3.10.14

Continents à la dérive – Russel Banks


Ecrit en 1985, « Continents à la dérive » finit de poser Russel Banks comme l’un des auteurs majeurs américains. Son livre, malgré son épaisseur et sa densité, fut couronné d’un incroyable succès et fit l’objet, chose rare, d’une série de neuf rééditions. Vous l’aurez compris, il s’agit d’un chef-d’œuvre et de l’un des livres les plus marquants de cet auteur prolifique et que nous aimons tant à Cetalir.

Pourquoi avoir choisi ce titre un peu énigmatique et qui, à première vue, ne semble pas en prise directe avec le propos du roman sur lequel nous allons venir dans un instant ? Une partie de la réponse se trouve dans l’intéressante lecture que donne Pierre Furlan, à la fin de  cette édition. Une autre partie trouve sa racine dans la réflexion à laquelle cette lecture troublante et forte ne peut que nous inciter.

Ce que cherche à nous donner à voir Banks, c’est que chaque homme sur terre, qu’il soit Américain comme ce Bob Dubois, minable réparateur de chaudières dans le New Hampshire ou Haïtien comme cette Vanise Dorsinville, contrainte à fuir la misère et la terreur de son pays pour l’illusion d’une vie meilleure dans le pays de la prospérité apparente et trompeuse, cherche avant tout une solution à ses problèmes, à maximiser, maladroitement et souvent à ses propres dépens, un bonheur personnel éphémère et au goût amer. Et ce, alors même que le monde va de travers, qu’il dérive globalement vers un ailleurs et un futur inquiétants que nous refusons de voir et sur lequel nous ne savons agir.

Comme toujours chez Banks, ses personnages sont d’ailleurs au centre même de cette dérive. Ils sont les propres acteurs, conscients ou non, d’une vie qui s’écarte inéluctablement, sans aucun espoir de correction, de ce qu’elle aurait pu avoir de meilleur si elle avait été conduite avec plus de maîtrise, si la série consécutive de mauvais choix n’avait pas conduit à la fatalité et au désespoir. Une vie qui dérive donc d’un cap qu’ils n’ont pas su garder.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Quand Bob Dubois, n’en pouvant plus de ses problèmes d’argent, englué dans ses minables tromperies conjugales, déprimé d’un boulot sans relief décide, sur un coup de sang, de tout lâcher pour transporter sa famille en Floride pour y travailler au service de son frère aîné, il décide aussi de fuir ses problèmes, non de les prendre à bras le corps. Jamais Dubois ne se comportera en adulte de sa vie. Il est incapable d’assumer un choix, incapable de résister à la tentation de la séduction et du sexe, incapable de prendre en mains son budget, incapable de dialoguer avec son épouse qui a bien plus la tête sur les épaules que lui et se débat dans les problèmes concrets. Dubois est un dépressif qui ne se soigne pas autrement qu’à coups d’alcool, de violence sporadique et de fuites qui ne peuvent que le conduire à sa perte, victime de sa naïveté en se laissant porter par les évènements.

Il en va de même pour Vanise. Pourquoi fuir Haïti en élucubrant sur les monstruosités hypothétiques qu’un pauvre vol de jambon recueilli sur un camion accidenté par son neveu pourrait occasionner ? Pourquoi choisir de partir à l’aventure en s’embarquant sur un bateau, après avoir abandonné les maigres économies sans connaître  les paramètres d’une équation négociée par un autre ? A partir de là, c’est l’engrenage fatal qui se met en route. Celui qui fera de Vanise, belle et frêle, la victime idéale de profiteurs sans foi ni loi. Elle y abandonnera sa liberté, son âme, son libre arbitre, deviendra la pute soumise réfugiée dans son silence mental pour ne plus souffrir et aboutira, par sauts successifs dont l’intensité dramatique ne fera que s’aggraver au rythme des conséquences qui s’y rattachent, vers une Amérique qui n’a rien d’autre à offrir que le retour vers une communauté Haïtienne recluse dans un ghetto.

Bob et Vanise auront dérivé vers un ailleurs dont ne restera que le néant. Ils y auront tout perdu, semé le désordre, le désastre et la mort, n’auront que contribué à aggraver le sort des continents de notre planète elle-même à la dérive.

C’est donc un livre d’une profonde noirceur, violent et troublant, un livre qui marque durablement que Banks nous a donné.


Publié aux Editions Actes Sud Babel – 1994 – 578 pages