31.10.14

Le mec de la tombe d’à côté – Katarina Mazetti


« Le mec de la tombe d’à côté » fit ce que l’on peut aisément qualifier un carton en Suède où, sur un pays de 9 millions d’habitants, il s’est vendu plus de 450 000 exemplaires !

Ecrit sur un ton volontiers humoristique et un peu décalé, ce récit à deux voix se moque gentiment de ses deux personnages principaux censés aussi représenter deux extrêmes de la classe moyenne suédoise et donc servir de prétexte à un tableau décapant de ce que cette société, souvent citée en modèle, peut réserver à ceux qui en sont à la marge.

Ce roman d’amour fait se rencontrer un homme et une femme qu’a priori rien ne pouvait précipiter l’un vers l’autre. Elle, Désirée, est bibliothécaire en charge du secteur livres pour enfants dans une bibliothèque municipale. C’est une citadine accomplie qui, outre des lectures souvent pointues, s’abreuve de théâtre et d’opéras. Elle se love dans son appartement aseptisé et presque impersonnel.

Lui, Benny, gère comme il peut une forêt et une exploitation agricole où vivent vingt-quatre vaches laitières qui lui donnent beaucoup de fil à retordre. Depuis que sa mère est morte, il découvre les contingences ménagères dont il ne se sort pas vraiment. La ferme où il demeure est décrépite, inhospitalière et il subsiste grâce à l’attention continue d’un couple de voisins agriculteurs eux aussi.
Désirée est une fraiche veuve d’un mari qu’elle n’a que très moyennement aimé. Pour honorer une promesse qu’elle s’est faite, elle se rend quotidiennement sur la tombe de son mari lors de sa pause déjeuner. La tombe d’à côté est celle de la mère de Benny et constitue un concentré de kitsch et de mauvais goût. C’est là que Benny et Désirée vont se rencontrer et s’observer, enchaînant les malentendus ou prêtant des intentions fausses à l’autre.

De ces petits riens et parce que Benny craque pour le sourire de Désirée et que Désirée s’est laissée attendrir par une main amputée de deux doigts de Benny va naître une improbable histoire d’amour.
Commencée presque par hasard, elle va se révéler être la grande histoire d’amour pour ses deux êtres en proie à la solitude. Pourtant tout les oppose et ils ne semblent rien partager en commun en dehors d’une attirance passionnelle réciproque. Alors de cette situation naîtra une série de scénettes extrêmement comiques où chacun tentera de faire l’effort d’accepter l’autre dans son environnement qui lui est pourtant absolument hermétique et incompréhensible.

Le rêve de Benny sera bien sûr de faire de Désirée la femme dont il a besoin à la ferme pour le seconder. Celui de Désirée est de faire que Benny cède cette ferme arriérée et qui enchaîne celui qui s’y laisse prendre. De ces pensées de plus en plus clairement exprimées naîtra le conflit, la lente dilution d’une histoire qui finira par rebondir comme un coup de théâtre parce que l’amour est au bout du compte le plus fort.

Il en résulte un livre assez profondément féminin mais que le public masculin pourra aussi savourer pour son humour caustique et la découverte qu’il offre de la société suédoise moderne. Pourquoi l’éditeur en a-t-il rajouté en nous imposant des pages roses, d’un assez mauvais goût et peu pratiques à lire ?


Publié aux Editions Gaïa – 2006 – 254 pages

Les greniers de Brumal – Cristina Fernandez-Cubas


Cristina Fernandez-Cubas est considérée comme l’une des importantes figures littéraires hispaniques contemporaines. « Les greniers de Brumal » est un recueil de huit nouvelles regroupée en deux livres de quatre.

Chacune de ces nouvelles met en scène un personnage, le plus souvent féminin, en proie au désarroi, à la solitude et qui se met en route vers un ailleurs étrange et personnel pour trouver un sens à une vie qui semble l’avoir définitivement perdu.

Bien écrites, s’achevant – comme il se doit – par un coup de théâtre brutal, ces nouvelles m’ont toutefois laissé totalement sur le bord du chemin. Rarement, lecture d’un recueil de nouvelles ne m’aura aussi peu parlé. Je me suis retrouvé dans la position d’un observateur qui se regarde lire, les phrases défilant sans jamais frapper un cerveau passif.

Il y manque un rythme, une possession, un brin de folie hallucinatoire qui auraient pourtant fort bien convenu ici. Une semaine après avoir refermé le livre, la mémoire semble avoir presque tout effacé. Peut-être question de sensibilité ?


Publié aux Editions Seuil – 179 pages

22.10.14

Petits oiseaux – Yoko Ogawa


Yoko Ogawa aime à se saisir de situations au bord extrême de l’étrange et y faire évoluer des êtres à la fois fragiles, marginaux, à part, souvent eux-mêmes au bord d’une exclusion voulue ou subie. C’est avec ces éléments en tête qu’elle compose son dernier roman, « Petits oiseaux », qui est aussi une réflexion poétique sur le droit à la différence. Nous allons y suivre à rebours la vie de deux frères dont le dernier survivant, que les enfants appelaient « l’homme aux petits oiseaux », vient d’être retrouvé mort.

L’aîné de la fratrie se distingue par son incapacité, depuis l’âge de douze ans, à parler de façon normale. Le seul langage qu’il connaisse est le pawa, le langage des oiseaux avec lesquels il dialogue constamment, niché sans bruit, discret et presque invisible à un œil inattentif, dans un renfoncement de la volière à l’entrée de l’école primaire située à une courte distance de leur domicile. Seul son jeune frère le comprend et est capable d’avoir des discussions essentielles avec lui.

A la mort des parents, les deux frères entament une cohabitation à leur image : sans heurt, entrecoupée des gazouillis essentiels, ponctuée de sorties hebdomadaires réglées lors desquelles l’aîné va s’acheter un bonbon spécial dans une pharmacie presque toujours déserte et qui prend la poussière. Entre les frères, projeter de partir en vacances, imaginer le voyage, ce qu’il faut préparer suffit en soi à voyager. La vie, en dehors de la nécessité pour le plus jeune de se rendre à son travail, est recluse.

Lorsque l’aîné viendra à décéder, le plus jeune reprendra l’entretien de la volière, unique activité sortant de la routine, à laquelle le disparu s’adonnait. Il en fera une sorte d’art, de sublimation de la façon de s’occuper des oiseaux traités comme de véritables êtres à part entière, sensibles, expression à leur manière d’une harmonie et d’une beauté, notions essentielles à la culture nipponne. C’est sa façon à lui d’être aux autres, incapables qu’il est d’avoir des relations normales avec ses pairs humains. Mais parce que la vie n’est jamais un long fleuve tranquille, ce don de soi pour des petits êtres faibles et sans défense finira par être perçu par un danger par la communauté, par peur, par lâcheté aussi.

De façon extrêmement sensible, profondément poétique et subtile, Yoko Ogawa nous fait réfléchir sur ce qui donne vraiment sens à nos vies, sur ce que nous sommes capables de voir et d’entendre, sur le mal, les désillusions, les traîtrises que le commerce des hommes semble inéluctablement porter en soi. Comme toujours, ce seront les plus faibles, les plus délicats qui en pâtiront, victimes de leur timidité, de leur gentillesse ou de leur naïveté.

Encore un beau et délicat roman d’Ogawa, sans être cependant pour moi son meilleur.

Publié aux Editions Actes Sud – 2014 – 269 pages


16.10.14

La nègre – Marie Rouanet


Parfois, la vie peut basculer sur une décision a priori sans conséquence et nous entrainer sur une pente opposée à ce que furent jusque là nos convictions et nos choix. Il faut pour cela bien peu de choses : une fascination pour celui ou celle qui nous interpelle, une manipulation bien articulée ou l’appât d’un gain facile, solution miracle à une terrible difficulté à vivre. Et, une fois un petit renoncement à ses idéaux entériné, ce que l’on croit une mise entre parenthèses, le temps de se refaire, de devenir malgré soi le réceptacle à ce que l’on ignore encore d’ignominie et de boue, vous projettera définitivement de l’autre côté du miroir dans un mouvement de grande violence psychique dont il est impossible de sortir indemne.

C’est précisément ce qui va arriver à Renée Balthazar lorsqu’elle se retrouvera face à Hélène, cette femme de la grande bourgeoisie nantaise, originaire comme elle d’Entremont. Une femme que, comme tous les habitants de cette petite vile, elle a admirée pour sa beauté, sa culture et son mariage à l’héritier de cette longue lignée de notaires.

Quand Hélène vivait une vie de faste, Renée se confrontait à la bohème. De région en région, cette fille de pauvres agriculteurs, cherchait sa voie, passant par tous les métiers de moins en moins qualifiés avant que de s’installer comme artiste potière et peintre et de commettre un livre à compte d’auteur qui fut un bide complet.

Mais le destin d’Hélène bascula un jour où, après un terrible et suspect accident de voiture, elle ressortit fracturée et défigurée par l’incendie du véhicule où se trouvaient son mari et un ami, tous deux épargnés.

Or, c’est cette femme brisée, toute de douleurs et affichant d’horribles cicatrices mais ayant su garder les manières du grand monde et une volonté implacable qui, à l’improviste vient solliciter une Renée qui vit chichement d’expédients dans une grande pauvreté. Lorsqu’elle lui propose d’être son nègre à prix d’or pour se venger d’un mari qui voulut la tuer, Renée, après quelques hésitations, voit surtout la possibilité de gagner facilement une somme d’argent inconcevable jusqu’ici, condition essentielle pour lui permettre de vivre, aussitôt sa tâche finie, de son art.

Renée apprendra fort vite, à ses dépens, qu’on ne vend pas son âme au diable sans conséquence. Très tôt, Hélène pliera sa nègre à ses quatre volontés, lui imposant un style et un contenu qu’elle contrôle en totalité. En lui confiant la face cachée de ce dont elle fut non seulement la complice mais l’actrice, Hélène va broyer Renée.

Impossible pour Renée d’entendre et de voir les confessions immondes sans chercher le refuge dans l’alcool qui estompe une réalité à vomir. Elle en ressortira brisée à jamais tant pour avoir su ce qu’elle n’aurait jamais dû que par l’exploitation qui en sera faite et ses multiples conséquences. Comment démêler le vrai du faux, le désir implacable d’une femme hautaine de faire voler en éclats la façade apparente et lisse d’un notable de mari qu’elle abhorre d’une part de manipulation ? Quelle est la part de responsabilité de celle qui dut écrire sous la dictée, ne recueillant qu’une version des faits et ne pouvant jamais chercher à faire la part des choses ?

Renée finira par devenir la victime consciente et tétanisée d’une descente aux enfers qui la laissera pour toujours à l’écart du chemin qu’elle s’était donnée de suivre et la fera errer autour d’un monde devenu nauséabond.

Marie Rouanet parvient à évoquer les bas-fonds de l’âme humaine tout en évitant habilement  une descente dans le macabre. Elle réussit un intéressant travail d’écriture faisant cohabiter une partie romanesque et narrative avec un roman dans le roman, celui qu’écrit la Nègre dans un style lapidaire et essentiel. Tout juste pourra-t-on reprocher à l’auteur une certaine complaisance lassante, à force d’abus, pour les homonymes.

Un roman parfaitement recommandable et assez dérangeant.


Publié aux Editions Albin Michel - 2010 – 217 pages

3.10.14

Continents à la dérive – Russel Banks


Ecrit en 1985, « Continents à la dérive » finit de poser Russel Banks comme l’un des auteurs majeurs américains. Son livre, malgré son épaisseur et sa densité, fut couronné d’un incroyable succès et fit l’objet, chose rare, d’une série de neuf rééditions. Vous l’aurez compris, il s’agit d’un chef-d’œuvre et de l’un des livres les plus marquants de cet auteur prolifique et que nous aimons tant à Cetalir.

Pourquoi avoir choisi ce titre un peu énigmatique et qui, à première vue, ne semble pas en prise directe avec le propos du roman sur lequel nous allons venir dans un instant ? Une partie de la réponse se trouve dans l’intéressante lecture que donne Pierre Furlan, à la fin de  cette édition. Une autre partie trouve sa racine dans la réflexion à laquelle cette lecture troublante et forte ne peut que nous inciter.

Ce que cherche à nous donner à voir Banks, c’est que chaque homme sur terre, qu’il soit Américain comme ce Bob Dubois, minable réparateur de chaudières dans le New Hampshire ou Haïtien comme cette Vanise Dorsinville, contrainte à fuir la misère et la terreur de son pays pour l’illusion d’une vie meilleure dans le pays de la prospérité apparente et trompeuse, cherche avant tout une solution à ses problèmes, à maximiser, maladroitement et souvent à ses propres dépens, un bonheur personnel éphémère et au goût amer. Et ce, alors même que le monde va de travers, qu’il dérive globalement vers un ailleurs et un futur inquiétants que nous refusons de voir et sur lequel nous ne savons agir.

Comme toujours chez Banks, ses personnages sont d’ailleurs au centre même de cette dérive. Ils sont les propres acteurs, conscients ou non, d’une vie qui s’écarte inéluctablement, sans aucun espoir de correction, de ce qu’elle aurait pu avoir de meilleur si elle avait été conduite avec plus de maîtrise, si la série consécutive de mauvais choix n’avait pas conduit à la fatalité et au désespoir. Une vie qui dérive donc d’un cap qu’ils n’ont pas su garder.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Quand Bob Dubois, n’en pouvant plus de ses problèmes d’argent, englué dans ses minables tromperies conjugales, déprimé d’un boulot sans relief décide, sur un coup de sang, de tout lâcher pour transporter sa famille en Floride pour y travailler au service de son frère aîné, il décide aussi de fuir ses problèmes, non de les prendre à bras le corps. Jamais Dubois ne se comportera en adulte de sa vie. Il est incapable d’assumer un choix, incapable de résister à la tentation de la séduction et du sexe, incapable de prendre en mains son budget, incapable de dialoguer avec son épouse qui a bien plus la tête sur les épaules que lui et se débat dans les problèmes concrets. Dubois est un dépressif qui ne se soigne pas autrement qu’à coups d’alcool, de violence sporadique et de fuites qui ne peuvent que le conduire à sa perte, victime de sa naïveté en se laissant porter par les évènements.

Il en va de même pour Vanise. Pourquoi fuir Haïti en élucubrant sur les monstruosités hypothétiques qu’un pauvre vol de jambon recueilli sur un camion accidenté par son neveu pourrait occasionner ? Pourquoi choisir de partir à l’aventure en s’embarquant sur un bateau, après avoir abandonné les maigres économies sans connaître  les paramètres d’une équation négociée par un autre ? A partir de là, c’est l’engrenage fatal qui se met en route. Celui qui fera de Vanise, belle et frêle, la victime idéale de profiteurs sans foi ni loi. Elle y abandonnera sa liberté, son âme, son libre arbitre, deviendra la pute soumise réfugiée dans son silence mental pour ne plus souffrir et aboutira, par sauts successifs dont l’intensité dramatique ne fera que s’aggraver au rythme des conséquences qui s’y rattachent, vers une Amérique qui n’a rien d’autre à offrir que le retour vers une communauté Haïtienne recluse dans un ghetto.

Bob et Vanise auront dérivé vers un ailleurs dont ne restera que le néant. Ils y auront tout perdu, semé le désordre, le désastre et la mort, n’auront que contribué à aggraver le sort des continents de notre planète elle-même à la dérive.

C’est donc un livre d’une profonde noirceur, violent et troublant, un livre qui marque durablement que Banks nous a donné.


Publié aux Editions Actes Sud Babel – 1994 – 578 pages