30.11.13

Mr Spaceman – Robert Olen Butler



Délaissant le Vietnam en guerre, thème obsessionnel d’une grande partie de l’œuvre de Butler, « Mr Spaceman » se situe aux confins de la science fiction et d’un conte décalé dans la tradition d’un Voltaire. Une gentille et souvent drolatique fable pour mieux nous moquer des pauvres passions qui agitent nos conditions d’humains.

Desi est un extra-terrestre envoyé par sa planète depuis un siècle pour observer l’humanité. Il vit dans son vaisseau spatial en rotation au-dessus des Etats-Unis, marié avec Eda Bradshaw, une terrienne d’une quarantaine d’années, ex-coiffeuse de son état dans la ville de Bovary, Alabama qu’il a un jour séduite sur le parking d’un super-marché et fait monter à son bord. Desi et Eda forment un couple modèle bien que dépareillé.

Desi est un chic type, qui a le cœur sur la main, le souci des autres. Il a appris notre langue (entendez l’Anglais – américain – bien sûr) mais a souvent des problèmes avec les mots ce qui donne lieu à de savoureux qui proquos sur le sens réel des expressions idiomatiques. D’ailleurs, Desi se présente toujours par un « Bonjour, je suis Desi et je suis un chic type », histoire de ne pas effrayer les pauvres terriens par son visage sans oreilles, ses yeux longs et en amande et ses huit doigts à chaque main.

La mission de Desi est de capturer des humains pour les interroger avant de les relâcher en ayant pris soin d’effacer tout souvenir de cette rencontre. En cette veille de 31 décembre de la fin du deuxième millénaire, Desi a détourné un car de douze américains en partance vers Las Vegas. Le nombre de douze n’est pas choisi au hasard car chacun de ces humains, à peine débarqué sur le vaisseau spatial, va se figurer qu’il est mort et qu’il rencontre le Christ en personne. Il s’en suivra une série de situations fort amusantes dont, en particulier, un ultime repas de réveillon, pris tous ensemble, subtile parodie de la Cène et où chacun des faits et gestes de Desi ne fera que conforter l’opinion de certains que c’est bien Jésus qui les accueille, les écoute et les sauve.

Lorsqu’il écoute les humains captifs malgré eux, Desi les reçoit en état quasi hypnotique. Ce sont leurs pensées intimes qu’il recueille spontanément dans une forme d’auto-confession où ils se livrent totalement, sans fard, sans barrière. Ce qui déroute Desi, c’est la médiocrité de ces confessions qui disent l’impossibilité d’une fille d’être aimée de son père, de deux époux à communiquer ce qu’ils attendent l’un de l’autre, de joueurs invétérés à chercher la martingale… Comme chacun des témoignages est immédiatement mémorisé et parce que Desi est troublé, celui-ci n’a de cesse que de réentendre des témoignages plus lointains, d’humains maintenant morts. Des mots qui ne font que conforter la médiocrité humaine, l’impossibilité à être ensemble, l’absence d’harmonie et de quiétude.

Mais, à cause de ces témoignages, à cause aussi de la mission qui lui incombe à la veille du millénaire et qui le stresse, à cause enfin de sa fascination pour la poitrine opulente de son épouse alors que les femmes de sa planète sont minces et plates, Desi va peu à peu s’humaniser. Et se mettre à rêver ou à pleurer, états qui n’existent pas chez ceux de sa race. Parce que l’homme est fait de contradictions et que son inconscient le gouverne, Desi finit par découvrir peu à peu un monde jusque là resté opaque et qu’il finira par adopter.

Grâce à une écriture pudique et touchante combinée à une bonne dose d’humour, Robert Olen Butler nous embarque dans cette histoire un peu folle et nous donne à réfléchir sur le sens, ou le manque de sens, de nos existences ainsi que la puissance des moyens dont nous disposons en nous pour nous transcender. Moyens que nous n’avons que trop tendance à oublier pour sombrer dans un matérialisme vain et qui ne mène nulle part.

Publié aux Editions Rivages – 2003 – 230 pages

29.11.13

Indian tango – Ananda Devi



Ananda Devi est une romancière, par ailleurs anthropologue, native de l’Ile Maurice. Elevée dans la tradition indienne, elle est fascinée par ce sous-continent, la richesse de sa culture, sa gloire éteinte et son histoire millénaire. Voir ici la très bonne interview pour mieux la connaître.  « Indian tango » est son dernier roman, paru en 2007.

C’est un roman exigeant, troublant, qui mérite une attention soutenue faute d’en perdre le fil et de ne pas comprendre le jeu subtil voulu par l’auteur. C’est un roman sur la féminité, sur la difficulté d’être une femme au sens complet, occidental, du terme dans une société engoncée dans un système de castes et où la place des femmes est avant tout celle d’enfanter et de servir humblement époux et enfants.

C’est aussi  un roman qui se joue du temps et met aux prises la pensée, les émotions, les fantasmes et les projections de deux personnages qui s’observent à distance. Un temps condensé sur deux mois de cette année 2004, deux mois d’élection nationale dans un pays qui a du mal à comprendre le retour de l’Italienne, Sonia Ghandi. Deux mois que nous allons parcourir en d’incessants allers-retours entre un avant fidèle reflet de la vie d’une femme quelconque d’une caste supérieure et un après remis à plat par la découverte de sa propre féminité, d’une sensualité dont elle ignorait tout.

Subhadra a cinquante deux ans. Elle vit sans joie dans un appartement de Dehli toute entière consacrée d’une part à un mari qui l’observe à peine et satisfait presque quotidiennement à son devoir conjugal sans se soucier de sa partenaire, d’autre part à une belle-mère acariâtre. Une belle-mère qui n’a de cesse que d’entraîner Subhadra dans le pèlerinage traditionnel des femmes ménopausées, histoire de hâter ce flétrissement qui ne vient pas et de tenir définitivement sous sa coupe une belle-fille bientôt incapable d’encore enfanter.

Subhadra est fascinée par une cithare magnifique qu’elle admire régulièrement dans la devanture d’une boutique dont elle n’ose franchir le seuil. Un personnage, l’écrivain narrateur, tombe sous le charme de cette contemplation qu’il partage et va voir en cette femme quelconque, sans charme, usée, une cithare symbolique dont les cordes ne demandent qu’à être jouées par des mains expertes. Commence alors de longs cheminements dans une ville chaotique, crasseuse et poussiéreuse, embourbée et impraticable en temps de mousson, afin de suivre à distance cette femme en vue de la séduire. Un cheminent hallucinatoire, à l’image du pays et des pulsions qui habite le narrateur.

Au fur et à mesure que cette séduction à distance prend ses marques, franchit de petites étapes, le corps de Subhadra va se réveiller et avec lui, ses peurs, ses refoulements et ses angoisses. Commence une lutte contre soi-même, contre la tradition en même temps qu’une profonde interrogation sur elle-même. Une interrogation qui se nourrit de la résistance aux pressions familiales et la pousse à penser en tant qu’être indépendant, ayant son libre arbitre.

Là où le roman bascule et saisit le lecteur qui met du temps à comprendre, c’est lorsque l’écrivain-narrateur devient, Ananda Devi elle-même, et que celui que l’on prenait pour un séducteur se révèle être une séductrice fascinée par le personnage de son roman. Une étrange fascination réciproque s’installe, s’accélère jusqu’à l’impensable pourtant inéluctable.

Le roman est assez fascinant, se fond dans une Inde touffue, complexe et souvent repoussante. Il puise une part d’hallucination dans les références religieuses, dans la très grande proximité entre le monde des hommes et celui des Dieux dont le comportement n’est autre que notre propre caricature. Tous souffrent, tous sont la proie d’eux-mêmes et de leurs passions. Toutefois, le roman ne pourra séduire que les amoureux de belles lettres et les lecteurs qui acceptent que des fantasmes discursifs tordent le cou à toute linéarité synonyme d’occidentalité. Il en résulte un livre grave, troublant et merveilleux à la fois.

Publié aux Editions Gallimard – 2007 – 195 pages

26.11.13

En sifflotant – Shusaku Endô



Endô-san fut l’un des grands écrivains japonais du XXeme siècle. Né en 1923 en Mandchourie, il mourut en 1996 après avoir publié de nombreux romans, reflets de sa foi catholique, de ses convictions et de sa vie marquée par la maladie. En effet, il souffrit longtemps d’une tuberculose qui faillit l’emporter jeune et qui lui valut trois opérations, dont une de la dernière chance dont il réchappa miraculeusement après trois longues et terribles années d’hospitalisation.

« En sifflotant » est considéré comme son chef-d’œuvre. C’est un roman très personnel, intime et touchant. Un roman savamment construit autour d’un personnage central, Ozu, homme mûr, sans relief, sans ambition mais observateur avisé de son temps et des conflits qui secouent le Japon moderne.
Endô organise son récit dans un va-et-vient permanent entre les années qui voient l’entrée en guerre du Japon aux côtés d’une Allemagne qui lui semble irrésistible et le Japon du début des années soixante où la lutte pour la réussite sociale est sans pitié.

Ozu se remémore à l’occasion d’une rencontre fortuite dans un train avec un camarade de collège perdu de vue les années insouciantes de sa jeunesse, celles qui permirent de construire une amitié intense avec un garçon dénommé Limande, au physique piscicole ingrat. Cancres invétérés tous les deux, faisant le désespoir de professeurs résignés, ils vont voir leur vie transformée par des évènements plus forts qu’eux. C’est d’abord la découverte de l’amour par Limande pour une jeune fille inaccessible parce que d’une classe sociale bien supérieure et bientôt engagée auprès d’un cadet resplendissant de la Navale. Un amour qui transcende, pousse au-delà de ses limites cet adolescent turbulent et malin et va le faire devenir un adulte avant l’heure. Puis c’est la seconde guerre mondiale, l’incorporation, les mauvais traitements et les horreurs de tout conflit qui vont marquer à jamais Ozu.

Chacune de ces séquences de souvenirs est entrecoupée du récit de ce qui se passe dans un hôpital moderne du Tokyo des années soixante. Un hôpital où exerce le fils d’Ozu devenu médecin. Autant Ozu est terne, autant Eichi, son fils, est ambitieux, prêt à tout pour parvenir au sommet.

Endô, qui fut un observateur privilégier du milieu hospitalier, s’adonne alors à une critique au vitriol des pratiques médicales qui oublient l’intérêt du patient jusqu’à les transformer en cobayes malgré eux de nouveaux médicaments promus par le laboratoire qui finance le centre. Eichi est l’archétype de l’arriviste. Il est manipulateur, pervers, joue avec les femmes pour servir son plaisir et ses ambitions, montent des cabales pour se débarrasser des médecins encombrants, met en péril la vie de ses patients pour le seul objectif de communications médicales qui le rendront glorieux et reconnu. Seule sa réussite lui importe, à n’importe quel prix.

Fortuitement, le passé et le présent vont venir s’entrechoquer lorsque Ozu reconnaîtra en une femme atteinte d’un cancer généralisé, patiente de son fils, la femme aimée secrètement par Limande bien des années auparavant.

Souvenirs et récits du présent s’emboîtent à la perfection, les premiers alimentant les seconds comme autant de preuves d’un monde perdu et du sombrement d’un peuple dans un matérialisme, une course aux honneurs où le souci de l’autre n’a plus lieu. C’est aussi au conflit de génération entre un père ancré dans le passé et un fils tourné vers le futur, un conflit insoluble tant les convictions sont antinomiques et irréconciliables.

Au final, « En sifflotant » , bien qu’écrit il y a plus d’un quart de siècle, reste d’une totale actualité et constitue un témoignage poignant d’un monde qui s’en est allé. C’est une œuvre magnifique et de tout premier plan.

Publié aux Editions Buchet-Castel – 1985 – 320 pages 

2.11.13

Le colonel désaccordé – Olivier Bleys



Heureuse découverte que ce roman de bonne facture, à mi-chemin entre le roman historique et la saga familiale. On prend un plaisir évident à se laisser guider par l’auteur dans le flot d’évènements qui conduiront la colonie portugaise qu’est le Brésil du début du XIXème siècle au statut de royaume avant que de conquérir son indépendance.

La réussite du roman tient en une intrigue solide, originale, adossée à de solides références historiques (on sent que l’auteur a bien étudié et, surtout, intégré ce qui va servir de trame historique et narrative), servie par une écriture relativement simple mais limpide et souvent chantante. Le tout mettant en scène des personnages aux faiblesses profondément humaines, handicapés par leurs préjugés de classe ou de race, jouets des soubresauts de l’Histoire.

Pourtant, l’auteur ose faire le pari d’un thème délicat qui aurait pu le conduire dans l’enlisement ou le bas-fossé. Il n’en sera rien, le romancier sachant faire preuve d’une grande maîtrise pour conserver son fil conducteur tout en lançant de multiples développements sans avoir recours à d’improbables rebondissements, ce qui constitue souvent la limite du genre.

Le roman débute au Portugal , en 1807, au moment où les troupes napoléoniennes ravagent le Portugal, défont une armée en déroute et sont au point d’entrer dans la capitale. Le capitaine Alfonso Rymar, héritier d’un nom glorieux au service du royaume, se morfond chez lui, tenu en marge des combats en réserve d’une mission qu’il ne va pas tarder à apprendre.

Le régent, Dom Juao, et sa cour sont sur le point de fuir vers le Brésil par bateaux, sous la protection de l’armée anglaise. Le régent et sa famille étant férus de musique, il appartiendra au Capitaine Rymar de s’occuper du convoyage des clavecins, épinettes et autres piano-forte soigneusement embarqués dans un navire réservé à cet effet.

Arrivés au Brésil, le militaire qui ne rêve que de combats et qui y a laissé une jambe, verra ses multiples requêtes rejetées et sera nommé au poste de responsable des instruments de la Cour. Alors qu’il déteste la musique, et grâce à l’aide son aide de camp, menuisier à ses temps perdus, il va devoir mettre en place un atelier local de réparation des instruments royaux auxquels le climat tropical ne convient pas. Un atelier qui deviendra fameux et ouvrira le Brésil aux techniques musicales les plus en pointe.

Commencera une nouvelle vie pour Rymar, une vie d’acclimatation à un pays qu’il méprise, de composition avec les multiples métissages et un esclavage omniprésent. Une vie aussi bousculée par les multiples développements sur le continent européen et qui vont, peu à peu, pousser le Brésil à jouer un rôle régional majeur et à s’émanciper de plus en plus du Portugal.

C’est à cet enracinement forcé de Rymar, dans un pays qu’il n’aime pas, resté fidèle à un Portugal qui ne l’en récompense pas, sommé de se marier à une métisse qu’il apprendra à aimer, apprenant maladroitement un rôle de père, cherchant à se projeter en ses enfants qui rêvent d’autre chose que lui, confiné aux responsabilités et à un métier qu’il abhorre, montant en grade sans combattre que nous allons assister avec une certaine passion.

C’est cette dualité permanente entre la psychologie un peu frustre d’un homme profondément intègre, incapable de comprendre ce qui lui arrive, forcé de supporter une vie dont il ne rêvait pas et la montée en puissance d’un pays lui-même en proie à des conflits ouverts avec le Portugal, objet de sporadiques soulèvements dans ses provinces les plus reculées, au bord du basculement dans la modernité qui fait l’indéniable force de ce très joli roman. Au final, c’est la vie elle-même de la cellule familiale de Rymar qui suivra les développements violents du pays qui est le sien.

Nous regretterons tout juste une fin que nous trouvons, pour notre part, un peu bâclée mais qui ouvre la porte à d’ultérieurs développements.

Publié aux Editions Gallimard – 2009 – 340 pages

Le requiem de Franz – Pierre Charras



Pierre Charras entreprend dans ce très court roman de nous conter la vie de Franz Schubert telle qu’il se l’imagine que le compositeur a pu se la représenter au soir de sa mort prématurée, à trente et un ans.
C’est une vision sans concessions, peu amène qu’il choisit de mettre en scène. Celle d’un homme encore jeune, victime de sa disgrâce physique (Schubert était courtaud, obèse et quasi chauve) qui en fait la risée des femmes, des autres et de lui-même.

C’est aussi la vision d’un homme bien sûr hanté par sa musique, désolé de n’avoir été reconnu de son vivant que comme un auteur de chansons populaires à succès (ses fabuleux Lieder), de n’avoir pas véritablement connu la gloire que sa musique symphonique et de chambre auraient du lui valoir. Un compositeur navré aussi de n’avoir pu achever sa huitième et sublime symphonie dont les dernières mesures l’obsèdent. Mais, surtout, un homme qui meurt en concevant un extraordinaire et divin requiem, purement fictif puisque pas une seule ligne n’en fut jamais écrite, et qui s’imagine conquérir la reconnaissance des hommes et l’amour de Thérèse, cette soprano dont il tomba amoureux sans que jamais, cet amour à sens unique, ne fût partagé.

Car Schubert fut malheureux en amour et, selon toute vraisemblance, ne connut jamais d’autres femmes que les péripatéticiennes qui l’infectèrent d’un mal qui finit par l’emporter.

Cette absence de reconnaissance des autres lui valut de se réfugier dans l’alcool et de vivre toujours en marge et petitement, obsédé par la présence encore récente d’un Beethoven ou d’un Mozart qui furent ses maîtres à penser. Se riant de lui-même, dépressif, il ne pouvait que devenir une victime consentante de ses coreligionnaires.

Le problème de ce roman, au-delà de son ambition et du sujet qui n’intéressera qu’un cercle restreint d’amateurs de lettres et de musique, dont je suis, est que son auteur semble se laisser dominer par son personnage. Pourquoi un style aussi emphatique dans l’essentiel de l’ouvrage ? Comment croire qu’un homme en train de mourir et de contempler une vie pleine de regrets et d’échecs fasse usage d’une langue aussi raide, sans affect ? Cela en est tellement gênant que l’on reste extérieur à l’ouvrage jusqu’aux toutes dernières pages qui, enfin mais trop tard, découvrent l’homme sans d’improbables oripeaux littéraires. Cela fait du récit de P. Charras un livre finalement tout juste moyen, presque raté. 

Dommage…

Publié aux Editions Mercure de France – 2009 – 110 pages