26.12.13

Monsieur – Jean-Philippe Toussaint



« Monsieur » est le deuxième roman de JP. Toussaint, publié immédiatement après le succès de « La salle de bain ». Comme dans le roman suivant (« L’appareil-photo »), il met en scène un personnage terne, sans relief, sans prise sur le monde. Le format court qui constitue une certaine marque de fabrique de l’auteur, lui donne l’occasion de prendre un malin plaisir à substituer à une trame narrative fondamentalement et délibérément vide un contenu narratif serré, articulé autour de très courts paragraphes qui constituent autant de scénettes dérisoires et moqueuses. Le vide du récit laisse la place à une écriture léchée, très maîtrisée dans laquelle quelques leitmotivs (« les gens, tout de même » ou l’insertion de délicieuses descriptions des propriétés physiques de minéraux fondamentalement absconses) viennent ponctuer l’absolue nullité du personnage mis en scène. Histoire de faire sourire un lecteur qui se laisse prendre au jeu.

« Monsieur » est sans nom. Pourquoi en aurait-il puisqu’il existe à peine ? Il occupe un poste peu laborieux de Directeur commercial chez Fiat France, au simple fait qu’il est Centralien (sans doute par hasard de même). On le remarque à peine au bureau, il se comporte comme l’ombre silencieuse et passive de sa chef.

Il est aussi peu consistant dans sa vie privée que professionnelle. Incapable de prendre une décision, incapable de refuser, il se laisse embarquer dans des histoires improbables qui empiètent sur le peu de libre arbitre qu’il lui reste.

Parce qu’il n’a pas su refermer sa porte à un voisin intrusif, le voilà secrétaire passif d’un minéralogiste monomaniaque et assommant, condamné à co-rédiger un ouvrage que personne ne lira si d’aventure il était édité.

Même se loger est une aventure. Une fois arrivé par hasard quelque part, il s’y incruste paresseusement jusqu’à ce qu’on l’en chasse ou qu’il soit pris en charge par une âme charitable. Sa vie affective est aussi terne que sa vie tout court. Il se laisse aimer comme larguer, sa passivité étant une constante de Park.

Tout cela est brillamment mis en scène par JP. Toussaint même si le récit reste un ton au-dessous de l’éblouissant « L’appareil-photo » qui paraitra deux ans plus tard.

Publié aux Editions de Minuit – 1986 – 111 pages

21.12.13

Les revenants – Laura Kasischke



Avec ce huitième titre, la grande romancière américaine signe une réussite absolue qui marque aussi une étape dans sa production littéraire. Jusqu’ici, c’est à des personnages, essentiellement féminins, à la vie banale mais précipités dans le gouffre de l’indicible qu’elle donnait vie. Une façon pour elle d’accuser les dérives et les désastres produits en masse par la vie et la société américaines.

Avec « Les revenants » c’est un roman dense (près de six cents pages), à la puissance maléfique, labyrinthique et mené de main de maître qu’elle nous offre. Un livre pour démontrer que l’ambivalence, la manipulation, le désir de nuire n’attendent pas le nombre des années…

Tout commence par une scène quelque peu fantomatique, étrange, porteuse de plein d’interrogations qui seront autant de pierres jonchant les multiples chemins empruntés par la romancière. Alors qu’elle roule tranquillement de nuit, une femme voit soudain la voiture qui la précède quitter la route. 

Accourant sur les lieux de l’accident, elle y trouvera deux jeunes gens, muets, blancs, ne portant pas la moindre tache de sang sur eux, le jeune homme couvrant de sanglots le corps inanimé d’une jeune femme. Elle sera le premier témoin de la scène, celle qui appellera les secours et se fera chasser par eux à leur arrivée.

Pourtant, rien dans les narrations successives de l’accident dans le canard local, malgré ses appels, ses rencontres avec les journalistes, ne traduit, de près ou de loin ce qu’elle aura constaté par elle-même. Jusqu’à ce qu’elle renonce à insister et  comprendre.

A partir de ces quelques éléments, L. Kasischke tisse une toile arachnéenne d’une tension de plus en plus forte prenant au piège des victimes ciblées, toutes sur le campus de la petite ville universitaire où se déroule le roman. Centrée autour d’un nombre restreint de personnages, la romancière nous donne à voir et entendre ce qui agite un campus dont une étudiante vient précisément de décéder dans l’accident de voiture. Elle était jeune, belle, rayonnante, symbolisant la promesse d’un futur radieux et idéal américain. D’où un déchaînement féroce auprès de son assassin d’autant plus involontaire qu’il était son fiancé, chassé du campus, traumatisé et n’y revenant que plusieurs mois plus tard, amnésique, déphasé et ayant perdu tout goût de vivre.

Tout cela pourrait n’être que banal si ce n’était la fâcheuse propension de la belle victime à apparaître de jour ou de nuit, vêtue de façon érotique de façon à séduire un lot de jeunes garçons qui vont commencer à décéder les uns après les autres de façon aussi bizarre qu’anormale.

Il semble régner une sorte d’omerta sur ce campus où il apparaîtra que les confréries typiquement américaines (les fraternités et sororités que l’on trouve sur chaque campus américain, qui sélectionnent leurs membres et les soumettent à des épreuves appelées à les souder à vie) jouent un rôle éminemment dangereux. Où le pouvoir universitaire est lié par celui de l’argent des donateurs, eux-mêmes parents d’étudiants membres de ces confréries. Où le désir de recherche de la vérité est systématiquement sévèrement puni, au besoin de la mort ou de l’ostracisme, condamnant d’avance les meilleurs éléments de la jeunesse américaine à une vie de combines, de petits ou grands arrangements, auxquels tous sont liés par de multiples liens sociaux aussi secrets que férocement durables.

Plus on avance dans ce roman sombre mais magistral, plus le pire de ce que l’humanité est capable d’imaginer et d’ourdir n’est jamais loin. Un roman qui semble aussi clairement nous dire qu’il n’y a aucun espoir en dehors de la fuite ou du renoncement. Un livre superbe, à lire toutes affaires cessantes.

14.12.13

Le soir du chien – Marie-Hélène Lafon



Voici le premier roman d’une nouvelle-venue dans le paysage littéraire du début des années 2000.  Un roman sur la solitude, l’adultère, la vie dure dans les campagnes, les petits villages où chacun s’épie, tout se sait, l’intimité et le secret impossibles.

Un roman pudique où l’auteur entreprend de nous conter le drame de Laurent, le narrateur, vu par lui-même et cinq autres protagonistes qui expriment leurs points de vue sous forme de courtes lettres. Car il est bien connu qu’un fait ne sera jamais perçu, et encore moins interprété, de façon identique, chacun de nous étant influencé par son propre vécu dans le décodage de ce qui se passe sous nos yeux. Un décodage où la jalousie n’est pas étrangère, où la condamnation à vouloir se croire différent des autres, les petits, justifie par avance de toutes les peines qui finissent par s’abattre sur ceux qui ont eu des rêves d’Icare.

Laurent, la trentaine bien engagée, électricien, est un bosseur. Célibataire, il va tomber soudainement sous le charme de Marylène (contraction non cachée de Marie-Hélène, tiens tiens…), la petite bibliothécaire qui circule dans la région avec le bibliobus. Marylène a vingt-trois ans, un passé difficile, élevée par une grand-mère austère, placée en apprentissage comme coiffeuse, réquisitionnée pour donner un coup de mains dans une boulangerie familiale quand nécessité fait loi.

Marylène s’est enfuie de sa Haute-Normandie où l’on voulait l’étouffer, lui imposer une vie qui ne lui convenait pas. Marylène est belle, elle fait tourner les têtes de tous les hommes. Laurent saura la séduire et en faire sa compagne avec laquelle il se retire dans une maison isolée de tout, qu’il retape entièrement. C’est leur nid douillet, leur jardin secret, le lieu d’épanouissement idéalisé de leur amour. Un lieu où Marylène vit retirée du monde, en ménagère, en rêveuse aussi.

Et puis, un soir, parce que le chien de Marylène se fait renverser, la vie de ce couple qui fait des jaloux va basculer. Marylène fait tourner la tête du vétérinaire local qui abandonnera femme et enfants, clientèle et position sociale, pour s’enfuir avec cette femme fatale, légère et qui redonne un sens à sa vie. Celle de Laurent va s’effondrer, ses rêves se dissoudre avec la difficulté à accepter et à comprendre. 

Et avec cet effondrement, un acte dramatique lui fera voir ce qu’il aura été toujours aveugle à percevoir toute sa vie durant auprès de son ami le plus proche, le menuisier du village. Tout fuit avec la belle…
Une situation banale, mille fois mise en scène dans l’histoire de la littérature et que MH. Lafon entreprend de conter avec une certaine douceur comme celle de la nature qui entoure cette petite bourgeoisie campagnarde.

Pourtant, pour notre part, nous n’avons jamais été véritablement conquis par ce récit, bien écrit, mais qui semble manquer cruellement de passion au point de risquer de le rendre fade. L’insertion de lettres dont nous ne savons rien sur leurs auteurs au beau milieu d’un récit douloureux ne rend, par ailleurs, pas la lecture très facile.

Le roman connut un beau succès d’estime lors de sa parution mais il faut croire que  nous ferons partie des grincheux.

Publié aux Editions Buchet-Castel – 2001 – 140 pages 

7.12.13

L’appareil-photo – Jean-Philippe Toussaint



Publié en 1988, « L’appareil-photo » constitue le troisième roman de JP. Toussaint après le succès de « la salle de bain » puis de « Monsieur ».  Plus de vingt ans plus tard, ce roman court et dense ne perd ni de son intelligence, ni de son impact. C’est un véritable morceau de bravoure littéraire.

On pourrait dire de « L’appareil-photo » que c’est un roman sur le néant, une pertinente et pittoresque réflexion sur le sens que nous donnons à chacun de nos actes, à commencer par les plus anodins, une farandole où le vide se substitue à une absence de volonté ou, plutôt, de détermination qui amène un homme à se laisser mener par la multiplicité de hasards que chaque instant peut receler sans que, jamais, leur combinaison ne puisse résulter un en tout présentant une cohérence porteuse de sens.

Entré de façon velléitaire dans une auto-école, le narrateur entreprend d’apprendre à conduire. La constitution de son dossier est à son image : lente, successive, sans cesse repoussée, une chose anodine servant de prétexte à remettre à plus tard ce qui n’aurait pris qu’un instant à un esprit déterminé et organisé.

Parce que la gérante est sympathique et aussi laxiste que notre homme, parce que, comme lui, elle se laisse guider par une vie sur laquelle elle a lâché prise, abandonnée par un mari qui la laisse se débrouiller avec leur jeune fils, parce qu’elle entre inconsciemment, aussi, dans le jeu paresseux de son élève un peu bizarre, une histoire  va, peu à peu, prendre naissance entre ces deux passagers introvertis de la vie.

Une histoire souvent burlesque où la recherche d’une bonbonne de gaz un soir de pluie nous fait plonger avec délice dans un comique absurde et qui démontre bien l’absence de volonté de ces deux presque paumés. Il est clair, en tous cas, que le narrateur se complait dans les situations où il peut se retirer en soi, se laisser glisser dans des rêveries sans but et qui annihilent toute notion de temps. La séquence au cours de laquelle, toujours à la suite de cette recherche d’une bonbonne de gaz qui tourne en quête du Graal, notre homme s’enferme dans les toilettes d’un parking d’une aire d’autoroute en grignotant les chips achetés pour sa camarade de cavalcade en laissant cette dernière poireauter sans nouvelles et sous la pluie, vaut particulièrement le détour ! L’anodin est sublimé par une écriture imaginative et précise comme un coup de scalpel.

De fil en aiguille, ce début d’histoire chaotique va devenir, quasi par accident, une petite histoire d’amour, à la faveur d’un week-end à Londres où la quête d’un restaurant tourne en une déambulation désabusée dans une ville inconnue.

Au retour sur le ferry, le narrateur trouvera un appareil-photo oublié par deux passagers. Il s’en emparera presque malgré lui et se hâtera de prendre des photographies aussi inutiles que sa propre vie. Lorsque la pellicule sera développée, seules subsisteront les photos prises par les propriétaires inconnus alors que tous les clichés du narrateur n’auront pu être développés, ne présentant qu’un néant symbolique de celui laissé par cet homme lors de son passage terrestre.

Tout cela est écrit avec un brin d’auto-dérision qui rend sympathique un personnage délétère. Grâce à une écriture d’une incroyable subtilité mise au service d’une description sans cesse renouvelée d’un néant constant, JP. Toussaint nous a concocté un roman étonnant et extrêmement fort. A lire sans la moindre hésitation.

Publié aux Editions de Minuit – 1988 – 127 pages