29.6.13

Faux soleil – Jim Harrisson



Jim Harrisson est l’un des très grands auteurs américains contemporains dont nous n’avions pas encore eu l’occasion de publier des analyses malgré la richesse et la 
qualité de sa production littéraire depuis une trentaine d’années.

A l’image de Russel Banks, J. Harrisson est un rural, un homme proche de la nature. Né d’une mère suédoise et d’un père spécialiste des questions de fertilité des sols, il passa son enfance dans la campagne et décidé très tôt, à l’adolescence, de devenir 
écrivain pour les avantages et la liberté que cette vie offrait.

Après avoir exercé pendant un an comme assistant en Anglais dans une université new-yorkaise, il fait le choix de retourner dans une ferme du Michigan pour s’y occuper de sa famille et se consacrer entièrement à l’écriture. « Faux Soleil » fut publié en 1984 et n’est sans doute ni le meilleur ni le plus représentatif de ses livres. 

Il n’en constitue pas moins un ouvrage assez remarquable par sa structure et le style si personnel de l’auteur. Toujours est-il que, pour notre part, une fois commencé nous n’avons quasiment pas lâché le roman avant d’en avoir tourné la dernière page.

L’auteur use d’un procédé littéraire classique. Il laisse accroire, dans son prologue auquel il donne un caractère de forte vraisemblance en mêlant références à sa propre vie et pure fiction, qu’il est le personnage qui va tenir la plume et que ce qu’il va relater lui est arrivé, personnellement. C’est tellement bien fait que, malgré la ficelle largement usée, on y croit !

C’est donc en journaliste (ce que Harrisson fut tout au long de sa carrière, aussi) que l’auteur se dissimule. Un journaliste usé par la vie, en surpoids, frappé de goutte, abusant de tout, la bonne chère, l’alcool et les femmes. Un journaliste aussi auteur de romans et que, par hasard, un riche magnat rencontré dans un vestiaire d’un club privé de Palm Beach met au défit de rédiger un livre sur un vrai personnage. Piqué au vif, notre homme va accepter et se trouver embarqué dans une aventure étrange et pittoresque.

Après un épuisant trajet au volant d’un 4x4 aménagé pour sa goutte, le voici transporté dans un chalet perdu en pleine nature dans le Nord du Michigan, lieu de quasi désolation, sans charme particulier et réservé aux fous de chasse et de pêche (cf, une fois de plus Russel Banks). Il y est envoyé pour interviewer Strang, le gendre du magnat. Strang est un être étrange qui a passé sa vie à construire des barrages aux quatre coins de la terre. Frappé d’épilepsie, il fut l’objet d’un gravissime accident sur son dernier chantier qui le laissa les jambes tenues par des broches, aux bons soins d’une bombe costaricaine, perdus tous deux dans un chalet supposé interdit à toute visite. Une bombe qui veille à le faire ramper pendant des heures sur les conseils de médecins visiblement dépassés par les évènements.

Commence alors une longue interview qui s’étalera sur trois mois où nous ferons connaissance intime avec Strang. Chaque chapitre, ou presque, est structuré en trois plans. Une première partie en général consacrée à relater la vie quotidienne ou les récents développements du journaliste dont la propre vie se trouvera fortement influencée par ce qu’il découvre sur Strang et la capacité de ce dernier à pousser les autres à s’interroger différemment sur eux-mêmes. Une deuxième partie qui, le plus souvent, est une bande son destinée au journaliste pour lui permettre d’organiser ses idées mais qui recueille aussi ses délires d’alcoolique. Une troisième partie constituée à proprement parler du récit de la vie d’aventures et d’hommes à femmes de Strang.
Des femmes qui jouent précisément un rôle clé dans cette galerie de personnages plus exubérants les uns que les autres. Des femmes qui vont également débouler les unes après les autres, voire ensemble, en tant qu’ex épouses de Strang et tenter de mettre un terme à ces interviews sous des prétextes divers.
Grâce à un style plein d’auto-dérision, souvent comique bien que d’une assez grande simplicité toutefois relevée de traits saillants qui font mouche, nous allons côtoyer l’Amérique cachée. Celle des ruraux, celles des prêcheurs et bonimenteurs, celle des aventuriers en tous poils et dont Strang constitue une forme de synthèse cependant désintéressée et généreuse. Il y a un peu du meilleur Woody Allen dans cette chronique sans concession où le sexe et l’alcool, qui permet bien des libérations, tiennent une place prépondérante et donnent lieu à des scènes hautes en couleur.

Un vrai bonheur littéraire.

Publié aux Editions 1018 – 295 pages

21.6.13

Sombre dimanche – Alice Zetner



Alice Zetner, Normalienne, 26 ans, en est déjà à son troisième roman. Ici, c’est un pays qu’elle connaît bien dont elle nous conte un morceau d’Histoire, la Hongrie où elle a enseigné le Français et travaillé à la mise en scène de divers spectacles.

Les Mandry semblent voués à une vie de malheurs et de misère et sont les jouets permanents d’un monde qui tourne plus vite qu’ils ne sont capables de s’y adapter. Ils habitent une pauvre masure en bordure de voie ferrée dans laquelle vivent trois générations, toutes endeuillées.

Le grand-père plonge de plus en plus dans le gâtisme, ratissant inlassablement les ordures jetées nuitamment par les hordes de voyageurs en train depuis que la Hongrie est libre. Il abhorra toute sa vie Staline et le communisme qui lui coûtèrent l’usage d’une jambe au moment de la Révolution. Le père est emmuré dans le silence depuis que sa femme s’est suicidée en s’étouffant avec un poireau dans son carré de jardin. La dernière génération ne vaut guère mieux, entre une jeune femme devenue à moitié folle depuis qu’elle a été quittée par son amant français et le plus jeune fils, Imre, devenu par hasard gérant d’un sex shop fréquenté par les Hongrois libérés et des hordes de touristes qui débarquent dans une Prague enfin délestée de son rideau de fer.

En procédant par explorations successives dans le temps, Alice Zetner nous brosse le tableau d’un pays longtemps étouffé par le Stalinisme, toujours nationaliste, souvent réprimé jusqu’à l’effondrement total d’un régime communiste devenu absurde. Le tableau d’une nation qui est aussi celui d’une famille dans laquelle fourmillent les secrets et les non-dits, où l’échec semble programmé d’avance, où les hommes sont abandonnés par les femmes, condamnés à errer entre eux au sein d’un monde aussi étroit que les quelques planches qui leur servent de vagues murs dans une maison sans autre horizon que de voir les trains passer, ceux d’une vie meilleure, ceux d’un voyage vers un ailleurs plus riant et plus prometteur sans espoir d’y monter un jour.

Il existe une beauté et une poésie singulières dans ce livre aussi sombre qu’un morne dimanche. Un livre qu’il faudra adopter plus qu’il ne vous adopte spontanément et qui ne conviendra qu’à un public qu’un univers de plomb ne rebutera pas.

Publié aux Editions Albin Michel – 2013 – 285 pages 

16.6.13

Wilderness – Lance Weller



Avec ce premier roman écrit à plus de quarante ans, Lance Weller fait une entrée assez fracassante dans le paysage littéraire contemporain américain. On n’oubliera pas de sitôt ce roman qui dit tout le côté sauvage des Etats-Unis dans cette deuxième moitié du XIXème siècle. Sauvagerie de la nature, grandiose, omniprésente et écrasante, donnant l’occasion à l’auteur de se lancer dans des descriptions possédant un souffle réel, alimenté par l’utilisation de termes précis de botanique et par le recours à des images stupéfiantes. Sauvagerie de l’homme qui souvent lutte pour survivre, en proie à la faim, à la guerre, à la maladie, à la haine ou à la jalousie dans un monde où l’on peut mourir à tout moment et surtout de toutes les façons les plus horribles qui soient.

Ce monde, Abel Truman le côtoie depuis bien longtemps. Il fut, par hasard et non par conviction, enrôlé dans l’armée sudiste et fut de pratiquement toutes les batailles. Il revint estropié à vie, couturé de toutes parts de la terrible bataille dans la forêt de Wilderness là où s’affrontèrent plus de deux cent mille hommes dans une boucherie qui dura trois jours sans interruption et qui marqua la défaite programmée des armées de Lee.

Arrivé au terme de sa vie de misère et de privations, Abel quitte sa pauvre cabane de bois flotté au bord de la côte Nord-Pacifique pour se lancer dans un périple qui le conduit inconsciemment sur les traces de la maison qu’il avait occupée peu de temps avec son épouse, morte depuis bien longtemps et peu de temps après que leur fille unique ait succombé à peine née. Simplement accompagné de son vieux chien fidèle, équipé d’un bâton et de sa vieille Winchester, Abel va trouver sur son chemin un couple de brigands de grand chemin, assassins, voleurs et violeurs, prêts à tout pour s’emparer de son chien afin de le faire combattre.

Bientôt, le voyage d’Abel se trouvera contrarié. Bientôt, les circonstances feront que la violence qui s’abat sur lui et autour de lui, lui rappelleront toutes les violences qu’il a connues. Celles de la guerre interminable et absurde entre armées yankee et sécessionniste, celles causées par la folie de son épouse après la mort de leur fille. Celles aussi d’une vie faite avant tout de souffrances et de peines, de très peu et très rares moments de joie.

Dans une alternance de chapitres, Lance Weller nous conte avec un souffle épique des images de bataille d’un réalisme absolu, rappelant les meilleurs maîtres du genre tandis que le dernier voyage d’Abel se déroule selon des étapes qui n’auront rien à voir avec un parcours de tranquillité.

Pourtant, au sein de cette mort qui rôde sans cesse, dans ces paysages dont l’immensité et la dureté vous engloutissent, malgré l’irrationalité qui envoie des hommes se fracasser sur d’autres, se trouvent des êtres de bonté et de générosité. C’est sans doute ce qui fait les âmes humaines, ce qui distinguent ces personnages rudes comme le climat qu’ils doivent affronter, rêches comme la vie qu’ils mènent, à la fin différents de simples animaux un peu évolués.

On ressort forcément sonné de ce livre malgré quelques longueurs parfois et un début un tout petit peu laborieux. Mais Lance Weller possède un talent certain dont on espère qu’il appellera d’autres romans à venir.

Publié aux Editions Gallmeister – 2013 – 335 pages

13.6.13

Le roman du mariage – Jeffrey Eugenides



Jeffrey Eugenides n’est pas du genre à envahir régulièrement les tables des libraires. Trois romans seulement en trente ans, mais trois immenses succès et trois chefs-d’œuvre tous extrêmement différents.

Après « Virgin Suicides » qui explorait les pulsions adolescentes, puis « Middlesex » qui abordait avec virtuosité la question du genre sexué et tous les désordres que peuvent enclencher la découverte pour une jeune fille élevée comme telle depuis toujours qu’elle est en fait un garçon, sexuellement et génétiquement parlant, « Le roman du mariage » revisite le roman d’initiation.

Jeffery Eugenides enseigne la littérature à Princeton. Il voue à cet art une passion totale construite sur une compréhension intime et une culture gargantuesque. Cet amour de la chose littéraire est au centre de son roman à la fois délicat et difficile. Un roman qui n’hésite pas à attirer nos regards du côté de Derida ou de Barthes et qui fait plus que flirter, régulièrement, avec une exégèse des grands auteurs classiques ou révisitionnistes. A ce titre, « Le roman du mariage » pourra probablement dérouter certains lecteurs tant l’érudition est ici une question centrale, tant les références littéraires récentes ou non y sont permanentes car le roman d’Eugenides se veut aussi comme un miroir déformant, projeté dans notre siècle, des grands romans du mariage écrit par Henry James ou Jane Austen.

Tout repose sur une intrigue des plus simples. Sur le campus de l’université de Brown (que connaît bien l’auteur pour y avoir lui-même fait ses études), trois étudiants se tournent autour. Madeleine, étudiante brillante en littérature victorienne, aime Leonard, un biologiste surdoué terriblement maniaco-dépressif, tandis que Mitchell aime Madeleine, se languit et attend son heure, se réfugiant dans d’arides études théologiques qui le mèneront vers un long périple à travers l’Europe et l’Inde à la recherche de lui-même et d’une quête spirituelle sans réponse.

De ce triangle amoureux, Eugenides tisse un fin réseau qui explore tous les sentiments amoureux, tous les états qu’ils peuvent engendrer. Certes, nous ne sommes plus au temps de l’amour bourgeois, conventionnel et guindé de la littérature victorienne mais à celui d’une Amérique Reaganienne, encore sûre de sa puissance, aveugle aux forces qui se mettent en place pour la faire descendre de son piédestal. De ce fait, un campus universitaire reaganien, avant d’être un lieu d’études, est un lieu de fêtes et de débauches, une sorte de passage initiatique entre l’adolescence et les responsabilités qui incombent aux adultes.

Tout cela, Eugenides le met formidablement en perspective, l’actionne comme une infinitude de poupées russes enfantées par des siècles de littérature romanesque ou philosophique qui n’ont cessé de réfléchir au sens de l’amour et aux risques parfois pervers du mariage.

Il y a comme une provocation de la part de l’auteur à explorer une convention qui tend à exploser. Mais une provocation pleine de finesse, de profondeur, de réflexion mûrie lentement, le temps d’une gestation décennale.

Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 553 pages

12.6.13

Sweet home – Arnaud Cathrine



Arnaud Cathrine est un auteur qui fait penser à Olivier Adam. Comme pour ce dernier, ses personnages sont en déshérence, écorchés par la vie, déracinés voire vaguement marginaux. Comme pour O. Adam, l’écriture est simple, voire minimaliste et les histoires tristes, rarement porteuses d’espoir. Toutefois, ses romans n’ont pas la puissance évocatrice du tête de file qu’est Olivier Adam et la comparaison s’arrêtera donc là.

« Sweet home » est conçu comme une succession de trois cahiers écrits par trois frères et sœurs, les jumeaux Lilly et Vincent, le petit dernier, Martin. Des cahiers rédigés à une dizaine d’années d’intervalles et qui, tous sans exception, traitent de la question de l’identité. Car que devenons-nous quand nous perdons une mère encore jeune, que nous observons nos parents se déchirer ou, en tous cas, ne plus s’aimer, que le monde des adultes censés nous rassurer n’a pas de réponses à nos questions quasi-existentielles ?

Chacun de ces cahiers illustre le point de vue de chacun de ces enfants, devenus depuis des adultes, sur sa famille dont le fonctionnement bizarre et elliptique trouvait son apogée chaque année au moment des vacances estivales passées dans la maison familiale en Bretagne. Des points de vue sans concession et qui mettent crûment en lumière les non-dits, les secrets gardés et profondément cachés par un père irascible et dépossédé de toute autorité et son frère cadet omniprésent qui se réfugie dans un alcoolisme actif et la passion des jeux d’argent. Des secrets qui conduiront la mère à se suicider, un été, sur le lieu symbolique du délitement progressif de cette famille.

C’est alors la difficulté pour ces enfants brinquebalés à devenir des adultes cohérents qu’A. Cathrine tente de nous donner à voir. Comment devenir un père aimant quand on n’en a pas eu ? Comment ne pas sombrer dans l’alcoolisme soi-même quand celui qu’on vénère, l’oncle énigmatique, a depuis longtemps sombré ? Comment assumer ses actes lorsque ses parents ont fui, l’un dans la mort, l’autre dans le silence et la résignation ?

Alors c’est l’ami d’enfance, Nathan, qui fit le lien, lui-même fils d’un père devenu fou et d’une mère dépassée par la situation en trouvant dans cette famille livrée à elle-même un port d’attache, une raison d’être, amant d’un soir de Lilly, grand frère du petit Martin et surtout, magicien des feux d’artifice. Sans doute le plus beau personnage du roman.

Fort heureusement, l’auteur sait éviter la ligne dangereuse d’un odieux mélodrame en usant d’une langue douce et poétique, triste et nostalgique, simple et essentielle comme les sentiments qui habitent ces personnages en recherche d’eux-mêmes. Il en résulte un petit roman profondément triste, vaguement dépressif mais porteur d’une petite lueur d’espoir une fois que le trio aura évacué ses démons. Un livre non indispensable et qui a le bon goût de se lire très vite.

Publié aux éditions Gallimard Phase deux – 219 pages