qui les dépasse.

La limite du roman tient cependant dans l’ambition de l’auteur à vouloir mener de front trois ou quatre histoires qui, en soi, auraient chacune pu justifier d’un roman à part entière, le tout sur fond de combat écologique en vue de sauver les grues du Nébraska.

D’où une certaine indigestion et une impatience à en finir lorsque le cap des cent dernières pages est franchi.

A découvrir sous réserve de prendre son temps et d’accepter de lire, en essayant de comprendre, de nombreuses pages assez scientifiques, du moins pour les non spécialistes.

Publié aux Editions « le cherche midi » - 471 pages

22.5.13

Bonita Avenue - Peter Buwalda


 
Pour un premier roman, l’écrivain néerlandais Peter Buwalda n’a manqué ni d’ambition, ni de culot, ni surtout de talent. Il nous mène de main de maître dans un récit qui nous fait descendre au tréfonds des âmes humaines, remuant la vase nauséabonde, amenant ses personnages aux confins de leurs démons tout en maintenant un suspense sur les causes d’un suicide annoncé dès les premières pages du livre.

Pourquoi Siem Sigerius s’est-il donné la mort ? Telle est la question qui hante le roman de bout en bout. Il avait tout a priori pour être heureux. Champion de judo, génie des mathématiques, détenteur d’une médaille Field, ancien recteur de l’université de la ville néerlandaise d’Enschede, il vient d’être nommé Ministre de l’Education Nationale et est au sommet de sa réussite sociale. Remarié à une Tineke avec laquelle il vit depuis près de vingt ans, il aime ses deux belles-filles comme si elles étaient ses propres enfants.

Pourtant, derrière les apparences se dissimulent des fissures, des doutes qui, une fois insérés, vont conduire leur chemin, de plus en plus profondément, de manière inéluctable comme un coin enfoncé dans une souche en produira l’éclatement.

L’apparence : voici bien ce qui structure  véritablement ce roman aux facettes multiples tant celles et ceux qui se dissimulent dans l’ombre de leurs propres personnages vont révéler ceux qu’ils sont véritablement, au fur et à mesure que le récit progresse et que l’auteur resserre des cercles concentriques de plus en plus étroits autour d’eux. Au premier regard, tout semble normal. Une famille sans histoire, connue, socialement établie et respectée.

Pourtant, Siem a un fils d’un premier mariage, exclu de sa vie depuis son emprisonnement pour assassinat. Sa belle-fille aînée, Joni, se livre dans des postures pornographiques sur un site privé et payant auquel Siem est abonné pour oublier une liaison non consommée avec une étudiante et une sexualité quasi inexistante. Son épouse s’enferme de longues heures dans son atelier, se mure dans un silence et son mal-être se traduit dans une prise de poids inexorable qui la transforme en une sorte de mastodonte. Le petit ami de Joni est en proie à une schizophrénie effrayante. Seule la plus jeune fille, discrète, paraît vivre de façon véritablement normale et anonyme.

Toutes ces faces cachées vont exploser en même temps que l’incendie d’un dépôt de feux d’artifice de la ville la dévastera. Une fois lancée, une mécanique infernale se mettra alors en branle emmêlant de façon effrayante pornographie, morts violentes, folie, mensonges, dissimulations et manipulations.

Alors la plume de Buwalda se fera de plus en plus brutale, plongera dans une encre rouge sang sans nous épargner le moindre détail, la plus petite horreur d’une famille qui a définitivement perdu son innocence, celle du temps où Siem fut professeur à Palo Alto et où tous vivaient aimablement, sans histoires dans une belle villa à Bonita Avenue.

Il est certain que ce roman, malgré ses longueurs ici ou là, marquera durablement ses lecteurs par sa construction complexe et habile, sa noirceur, la profondeur de son analyse psychologique, la maîtrise du style et de la langue jusqu’à ce qu’elle a de plus crû. Un roman qui dérangera et mettra mal à l’aise. Un coup de maître, vraiment !

Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 514 pages

 

17.5.13

Talk Talk – T.C. Boyle



Une fois de plus, T.C. Boyle, un des grands romanciers américains contemporains, a frappé fort. « Talk Talk » (qui signifie en Anglais le langage des sourds qui combine agitation fébrile des mains – fébrile pour les entendants du moins – avec onomatopées) est un trhiller solidement charpenté, riche en rebondissements et qui, nous sommes en Amérique, se terminera en forme de relative happy end… Le vrai danger en est, qu’une fois commencé, nous risquez de ne plus vouloir décoller du bouquin, rivé par l’intrigue et le sens du suspens que distille en maître, l’auteur.

« Talk Talk » est aussi un roman sur l’identité. Qui sommes-nous vraiment, quelles sont nos véritables aspirations, comment réagirons-nous face à un effondrement de notre quotidien rassurant ? Mais également, à l‘heure de l’internet et du redoutable accès qu’il peut permettre y compris à des données censées être confidentielles, que sommes-nous lorsque nos codes d’accès sont violés, nos comptes en banque vidés, notre passé de citoyen vertueux et respectueux soudain anéanti par la faute d’un criminel usurpateur de votre identité ?

C’est précisément ce qui arrive à Dana Halter, devenue sourde à l’âge de quatre ans suite à une maladie. Dana menait jusqu’ici une vie relativement aisée, malgré son handicap. Professeur de littérature dans une école pour sourds de Californie, portant une resplendissante trentaine, amoureuse et aimée d’un homme plus jeune qu’elle, sa vie va basculer lorsque, à l’occasion d’une banale vérification d’identité, elle va se retrouver menottée, arrêtée et emprisonnée pour des délits financiers qu’elle n’a jamais commis.

Quand sa bonne foi sera enfin reconnue, elle n’aura de cesse que de traquer celui qui lui a emprunté son nom, ses comptes, son numéro de sécurité sociale etc… en embarquant avec elle son ami, un peu malgré lui.

Commence alors une longue course poursuite qui nous fera parcourir la totalité des Etats-Unis d’Ouest en Est et au cours de laquelle la haine, la soif de vengeance, la volonté de faire définitivement établir son innocence vont se renforcer. Chaque occasion de croiser, virtuellement ou physiquement, l’usurpateur donnera l’opportunité à T.C Boyle de déployer des trésors d’inventivité pour continuer de rendre vraisemblable un scenario qui, cependant, tend à s’effilocher au fur et à mesure que les chapitres défilent. Pas au point de lasser le lecteur mais le livre perd en intensité à force de multiplier les rebondissements et de faire, un peu trop, appel au facteur chance.

L’un des atouts de ce roman est de bien analyser les ressorts psychologiques qui poussent un individu instable, violent et manipulateur à mener grand train de vie en faisant payer celles et ceux qui n’y sont pour rien. C’est probablement même la partie fondamentalement la plus aboutie du livre.

Si vous vous satisfaites d’une intrigue hollywoodienne et d’un style simple, idéal sur la plage par exemple, alors vous trouverez en « Talk talk » de quoi répondre à vos attentes.

Publié aux Editions Grasset – 440 pages 

10.5.13

Heureux les heureux – Yasmina Reza



Ces heureux n’ont rien de vraiment heureux. Au contraire, dans un genre nouveau pour elle, celui de la nouvelle, en dix-huit tableaux touchants et souvent féroces, Yasmina Reza fait montre une nouvelle fois de son talent protéiforme.

Voici des personnages plutôt socialement bien installés dans la vie, qui ont réussi ou en présentent la plupart des apparences. Bref, des hommes et des femmes dont on pourrait penser qu’ils ont tout pour être heureux.

C’est sans compter sur la maladie, la solitude, la crise identitaire, le doute qui s’emparent d’eux et les poussent vers une vie qui risque bien de présenter toutes les caractéristiques contraires de celle à laquelle ils auraient pu prétendre. On suivra ces personnages qui se croisent et s’entrecroisent au fil de ces dix-huit tableaux si bien qu’au fond, derrière ces nouvelles, se tisse l’esquisse d’un roman dont on aperçoit la trame.

Le roman des illusions perdues,  des vies fichues par les mauvais choix ou les circonstances. Tout cela aurait pu être profondément déprimant. C’est sans compter sur le génie caustique de l’auteur qui parvient à nos soutirer des sourires face à cette mascarade qu’est la vie humaine.

Tout cela est fort bien fait, bien construit, très bien écrit mais ne laissera pas un souvenir impérissable. A lire en toute connaissance de cause donc.

Publié aux Editions Flammarion – 2013 – 187 pages

Le tigre blanc – Aravind Adiga



Voici un roman inattendu qui constitue une bonne opportunité pour se confronter à la littérature indienne contemporaine.

Saisissant le prétexte d’une prétendue visite officielle du Premier Ministre chinois, l’auteur, qui emprunte l’identité d’un entrepreneur de la grande technopole du Sud de Bangalore, décide de conter à l’hôte officiel ce qui est la véritable identité de l’Inde. En six nuits consécutives passées seul dans son grand bureau orné, comme il en rêva toujours, d’un lustre à pampilles, notre entrepreneur va utiliser sa propre histoire pour décrire par le menu les nombreux travers d’une société qui hésite entre traditions et modernité.

Avec beaucoup d’humour et d’autodérision pour sa propre nation, A. Adiga va se lancer dans une description acerbe et sans concessions de la corruption généralisée qui règne en maître absolu, du chaos total et systématique qui ne manque pas de saisir le visiteur oriental à peine le pied posé dans le moindre aéroport indien, du délabrement complet des infrastructures routières sans parler de la quasi inexistence du traitement des eaux. Malgré cela, les gratte-ciels poussent comme des petits pains mais l’infrastructure ne suit pas, loin s’en faut.

Pour survivre aux maladies, à l’indigence, aux mafieux locaux qui exploitent les plus pauvres d’entre les pauvres, il faut à la fois du courage, une volonté farouche et un sens de la débrouillardise hors du commun. Toutes choses dont ne manque pas cet entrepreneur qui, comme nous l’apprendrons très vite dans ce roman, n’a pas hésité à tuer son Maître pour gagner la liberté, à commencer par celle d’entreprendre en vue de s’enrichir, coûte que coûte, y compris au prix de la vie des siens, et au plus vite.

L’humour un rien décalé (influence british oblige !) permet presque d’accepter sans juger cette forme d’auto-confession en forme de témoignage et de s’accommoder des situations les plus scabreuses ou révoltantes. On en viendrait quasiment à éprouver un peu de sympathie pour l’entrepreneur, ce « Tigre Blanc », c’est-à-dire cet animal rare dont un seul exemplaire existe par génération, lui, l’exception qui a su émerger du bourbier de plus d’un milliard d’individus parmi les plus pauvres de cette planète.

D’ailleurs l’auteur semble presque résigné sur la situation de son pays. Pour y avoir séjourné à des fins professionnelles et travailler avec des équipes locales, je vous confirme que ce pays est un cauchemar absolu pour ce qui est de l’efficacité, de la productivité, voire de l’honnêteté… Sans parler de la salubrité, terme banni des dictionnaires locaux. On retrouve tout cela brillamment exposé dans ce roman à découvrir et à méditer, que l’on envisage, ou non, un périple sur le sous-continent.

Publié aux Editions Buchet Castel  - 320 pages

3.5.13

Pleine lune – Antonio Munoz Molina



Publié en 1997, « Pleine lune » s’impose comme un des romans majeurs de Molina qui, à nos yeux, est assurément un des plus grands écrivains contemporains européens. D’emblée, Molina impose son style, minutieux, où chaque mot est à sa juste place , et ample. Molina est un magicien des mots qui s’assemblent dans d’envoûtantes longues phrases comme on n’en trouve quasiment plus de nos jours.

Grâce à ce style unique et d’une intense lenteur et parce que chaque page est d’une rare densité presque sans aucun paragraphe et quasiment aucun dialogue, à l’exception des toutes dernières pages où, enfin les protagonistes qui sont arrivés au bout d’eux-mêmes sont enfin capables de s’exprimer, Molina captive dès les premières pages son lecteur. Lire Molina exige du temps, une certaine disponibilité, un renoncement au monde extérieur tant on est littéralement happé par la force du récit et de l’écriture.

Lire Molina, c’est aussi accepter d’aborder la face sombre du monde tant ses livres nous donnent à voir la douleur des êtres la plupart du temps livrés à leurs angoisses, aux prises avec tout ce que la vie a le moins réjouissant à nous offrir et souvent sauvés, temporairement du moins, par une passion amoureuse vouée dès le départ à l’échec. Chez Molina, la nuit a une importance particulière. C’est là que l’essentiel se passe, que les pulsions se déchainent, que les masques tombent, que les cœurs se mettent à nue.

« Pleine lune » est l’archétype du schéma Molinien, dans le fond et la forme et l’un des plus poignants romans jamais écrits par l’auteur.

Dans une paisible ville d’Andalousie sans aucun attrait se commet un crime atroce. Fatima, une jeune fille impubère, est retrouvée sauvagement assassinée, nue et atrocement mutilée, abandonnée dans un jardin public qui connut autrefois une ère de gloire.

Un inspecteur dont nous ne connaîtrons jamais le nom se donne corps et âme pour retrouver l’épouvantable assassin qui a laissé une multitude d’indices, dont on connaît presque tout, sauf le visage et sauf le nom, n’étant pas fiché. Un vieux jésuite qui fut son professeur lui a dit de toujours chercher les yeux. C’est pourquoi il parcourt hagard les rues de la ville, à la recherche d’un regard qui révèlerait le meurtrier. Commence une longue quête qui va mettre aux prises cinq personnages principaux dont les vies se croisent. Cinq personnages tous en marge, tous exclus, d’une manière ou d’une autre, tous sous l’influence de la nuit et de la pleine lune.

L’inspecteur d’abord qui passa l’essentiel de sa carrière au pays basque et qui craignit sans cesse l’attentat, persécuté qu’il était par l’ETA. Plus l’enquête avance, plus son passé le rejoindra, plus les monstres enfouis dans sa jeunesse, son enfance, sa vie affective et professionnelle vont le rattraper au point de l’obliger à libérer son âme.

Le père Orduna, ce vieux jésuite austère, survivant d’un ordre qui a perdu de sa gloire, exclu d’une Eglise qui ne lui a pas pardonné d’avoir choisi de devenir prêtre ouvrier et soutien du communisme. Un prêtre qui doit libérer sa conscience tout en libérant celle de celui qui fut son élève préféré, l’inspecteur.
Susana Grey, l’institutrice de Fatima, femme d’une petite quarantaine larguée par un mari insupportable et qui passa seule les dix dernières années à élever un fils qu’elle comprend de môns en moins et à éduquer des enfants qui l’insupportent au milieu d’enseignants qu’elle abhorre. Susana qui va tomber éperdument amoureuse de l’inspecteur et redonner progressivement un sens à la vie de ce dernier sans toutefois pouvoir le faire venir à bout de ses démons.

L’épouse de l’inspecteur qui, à force d’être menacée par l’ETA et d’être abandonnée d’un mari depuis longtemps devenu indifférent, s’est réfugiée hors du monde au point d’être internée dans une clinique psychiatrique, symbole d’un reproche muet.

L’assassin enfin dont la folie progressive et les pulsions sordides, irrépressibles, impossibles à détecter sous les apparences d’une normalité gentille sont rendues avec un réalisme et une intelligence absolument remarquables.

Molina met alors un lent ballet dans lequel chacun de ses acteurs tient l’un ou l’autre des protagonistes et dont ne peut surgir qu’encore plus de souffrance.

Un livre époustouflant, très dense. Un absolu chef-d’œuvre !

Publié aux éditions Seuil – 382 pages