11.9.15

La partie de chasse – Isabel Colegate


Concentrant son récit sur vingt-quatre heures, Isabel Colegate élabore un tableau complet, détaillé et acéré d’un microcosme parvenu à la fin d’une époque. Celui de l’aristocratie anglaise, et plus particulièrement de l’aristocratie rurale, d’une société post-edwardienne encore figée dans une perception du monde que, très bientôt, le grand charnier de la Première Guerre Mondiale va faire voler en éclats.

Dans ce monde en suspension, comptent avant tout les apparences, les traditions et les rites. Rester entre soi et surtout se voir comme une élite ayant le privilège de côtoyer le souverain sans se soucier de la plèbe en est une composante essentielle. Se comporter en gentleman, c’est changer cinq fois par jour de tenue, c’est épouser une femme par intérêt, pour former une alliance ou accéder à un financement, et la tromper avec élégance surtout si, de son côté, elle ne se prive pas de rendre la pareille. Il faut bien que les tensions que tous ces faux-semblants engendrent finissent bien par trouver un exutoire.

L’autre grand exutoire est la partie de chasse où compte avant tout de réunir les meilleurs fusils du royaume et les gens de bonne société pour se livrer à un abattage massif et ridicule de quantité de faisans élevés jalousement toute la saison suivante à des fins de carnage civilisé et policé. Car, participer à la partie de chasse de Sir Randolf, le châtelain de Nettleby, c’est respecter des règles strictes en matière de rabattage, de placements, d’organisation dans un monde codifié et où il est de très mauvais goût de vouloir faire preuve d’esprit de compétition entre tireurs.

Or, c’est précisément ce dernier point qui va conduire à un drame dont Isabel Colegate élabore finement, pas à pas, avec une montée en tension dramatique régulière la trame et le dénouement. Car deux des meilleurs fusils d’Angleterre sont présents et, sans que rien ne soit dit et parce que d’autres choses auxquelles il nous est donné d’assister de façon intime se passent, le désir mutuel de se rabattre le caquet et d’apparaître comme le meilleur fusil va devenir irrépressible, au mépris des usages.

Derrière ce carnage de volatiles et autre petit gibier se cache un bien plus grand carnage à venir. Celui d’une Europe à feu et à sang où bien des acteurs de cette partie de chasse finiront par rejoindre les rangs innombrables des victimes.

A bien plus d’un titre, cette partie de chasse-là sera la dernière. La dernière d’une tradition ancestrale. La dernière d’un monde qui va disparaître à jamais, entraînant la petite aristocratie dans la faillite qui déjà se pressent. La dernière où ne pas pouvoir voter pour les classes populaires qui forment les rangs des fermiers, ouvriers et autres rabatteurs est une évidence car démocratie rime avec aristocratie. La dernière à laisser aussi entrevoir de possibles histoires d’amour romantiques en diable mais bien vite contrariées par l’Histoire et son lot de destins fatals.

Au-delà de ce tableau social qu’elle connaît bien puisqu’Isabel Colegate a passé quasiment toute sa vie dans le château d’une famille aristocratique du côté de Bath, l’auteur parvient aussi à élaborer un roman comportant de multiples histoires touchantes. Car derrière les conventions et les apparences se cachent des hommes et des femmes, des enfants et des domestiques qui entretiennent des relations complexes, plus ou moins cachées, où un peu plus de spontanéité peut parfois être autorisée. Il faudra cependant faire preuve d’une certaine patience et surmonter les cinquante à soixante-dix premières pages assez figées pour appréhender la richesse et la subtilité d’un récit au parfum un brin suranné.
On regrettera enfin la préface du scénariste Julian Fellows, assez longue et ennuyeuse à force de répétitions et de détours inutiles dans des commentaires savants et datés de micro-scènes du roman. Vous pourrez vous en passer sans regret….

Publié aux Editions Belfond – 2015 – 318 pages