30.6.15

Ne pars pas avant moi – Jean-Marie Rouart


Arrivé au soir de sa vie, à soixante-douze ans, l’Académicien Jean-Marie Rouart, grand écrivain ayant beaucoup réfléchi et écrit sur le sentiment amoureux, semble faussement s’étonner des surprises que la vie lui a réservées.

Dans un roman autobiographique,  il nous conte, sans forfanterie mais avec une plume délicieuse et parfois aussi fielleuse que drôle, comment la vie a fait de lui, le fils d’un couple un peu bohème et fauché, lui qui fut en partie élevé par un couple de pêcheurs de l’île de Noirmoutiers, le personnage relativement célèbre, reconnu et admiré qu’il est aujourd’hui.

Souvent, le tour que l’on donne à sa vie dépend de deux facteurs essentiels : la passion ou l’ambition qui nous font avancer et les rencontres que nous faisons ou savons provoquer. C’est en tous cas ce que nous dit ici l’écrivain, en filigranes.

Lui qui rata son BAC fit une première rencontre amoureuse avec une jeune fille de la haute société, Solange. Elle lui ouvrit les yeux et les portes sur un monde qu’il convoitait mais dont il ignorait les règles, les moeurs et les usages. Elle lui révéla aussi la puissance de la jalousie et la perfidie du sentiment amoureux et passionnel, la jeune femme ne pouvant s’empêcher de poursuivre de multiples aventures et de collectionner les amants de passage tout en conservant sa préférence pour celui qui n’était ni de son milieu, ni de son rang mais qui avait su déceler sa fragilité et en faire la pierre angulaire de son amour pour elle.

Des rencontres, il y en a à foison dans ce livre écrit dans une langue sublime. Les portraits ont la saveur d’un Sainte-Beuve. On se délecte de la façon dont François Nourissier se trouve brossé, avec férocité et tendresse. On chemine derrière les volutes des cigares d’un Vergès secret et ambivalent. On comprend les fauves que sont ou furent un FOG ou un Gianni Agnelli . Mais celui qui compta vraiment plus que tout pour Rouart, c’est l’inimitable Jean d’Ormesson.

Encore adolescent et amant de Solange, il le vit débarqué de sa décapotable Mercedes pour rendre visite à la sœur aînée de Solange. Lui qui rêvait d’être écrivain ne savait pas encore que le flamboyant d’Ormesson serait celui qui saurait détecter son talent, le faire accéder à l’Académie et lui réserver son amitié, faisant de l’impécunieux et indigent Rouart son disciple.

Tout cela se lit avec un plaisir gourmand, celui des belles lettres, de l’érudition, d’une culture classique forgée à la lecture des plus grands et au temps passé avec les beaux esprits de ce monde. Une vie hors norme à la portée de celles et ceux qui cumulent talent et désir de le faire éclore. C’est la leçon en pointillés que l’on pourra retirer de ce très beau livre.


Publié aux Editions Gallimard – 2014 – 234 pages

26.6.15

Le ravissement des innocents – Taiye Selasi


Ce premier roman fit le ravissement de la critique, salué unanimement comme un des livres majeurs américains sortis en 2013. Aguiché par tant de louanges, je me faisais un plaisir à l’avance de découvrir ce roman prometteur.

Patatras, quelle ne fut pas ma déception ! Au risque de paraître iconoclaste ou inculte (pourquoi pas, j’assumerai), je me suis tellement ennuyé à la lecture de ce bouquin que j’ai fini par abandonner au bout de plus de cent cinquante pages de persévérance laborieuse. Ce qui me rassure cependant c’est, qu’en en discutant autour de moi auprès d’autres lecteurs avides, la plupart ont connu la même expérience et ont laissé tomber bien avant moi.

Non pas que le livre soit mal écrit, bien au contraire. Madame Selasi, entre autres diplômée de Yale, est caractéristique de cette génération d’Afroaméricains brillants et trouvant s’imposant de plus en plus dans une société américaine où, longtemps, la culture blanche et WASP a prévalu. Il fourmille de références artistiques et d’analyses fort pertinentes ou éclairantes.

Mais, on n’en comprend pas le propos si bien qu’arrivé à plus de la moitié du texte, je n’arrivais toujours pas à véritablement comprendre qui était qui et encore moins à déterminer où l’auteur voulait en venir.

S’agit-il de faire un long travail de deuil d’un père, chirurgien cardiaque brillant, décédé stupidement seul au petit matin d’une crise cardiaque dans son jardin ? De conter la dispersion et l’éclatement d’une fratrie qu’un deuil va permettre de réunir à nouveau pour tenter de soigner des plaies laissées ouvertes et secrètes ? De nous dire la difficulté à trouver sa place quand on est Ghanéen et que l’on vit à Boston ou à New-York ? Sans doute tout cela à la fois… Mais le récit est tellement déstructuré et construit d’une écriture tellement sophistiquée qu’il en devient terriblement pénible.

Reste à espérer que, malgré les commentaires similaires entendus autour de moi, il subsistera un public de lecteurs capable d’apprécier à l’image de la critique professionnelle.


Publié aux editions Gallimard – 2014 – 368 pages

19.6.15

Le sens de l’orientation – Arrigo Lessana


Il est à souhaiter qu’Arrigo Lessana soit meilleur chirurgien qu’auteur tant il semble avoir quelque peu perdu le sens de l’orientation dans son deuxième roman.

Car, quel est le propos de ce livre où surgissent et s’entrecroisent une cohorte de personnages auxquels nous ne comprenons pas grand-chose ? Tous paraissent errer dans leur vie, avoir endossé un costume qui n’était pas fait pour eux et jouer avec un destin qui devrait finir par les emporter.

Seules les mésanges consignées dans la volière d’une belle italienne, quelque peu femme fatale, semblent avoir trouvé leur direction lorsqu’elles s’envoleront vers le cabinet d’un psychiatre. Quant à celui-ci, s’il semble savoir écouter ses  patients et leur suggérer des pistes fiables (pour les réorienter sans doute ...), il a lui-même perdu son propre sens de l’orientation. C’est un joueur compulsif, dépensant tout ce qu’il gagne aux jeux de casino et qui ne trouvera pas d’autre moyen pour se sauver de lui-même que de se faire interdire de jeu.

Ferdinand, chirurgien cardiaque, navigue entre les deux personnages précédents. Longtemps marié à une mathématicienne, leur couple a désormais explosé. Son ex-compagne s’est elle aussi perdue dans d’impossibles recherches sur les tresses, s’abîmant dans des abysses théoriques qui lui ont fait perdre tout repère. Sollicité pour des opérations impossibles et à haut risque, il commence à perdre toute notion de vie et de mort et cherche à donner un sens à sa propre existence, à ses succès comme à ses échecs en se déchargeant auprès du psychiatre joueur. Il finira par tomber follement amoureux de l’italienne à la volière, vivant une relation un temps passionnelle et perverse avant que d’être lâchement abandonné par une femme elle-même perdue entre des désirs inconciliables et ne sachant sans doute pas faire autre chose que souffrir et faire souffrir. Bref, les boussoles s’affolent de toutes parts.

Tout ce monde (et d’autres encore mais restons-en là) se débat vainement, s’agite beaucoup, se ment à soi-même, s’entrecroise au fil de courts chapitres nerveux mais mal accostés tant et si bien qu’on finit par s’y perdre totalement. Quant à la fin, elle est aussi inexplicable que le roman lui-même et m’a laissé…. Désorienté.


Publié aux Editions Christian Bourgeois – 2015 – 176 pages

18.6.15

Là où les rivières se séparent – Mark Spragg


La petite maison d’éditions bretonne Gallmeister s’est fait une spécialité de découvrir et publier des auteurs nord-américains inconnus mais ayant produit des romans de grande qualité, souvent largement inspirés de l’immensité et de la rudesse du paysage que ce vaste continent a à offrir.
Cette réédition du roman de Mark Spragg n’échappe donc pas à la règle. Ne cherchez pas ici la moindre trame romanesque, le moindre récit linéaire qui nous conterait les aventures d’une cohorte de personnages.

Car ce dont il s’agit, c’est tout simplement de nous plonger au cœur de la vie quotidienne des membres d’un ranch, celui des « Sabres croisés », perdu en plein Wyoming. Un morceau du Nord des Etats-Unis où une immense plaine ventée vient buter sur des monts hostiles. La beauté des paysages y est époustouflante et la population d’une densité inversement proportionnelle à celle des chevaux et du bétail qui paissent au sein de pacages gigantesques.

Dans un ranch où la survie de l’exploitation comme des hommes et des bêtes se joue chaque jour, la journée commence dès quatre heures du matin, dans le froid intense. Un froid avec lequel il faut apprendre à vivre et à combattre car l’hiver il y fait fréquemment au-delà de moins trente degrés.

Au fil d’une écriture profondément lyrique et sublime, Mark Spragg nous fait vivre de l’intérieur les mille et un dangers qui guettent à chaque instant. La traversée des rivières en crue qui font de régulières victimes parmi les hommes et les chevaux, la rencontre fortuite avec les ours qui vous égorgent d’un coup de patte, les parties de chasse conduites pour des riches citadins qui viennent s’abrutir d’alcool et d’émotions fortes sous la surveillance de gamins élevés à la dure et perchés sur un cheval dès leur plus jeune âge.

Loin de toute ville et de la civilisation, il faut tout apprendre par soi-même. A se soigner, à s’instruire, car manquer l’école distante va de soi lorsque les circonstances l’exigent, à survivre lorsqu’on est coincé par le blizzard mortel, à discuter les prix sur tout, à bricoler des guimbardes qui tiennent par le miracle du Saint-Esprit.

C’est tout cela que nous vivons profondément, avec la même intensité que ces pauvres hères pour lesquels la vie au ranch sert de vie tout court, sans famille, sans contact ou presque avec le reste des hommes dans un monde des années soixante où l’omniprésence du numérique n’avait pas rendu l’accès à tout ou presque quasi immédiat.

Un monde sauvage, puissant et rude magnifiquement rendu par l’écriture proche d’un Hemingway de Mark Spragg.


Publié aux Editions Gallmeister – 2015 – 343 pages

13.6.15

Le NON de Klara – Soazig Aaron


Récompensé par la Bourse Goncourt du premier roman et par le Prix Emmanuel Roblès en 2002, « le NON de Klara » est un livre intense qui vous frappe comme un coup de poing.

Comment apprendre à revivre quand, comme pour Klara, on revient d’Auschwitz après vingt-neuf mois de captivité. Une éternité pour voir la barbarie sous toutes ses formes, à vingt-trois ans, parce qu’on a refusé de se cacher, qu’on s’est bêtement fait recensée alors que tout son entourage vous enjoignait de n’en rien faire.

Lorsque Klara sortira des camps, elle échouera chez son amie d’enfance, juive comme elle, mais qui avait eu l’intelligence de changer de nom, de se fondre dans l’anonymat. Klara ne pèse plus que trente huit kilos, habillée et chaussée, mais dans ses yeux brillent une intensité nouvelle, celle d’avoir su dire NON à l’horreur, d’avoir tout mis en œuvre pour s’en tirer en refusant de devenir une victime de plus de la folie nazie.

Soazig Aaron ne nous livre pas là une énième version d’un livre sur les camps de concentration. Au contraire, en choisissant le parti de faire de ce livre intense le journal de Solange, l’amie qui écoute, héberge et nourrit Klara, elle donne encore plus d’impact. Car chacune des deux femmes a choisi un chemin personnel pour survivre. Chacune d’elle a vu les amis, les membres de la famille mourir, déportés ou fusillés. Solange a aussi recueilli la fille de Klara, Victoire, qu’elle a eue de son mari Rainer, le frère de Solange, mort lui aussi, fusillé pour acte de résistance. Or Solange ne comprend pas avec son mari, psychiatre et qui fait suivre Klara par une de ses confrères, comment cette dernière peut refuser de voir celle qu’elle a mise au monde.

Il faudra beaucoup de patience pour que Klara livre des morceaux de son histoire. Une histoire parsemée de mort, celle donnée autour d’elle comme celle qu’elle aura du elle-même donner pour abréger la souffrance de ses amies détenues qui la suppliaient ou pour, plus tard, se venger des profiteurs de guerre qui auront abusé sa mère.

Une histoire dans laquelle le père, adoré bien qu’il ait divorcé de sa femme peu de temps avant la guerre, sera retrouvé dans un rôle inconcevable finissant d’enfoncer Klara dans la honte absolue. Car Klara sortira totalement détruite de ces longs mois de captivité suivis de nouveaux mois d’errance dans une Europe de l’Est ravagée. C’est une femme physiquement « sousvivante », comme elle se qualifie elle-même, psychologiquement détruite et qui a perdu toute faculté de rire ou de pleurer, toute faculté d’aimer. Une femme qui honnit tellement ce qu’elle a enduré qu’elle rejette sa langue natale, l’Allemand, pour s’exprimer dans un français syntaxiquement parfait mais ravagé par un accent germanique indissimulable. Un peu comme si l’horreur, tatouée sur son avant-bras, refoulée, et la difficulté à accepter, après coup, son statut de rescapée alors que tous ceux qu’elle aimait ont disparu, devaient à tout prix s’exprimer, inconsciemment.

Chaque nouvelle confession est une descente supplémentaire dans un enfer inimaginable. Plus Klara se décharge sur Solange, plus Solange, pas préparée à cela, dépérit.

Lorsque Klara, au bout de quelques semaines, après avoir tout liquidé des biens mis à l’abri par Solange, partira pour les Etats-Unis pour y tenter de tout oublier, alors pourra commencer pour Solange le travail de reconstruction d’elle-même.

On sort bouleversé de ce livre rare, superbement écrit, profondément psychologique et qu’on ne saurait trop vous recommander que de le lire au plus vite.


Publié aux Editions Maurice Nadeau – 2002 – 187 pages