16.10.15

La cote 400 – Sophie Divry




Oui, une bibliothèque est en soi un monde fascinant. Un monde où se rencontrent emprunteurs empruntés, lecteurs assidus, nécessiteux (ou non) venus compulser les derniers journaux, enfants apprenant à socialiser autour des jeux vidéo, le tout sous l’œil tantôt bienveillant, tantôt ennuyé, tantôt sévère des bibliothécaires chargé(e)s (le féminin pluriel s’impose tant la population de cette catégorie professionnelle est en majorité féminine) du bon fonctionnement d’un univers mystérieux.

Mystérieux, car il répond à des codes, à un système chargé d’organiser le monde. Celui des fameuses cotes inventées en 1876 par un jeune Américain, Melvil Dewey, dont nous apprenons du coup les arcanes. Le code des statuts administratifs qui partage tâches et responsabilités entre le conservateur, les bibliothécaires d’Etat au sommet de la pyramide secrète, en général à la tête des rayons de littérature romanesque, le nirvana du bibliothécaire, et les autres qui héritent des services moins nobles.

C’est dans ce monde aux apparences feutrées dans lequel on se déplace en silence, où le chuchotement est tout juste toléré faute de se faire réprimander que se rend quotidiennement celle qui nous parle ici.
Arrivée comme toujours avant l’heure d’ouverture officielle, armée de sa tasse de café le plus amer possible pour que personne ne la lui dérobe, elle ressasse sous la forme d’une longue tirade, d’un monologue comme chacun de nous peut en tenir avec lui-même lorsque tout va mal, lorsque l’on est en proie aux doutes, à la frustration.

Car rien ne va plus dans la vie de cette femme un peu âgée. Elle qui voulait être professeur de lettres devint bibliothécaire faute d’avoir échoué au concours d’entrée.  Elle qui rêvait de tenir le rayon Histoire est reléguée depuis des années à celui de la Géographie. Un espace quasi désertique où les livres ne circulent pas beaucoup, enterré au sous-sol sans quasiment de lumière naturelle. Elle qui avait une vision du monde des livres aussi structurée que le système Dewey est devenue presque hystérique depuis que la cote 400 a été vidée de ses hôtes redistribués ailleurs et laissée vacante, comme une odieuse dent arrachée au beau milieu d’une dentition parfaite. Elle qui avait renoncé à l’amour, ne voilà-t-il pas qu’elle est troublée au plus haut point par un jeune homme fréquentant régulièrement son rayon en vue de réaliser une obscure thèse aussi absconse que rébarbative.

Dans un style très maîtrisé mêlant drôlerie, sarcasme et hystérie, Sophie Divry construit un premier roman impressionnant de progression et d’intensité dramatique. Plus cette femme déroule ses pensées, plus nous découvrons sa solitude et l’abysse d’une vie faite d’une succession d’échecs, de vexations et de renoncements. Un cocktail explosif qui doit s’exprimer sans trop de dommages dans un espace-temps très court, celui des quelques minutes qui précèdent l’ouverture. D’où une écriture ramassée en un seul trait et condensée en moins de cent pages qui ne vous lâcheront pas.

Une très jolie réussite qui vous forcera à voir votre bibliothèque et ses hôtes autrement…

Publié aux Editions 10/18 – 2013 – 96 pages