26.2.15

L’homme qui en savait trop – Laurent Alexandre & David Angevin


Pendant longtemps, Alan Turing, à part pour quelques scientifiques, est resté injustement dans l’ombre, rejoignant ainsi beaucoup de ces hommes et femmes de génie qui ont contribué à changer le monde sans que ce dernier ne leur rende hommage en retour.

Il est donc amusant de constater que, de façon quasiment concomitante, sortent à la fois un film sous le titre de « Imitation Game » et ce livre « L’homme qui en savait trop » (avec un titre en forme de clin d’œil amusant à Hitchcock) qui lui sont entièrement consacrés.

Pourquoi ce regain d’intérêt tout à coup ? Tout simplement parce que Turing est probablement l’un de ces hommes, avec Einstein et Oppenheimer par exemple, qui révolutionnèrent le monde au vingtième siècle. Peut-être est-il même le plus important d’entre tous car c’est au quotidien et de façon exponentielle que nous voyons et vivons l’impact de ce sur quoi il aura passé sa vie. Car Turing ne fut rien moins que l’inventeur de l’informatique, donnant son nom à une machine connue des scientifiques sous le nom de « Machine de Turing ».

Turing fut un archétype inégalable du génie. Probablement autiste d’Asperger, asocial, homosexuel à une époque où de telles préférences valaient opprobre et prison, marathonien qui aurait pu remporter une médaille d’or aux JO vu ses temps d’entraînement, il publia un premier article à vingt ans qui fit faire un pas de géant dans la compréhension et l’application de la théorie quantique d’Einstein. Des travaux complétés par d’autres qui lui valurent d’être repéré par les Services Secrets de Sa Majesté et d’être enrôlé dans un service regroupant un champion d’échecs, des logiciens, des cruciverbistes et des spécialistes du codage pour casser Enigma, le redoutable système d’encodage universel mis au point par les Allemands et sur lequel l’ensemble des Alliés se cassait les dents.

A force d’obstination, de détermination contre tous, de réflexions, de tentatives et de traits de génie, Turing et son équipe finirent par en venir à bout et ceci changea à jamais la face de la seconde guerre mondiale.

Ce qui rend « L’homme qui en savait trop » très intéressant (et beaucoup plus fouillé et crédible que la fiction romanesque et approximative de « Imitation Game » cependant complémentaire), c’est qu’on suit à la fois la vie de Turing et les séquences de manœuvres stratégiques et politiques qui visèrent à vaincre l’Allemagne nazie tout en ménageant un avenir potentiellement menacé par la tyrannie rouge de Staline. C’est ainsi que l’on comprend quels sacrifices, comptés parfois en dizaines de milliers de vies, furent décidés froidement afin d’espérer en épargner des millions d’autres ; comment certaines batailles furent gagnées grâce aux renseignements acquis tout en mettant en place un vaste plan visant à enfumer les Allemands de façon à ce qu’ils ne se doutent jamais que leur formidable système d’encodage avait été cassé. Ou bien, comment certains mouvements stratégiques ne visaient à rien d’autres que de faire le plus de morts possibles en Russie pour affaiblir l’ennemi pressenti de demain.

Vu la sensibilité du sujet, un silence de plomb fut gardé sur la question dont le secret n’a été levé que très récemment ce qui explique qu’on n’entendit point parler de Turing jusque-là.

Or, la vie de Turing est en soi un véritable sujet romanesque comme le montrent les deux auteurs. Un sujet qui devient le séduisant prétexte à nous plonger au cœur du Googleplex où un homme, le fondateur de Google, un autre génie en train de changer le monde et de le marquer de son emprise tentaculaire, a mis au point d’inquiétantes machines permettant à la fois de prolonger la vie sur des centaines d’années et d’interpréter de façon hyperréaliste le passé, donc de comprendre pourquoi et comment Turing fut retrouvé mort, à même pas quarante ans, à côté d’une pomme à peine entamée et empoisonnée.

La thèse officielle est celle du suicide. Celle des auteurs est toute autre et, qu’on y adhère ou non, permet de comprendre en quoi la seconde guerre mondiale déboucha sur la guerre froide et comment la paranoïa mêlée à la culture du secret et à la maîtrise préventive ou punitive des risques conduit les états à mener des actions dont on préfère ne rien savoir.

Dans tous les cas, une fois le livre fait d’un mélange de biographie, de roman et de fiction et d’enquête à distance ouvert, on s’y plonge totalement, happé par le personnage et l’Histoire. Un livre diablement intelligent et formidablement fait. Une vraie réussite !

Publié aux Editions Robert Laffont – 2015 – 336 pages