23.9.15

Boussole – Mathias Enard


Il ne suffit pas d’une vague trame romanesque, voire d’un prétexte, d’une écriture fabuleusement précise et ourlée complétée d’une accumulation de références historiques pour faire un bon livre. C’est malheureusement ce que semble avoir complètement oublié Mathias Enard dans son dernier ouvrage en forme de pavé difficilement digeste qu’est « Boussole ».

On attend généralement d’une boussole qu’elle nous guide dans la bonne direction. Celle de M. Enard semble, à l’image sans aucun doute de notre époque, ne plus savoir où donner de la tête s’affolant dans d’incessants retours entre une ville frontière, Vienne, où l’on nous convie dans la visite de musées étranges et pleins d’images choc et un Orient en proie à de tensions telles qu’il est en train d’imploser sous nos yeux. Pourquoi pas, puisqu’il s’agit pour Franz Ritter, un musicologue autrichien dont on comprend qu’il est en train de mourir de convier à lui tous les souvenirs d’une vie passée à chercher des sujets artistiques, vainement, et à courir, en pensée et en tentation sans jamais parvenir à ses fins, après cette belle archéologue envoûtante mais prise, Sarah, avec qui il aurait aimé construire sa vie.

De bonnes raisons du coup pour nous lancer sur la trace de fouilles dans tous les pays désormais en guerre et en proie à la folie d’un islamisme radical décidé à raser toute référence à ce qui aurait pu exister avant la venue d’un Prophète censé représenter l’orée de leur monde terrifiant. Peut-être est-ce là le propos de Mr Enard : nous rappeler avant qu’il ne soit trop tard ce qui est en train de disparaître à jamais sous la folie de barbus incultes et drogués.

Sauf que cela tourne très vite au feuilletage d’un catalogue savant, extrêmement fourni, de toutes celles et ceux qui, à un moment où l’autre de l’histoire des arts, qu’ils fussent écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, poètes, mathématiciens, philosophes et j’en passe, auront éprouvé plus ou moins de fascination (souvent d’ailleurs suffisamment pour en mourir) pour un Orient tellement difficile à appréhender pour un occidental.

Feuilleter le catalogue d’un grand vépéciste est un exercice auquel nous nous sommes tous livrés un jour ; on y sourit, on s’arrête ici ou là, on saute les pages qui ne nous intéressent pas mais, au bout du compte, on n’y retire rien, ni plaisir, ni déplaisir. Seules quelques vagues images sans intérêt persisteront. Or, c’est exactement le problème avec « Boussole » : quel intérêt peut-il y avoir à un bouquin superbement écrit, réalisé avec un soin maniaque qui a du nécessiter des centaines d’heures de recherche et a fait appel à une culture qu’on ne peut que saluer, mais qui n’apporte rien, strictement rien à un lecteur qui est assommé de références, souvent sous la forme d’à peine quelques lignes, à des personnages disparus depuis longtemps et ayant fait un passage parfois remarquable souvent anodin dans la grande bousculade humaine ?

M. Enard nous laisse entre les mains une boussole plus faite pour nous perdre en chemin que pour nous guider ou nous donner du sens. En tous cas, au bout de huit heures de persévérants efforts (car les pages sont d’une densité rare), j’ai laissé tomber, définitivement. Suffisamment rare, en ce qui me concerne, pour être souligné.

Publié aux Editions Actes Sud – 2015 – 378 pages


19.9.15

Dictionnaire amoureux des Faits Divers – Didier Decoin


Le propre d’un dictionnaire amoureux est de laisser un choix plein et entier, nécessairement arbitraire et incomplet, à son auteur des entrées qu’il désire y faire figurer. Ne cherchons donc pas un recensement exhaustif des objets des rubriques de tels dictionnaires et encore moins quand il s’agit d’un sujet aussi inépuisable et protéiforme que sont les faits divers.

Même si, comme moi, vous n’êtes pas un lecteur faisant son miel de la rubrique des chiens écrasés, vous trouverez votre compte d’amusements, d’étonnements, de rires et, bien sûr, d’épouvantables horreurs dans cette compilation patiemment arrangée par l’Académicien Didier Decoin. Car, il faut bien reconnaître que l’auteur fait montre d’une réelle maestria pour nous promener depuis l’antiquité jusqu’à l’histoire la plus contemporaine mettant ainsi en évidence l’infinie capacité humaine à inventer du sordide et à infliger torts ou tortures, entre autres, à ses congénères.

Mais au-delà du flot d’hémoglobine que réserve le genre « faits divers » par nature, l’un des grands intérêts de l’ouvrage est de montrer, par les petites histoires et les grands malheurs, comment l’histoire humaine et les civilisations qu’elle engendre ne cessent d’évoluer et de se transformer. C’est aussi un petit précis de sociologie et de psychologie, Didier Decoin veillant à habilement attirer notre attention sur la façon dont nos jugements, et donc ceux des juges à qui un pouvoir quasi divin – souvent de vie et de mort – est accordé, peuvent regarder, analyser, soupeser et décider des faits,  témoignages et autres preuves plus ou moins convaincantes qui leur sont soumis.

On pourra tout juste regretter que les premières lettres de l’alphabet bénéficient d’une abondance que ne connaissent pas les suivantes quand, et c’est dommage, elles ne sont pas purement et simplement sacrifiées, comme c’est le cas avec les X et Y.

Pour le reste, Decoin est à son affaire et le romancier sait habilement convoquer son imagination pour combler les lacunes que le temps a rendu impossibles à jamais véritablement connaître. Decoin met aussi un point d’honneur à rendre hommage, par son style et sa plume, à tous ces auteurs tels Hemingway ou Mauras, pour n’en citer que deux que tout oppose, qui ont été les rédacteurs en général parfaitement anonymes des rubriques qui constituèrent un genre littéraire à part entière au XIXème et début du XXème siècles, perfectionnant leur savoir avant que de devenir des étoiles de leur art.

Si vous prenez soin de lire les entrées petit à petit, entre deux autres ouvrages ou dès que vous disposez d’un moment, vous n’éprouverez aucune saturation à avaler les plus de huit cents pages de cette bible.

Rendons d’ailleurs ici hommage aux Editions Plon et à leur collection de Dictionnaires Amoureux qui comptent désormais un septième titre qui, comme les autres, a eu l’honneur d’une des meilleures plumes françaises.

Publié aux Editions Plon – 2014 – 820 pages



11.9.15

La partie de chasse – Isabel Colegate


Concentrant son récit sur vingt-quatre heures, Isabel Colegate élabore un tableau complet, détaillé et acéré d’un microcosme parvenu à la fin d’une époque. Celui de l’aristocratie anglaise, et plus particulièrement de l’aristocratie rurale, d’une société post-edwardienne encore figée dans une perception du monde que, très bientôt, le grand charnier de la Première Guerre Mondiale va faire voler en éclats.

Dans ce monde en suspension, comptent avant tout les apparences, les traditions et les rites. Rester entre soi et surtout se voir comme une élite ayant le privilège de côtoyer le souverain sans se soucier de la plèbe en est une composante essentielle. Se comporter en gentleman, c’est changer cinq fois par jour de tenue, c’est épouser une femme par intérêt, pour former une alliance ou accéder à un financement, et la tromper avec élégance surtout si, de son côté, elle ne se prive pas de rendre la pareille. Il faut bien que les tensions que tous ces faux-semblants engendrent finissent bien par trouver un exutoire.

L’autre grand exutoire est la partie de chasse où compte avant tout de réunir les meilleurs fusils du royaume et les gens de bonne société pour se livrer à un abattage massif et ridicule de quantité de faisans élevés jalousement toute la saison suivante à des fins de carnage civilisé et policé. Car, participer à la partie de chasse de Sir Randolf, le châtelain de Nettleby, c’est respecter des règles strictes en matière de rabattage, de placements, d’organisation dans un monde codifié et où il est de très mauvais goût de vouloir faire preuve d’esprit de compétition entre tireurs.

Or, c’est précisément ce dernier point qui va conduire à un drame dont Isabel Colegate élabore finement, pas à pas, avec une montée en tension dramatique régulière la trame et le dénouement. Car deux des meilleurs fusils d’Angleterre sont présents et, sans que rien ne soit dit et parce que d’autres choses auxquelles il nous est donné d’assister de façon intime se passent, le désir mutuel de se rabattre le caquet et d’apparaître comme le meilleur fusil va devenir irrépressible, au mépris des usages.

Derrière ce carnage de volatiles et autre petit gibier se cache un bien plus grand carnage à venir. Celui d’une Europe à feu et à sang où bien des acteurs de cette partie de chasse finiront par rejoindre les rangs innombrables des victimes.

A bien plus d’un titre, cette partie de chasse-là sera la dernière. La dernière d’une tradition ancestrale. La dernière d’un monde qui va disparaître à jamais, entraînant la petite aristocratie dans la faillite qui déjà se pressent. La dernière où ne pas pouvoir voter pour les classes populaires qui forment les rangs des fermiers, ouvriers et autres rabatteurs est une évidence car démocratie rime avec aristocratie. La dernière à laisser aussi entrevoir de possibles histoires d’amour romantiques en diable mais bien vite contrariées par l’Histoire et son lot de destins fatals.

Au-delà de ce tableau social qu’elle connaît bien puisqu’Isabel Colegate a passé quasiment toute sa vie dans le château d’une famille aristocratique du côté de Bath, l’auteur parvient aussi à élaborer un roman comportant de multiples histoires touchantes. Car derrière les conventions et les apparences se cachent des hommes et des femmes, des enfants et des domestiques qui entretiennent des relations complexes, plus ou moins cachées, où un peu plus de spontanéité peut parfois être autorisée. Il faudra cependant faire preuve d’une certaine patience et surmonter les cinquante à soixante-dix premières pages assez figées pour appréhender la richesse et la subtilité d’un récit au parfum un brin suranné.
On regrettera enfin la préface du scénariste Julian Fellows, assez longue et ennuyeuse à force de répétitions et de détours inutiles dans des commentaires savants et datés de micro-scènes du roman. Vous pourrez vous en passer sans regret….

Publié aux Editions Belfond – 2015 – 318 pages


6.9.15

2084 – La fin du monde – Boualem Sansal


Il faut un courage certain doublé d’une volonté de réveiller les consciences et d’appeler à réagir enfin, fermement, résolument et en cessant tout atermoiement pour écrire ce roman.

En effet, Boualem Sansal, écrivant algérien chassé en 2003 du Ministère de l’Industrie  dans lequel il travaillait comme cadre, ne se résout pas à voir son pays dans lequel il vit encore tomber entre les mains des barbus qui voudraient faire d’une religion un instrument de domination absolue et définitive, exterminant toute résistance, détruisant toute référence à l’Histoire parce qu’elle ferait offense à une religion qui ne peut tolérer que quoi que ce soit pût exister avant l’événement de sa domination totale et définitive.

On l’aura compris, malgré l’avertissement initial « La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité », c’est très explicitement à la radicalisation islamiste, à cette gangrène qui menace nos libertés, nos cultures, nos valeurs et tout simplement nos sociétés et nos libertés fondamentales que s’en prend avec virulence Boualem Sansal.
Très directement inspiré de la relecture de l’indispensable 1984 de George Orwell, l’auteur imagine un monde terrifiant. Nous voici en Abistan (une référence évidente à l’Afghanistan des furieux talibans), territoire unique qui recouvre la planète entière où plutôt ce qu’il en reste après plusieurs conflits mondiaux où l’arme nucléaire combinée à l’endoctrinement fanatique a fait des milliards de victimes.

Les Romains et les Grecs le savaient déjà : pour gouverner un empire immense, il vaut mieux imposer une dictature qu’une démocratie. Celle de l’Abistan sera religieuse, fondée sur les ruines d’une religion musulmane qui ont servi de base à la construction d’un nouveau Dieu, Yölah, et de son Délégué immortel, Abi. Un binôme qui n’a de cesse d’imposer ses règles absurdes écrites dans une novlangue conçue en laboratoire afin de tout organiser autour des préceptes religieux et d’endormir les consciences des foules. Un système où toute liberté de pensée, tout mouvement hors de ses quartiers est surveillé, épié, dénoncé. Un monde où chacun fait l’objet d’un interrogatoire et d’une auto-critique mensuels dont les résultats conditionnent tout, y compris la survie. Un système où les déviants, de quelque sorte, font l’objet d’exécutions barbares en masse dans des stades devenus des abattoirs où la foule hystérique se déchaîne.

Un monde dans lequel Ati, un trentenaire rescapé d’un sanatorium, va tenter de retrouver sa place avant que de voir les doutes et les pensées interdites qui le traversent régulièrement le pousser à sortir du lot, à prendre des risques puis partir à la découverte d’un monde pour le comprendre après sa rencontre avec un archéologue qui vient de mettre à nu une découverte susceptible de faire s’effondrer tout le système totalitaire de l’Abistan.

Ecrit dans une langue puissante et savante, le roman de Boualem Sansal force cependant plus le respect que l’adhésion. Fondamentalement décidé à donner les clés pour démonter l’absurdité et les dangers mortifères de la radicalisation islamiste qui nous menace, l’auteur réalise ici un travail remarquable et qui atteint son but. Cependant, au plan littéraire et romanesque, le souci de l’objectif essentiel fait passer au second plan un récit qui peine à décoller. Pendant les soixante-dix premières pages, nous assistons beaucoup plus à un réquisitoire en règle envers l’Islam qu’à la mise en place d’un roman. Puis, lorsque l’intrigue s’élabore lentement, ce souci de dénoncer et d’éveiller nos consciences ne cesse de prendre le pas au point, parfois, de provoquer un effet contraire à celui recherché à force d’overdose.

Au moins, le livre de Sansal aura le double mérite de nous faire comprendre clairement les mécanismes à l’œuvre et de montrer que tout ceci n’a pour objectif que de satisfaire une élite soucieuse d’enfermer les masses dans un processus implacable d’abrutissement, scandé autour de prières incessantes, de formules apprises par cœur et vides de sens et reposant sur une pression sociale qui ne tolère pas la moindre déviance. Mais, il est peu probable que les victimes actuelles le liront… A nous, les encore libres, de réclamer fermement que les politiques prennent enfin les actions diplomatiques, militaires et éducatives pour que cesse une mascarade qui, autrement, risque de nous mener au désastre final.


Publié aux Editions Gallimard – 2015 – 274 pages

4.9.15

Romance viennoise – David Vogel


Ce n’est qu’assez récemment que l’on a commencé à découvrir timidement l’œuvre de David Vogel, un auteur en langue hébraïque qu’Aharon Appelfeld considère comme l’un des auteurs majeurs du XXème siècle.

Il faut dire que la vie de Vogel fut tourmentée. Né dans une petite ville de l’actuelle Ukraine en 1891, il sera exposé à un brassage de langues et de cultures. Installé à Vilnius, il émigrera d’abord à Vienne puis s’installera à Paris, après être passé entre autres par la Palestine, où il sera arrêté pour être ensuite déporté à Auschwitz et y mourir en 1944.

Retrouvé par hasard dans un fond de manuscrits d’auteurs en langue hébraïque à Tel Aviv en 2010, « Romance viennoise » vient de faire l’objet d’une traduction et parution en langue française aux Editions de l’Olivier.

Inspiré de la propre expérience de l’auteur qui avait vécu une relation adultère avec une femme mariée dans sa jeunesse à Vienne, « Romance viennoise » nous met sur les traces et nous plonge dans la vie d’un jeune homme de dix-huit ans tout juste arrivé de Pologne et venu s’abreuver et s’étourdir, pour apprendre la vie et la dévorer à pleines dents, dans ce qui est alors la capitale européenne artistique et intellectuelle de ce début du vingtième siècle.

Ce qui caractérise ce jeune homme, outre sa soif de vivre, est une indéniable intelligence, doublée d’un sens aigu de l’à-propos et de la répartie et d’une capacité à observer et à absorber. D’abord plus ou moins pris en charge par une petite communauté juive qui réunit artistes ratés et paumés en tous genres (un ténor héroïque sans voix, un anarchiste déprimé, une cohorte d’alcooliques de toutes sortes etc… ), il sera repéré par l’un des hommes les plus riches de la capitale. Doté d’une pension et d’ambitions aussi énormes que mal définies, il part à la découverte d’un monde dont il ignore tout.
Beau comme un jeune dieu, il fera bien vite la conquête de sa logeuse, une encore belle et assez jeune femme mariée à la sensualité dévorante et qui s’ennuie fort d’un mari épousé trop jeune. En même temps qu’il découvre l’abîme et les limites d’une passion jalouse et de plus en plus vorace, il multiplie les contacts avec la grande bourgeoisie et l’aristocratie d’un monde qui n’a pas encore été ravagé par deux conflits mondiaux.

En même temps que le jeune homme apprend, à marche forcée, brûlant les étapes, à passer du stade d’un adolescent doué mais inculte à celui d’un homme fait, brillant et séducteur, la jeune fille de seize ans de sa logeuse s’éveille progressivement à l’amour, entraînant le jeune homme dans une nouvelle aventure dont les conséquences pour tous pourraient être encore bien plus considérables.

David Vogel se démarque fortement avec ce roman des auteurs hébraïques de son temps plus soucieux de commenter la Bible et de commettre des ouvrages « politiquement corrects » que d’œuvres de création. Ici, il nous plonge dans la vraie vie. Celle d’une ville où son personnage principal fait le lien permanent entre deux mondes, celui d’où il vient et qu’il entend quitter et celui où il travaille à trouver sa place jouant des atouts qui sont les siens. Un monde dans lequel l’honnêteté compte pour peu car il vaut mieux être plus malin que les autres pour arriver à ses fins. Un monde où la douleur infligée aux autres importe peu si elle se traduit en avantages égoïstes et satisfaction de pulsions. Un monde qui tisse inéluctablement son auto-destruction à force de cupidité, de fatuité, d’inégalités de plus en plus insupportables. Un monde en pleine agitation. Bref, un monde qui, bien que séparé du nôtre de cent ans, ressemble fortement à celui dans lequel nous nous débattons et dont les soubresauts n’annoncent rien de bon. Fort d’une langue au pouvoir érotique certain, Vogel commet un roman d’une grande modernité et quelque peu en avance sur son temps.


Publié aux Editions de l’Olivier – 2014 – 317 pages