23.12.14

L’amour et les forêts – Eric Reinhardt




Jusqu’ici, Eric Reinhardt avait beaucoup puisé son inspiration en composant le portait de femmes puissantes, autoritaires dont certaines dépeignaient avec force et une certaine outrance les dérives du capitalisme.

Pour son dernier roman, l’auteur prend un tout nouvel angle d’attaque inspiré par la réception et la lecture de très nombreuses lettres de lectrices et la rencontre fortuite, dans un train, d’une passagère qui a voulu à toutes forces lui raconter sa vie, persuadée que, seule, la retranscription romancée, pourrait l’aider à en venir à bout. Bien que, comme Reinhardt prend bien garde de le déclarer, il n’y ait, au bout du compte, dans « L’amour et les forêts » qu’une histoire composée de toutes pièces à partir de l’imaginaire de l’écrivain, il n’en reste pas moins que sans ces stimuli non sollicités, le roman n’aurait probablement pas vu le jour.

On trouvera de nombreux compte-rendu de la trame romanesque sur laquelle nous ne nous attarderons pas outre mesure. Il nous paraît plus essentiel de nous intéresser à ce qui fait de ce roman un livre envoûtant et finalement passionnant, il faut bien l’avouer.

En premier lieu, prenant à rebrousse-poil la tendance actuelle, Eric Reinhardt écrit avec une langue que l’on pensait avoir sombré à jamais. Une langue riche, faite de longues phrases très travaillées et qui souvent s’enchaînent sans aucune interruption sur des pages d’affilée. Une langue descriptive, souvent lyrique, parfois très crue, très romanesque aussi au point que la surcharge, parfois, guette. Mais voilà un auteur qui sait éveiller l’intérêt par la puissance de sa prose au-delà de ce qu’il cherche à nous dire et cela est assez rare pour être remarqué.

Ensuite, comme il le déclara lui-même dans des interviews, Reinhardt s’est doublement projeté dans son roman. A la Houellebecq en se mettant lui-même en scène, en devenant celui qui recueille les confessions pour en faire un récit sous le nom même de l’auteur du livre que nous tenons entre les mains. Nous sommes de ce point de vue aux bords extrêmes de l’autofiction assez en vogue en ce moment d’ailleurs. Mais, plus fondamentalement, c’est dans son personnage féminin principal, Bénédicte Ombredanne (dont le nom propre est tout un programme de malheurs et d’obscurité pour peu qu’on le lise avec une voyelle accentuée à la fin), cette professeur de lettres à la dérive, psychologiquement martyrisée par un mari abject, que Reinhardt a trouvé à se projeter. Il cherchait depuis longtemps un personnage capable d’incarner son double féminin et l’a visiblement trouvé ici.

En prenant un peu de recul, on ne manque pas d’être frappé par le fait que « L’amour et les forêts » est un roman des apparences. Détresse psychologique réelle de Bénédicte apparemment  créée par un mari apparemment manipulateur pervers. Apparemment seulement, car bien des caractéristiques d’un psychopathe n’existent pas ici, à commencer par leur côté irrésistiblement séducteur. Apparence de la sincérité de Bénédicte dont nous comprenons dans la dernière partie du livre qu’elle est pour le moins entachée par des séquences troublantes, restées cachées à celles et ceux qui pensaient tout savoir sur cette femme. Apparence de la violence passionnelle d’une aventure adultérine dont on ne sait si elle fut réelle ou rêvée, sincère ou simple dérivatif à expulser une tension devenue intolérable. Apparence d’un couple normal (assemblé dès le départ pour de mauvaises raisons, par dépit et non par amour) pour les tiers quand tout tourne au cauchemar une fois la porte conjugale refermée. 

C’est ce jeu et ce glissement permanent entre ce que l’on croit comprendre et ce qui reste suggéré comme possible qui fait la puissance du roman qui oscille sans cesse entre le poignant, l’intime, l’introspection, la confusion, le lyrisme, la drôlerie ou le trivial.

Bien des auteurs auraient pu s’y noyer. Malgré quelques longueurs et répétitions, Eric Reinhardt parvient à tenir son lecteur en haleine faisant de Bénédicte une héroïne contemporaine troublante d’un roman du XIXème fantastique de Villiers de l’Adam sur lequel Bénédicte composa son mémoire d’agrégation.

Publié aux Editions Gallimard – 2014 – 368 pages