27.11.15

Titus n’aimait pas Bérénice – Nathalie Azoulai




Il existe de multiples façons de se consoler d’un chagrin d’amour. Celle imaginée par Nathalie Azoulai est de fuir le monde en se réfugiant dans la langue du XVIIème siècle et plus particulièrement celle de Racine. Il faut dire que l’auteur a des Lettres étant Normalienne et agrégée. Et puis, Racine est cet auteur qui a révolutionné la langue française, inventant des formulations inédites, triturant parfois la grammaire et la syntaxe pour s’attacher à la musique, à la consonance et, surtout, à l’impact que ses mots soigneusement choisis et agencés aura sur le public. Enfin, Jean Racine est l’auteur de la tragédie « Titus et Bérénice » dans laquelle l’éternelle question de la rupture, du point de vue de comprendre ce qui peut pousser un homme à quitter une femme (ou l’inverse dans la vraie vie) est au centre de la pièce.

L’une des grandes originalités du roman de N. Azoulai est dès lors de mettre en perspective, au début de son récit, un chagrin d’amour contemporain et la pièce de Racine. Celle qui écrit confesse sa douleur de venir d’être quittée par un homme marié, sans explication. Elle se consolera en partant de l’hypothèse que si Bérénice fut délaissée, c’est qu’au fond Titus ne l’aimait pas ou pas assez et non parce qu’elle n’a pas su le retenir. Puis, en fin de récit, elle fomentera à sa façon à la fois réfléchie et improvisée sous le coup de l’émotion une rupture en retour, définitive, à un moment aussi critique que les scènes essentielles du Tragédien.

Entre ces deux points qui forment le prétexte et la conclusion d’un roman superbement original, l’auteur s’attache à décortiquer le texte et le sous-texte de certaines des œuvres du grand tragédien. Soyez rassurés, il ne s’agit aucunement de se lancer ici dans une forme d’exégèse ou de commentaire composé savant même si la référence ici ou là à des formes rhétoriques permet de se livrer à quelques explications qui pourront paraître obscures à qui n’a pas de formation classique. 

C’est plutôt en suivant de façon chronologique la vie de Racine que l’auteur tente de comprendre comment la langue du futur académicien s’est forgée. Comment un orphelin confié aux terriblement austères professeurs jansénistes de Port Royal est passé de l’ombre froide de la traduction latine à la lumière d’un courtisan pensionné du Roi Soleil. Par quels moyens techniques, par quels détours de la pensée, par quelles expériences intimes il allait devenir non seulement la coqueluche de son époque mais une référence absolue toujours en vigueur et enseignée plus de trois siècles plus tard.

On sait peu de choses autres qu’officielles de la vie de Racine. A partir de ce matériau brut, N. Azoulai laisse libre-cours à son imaginaire, inventant des scènes plausibles, plongeant au sein même de l’intime d’un homme sans cesse écartelé entre une éducation aussi raide que stricte et une soif de briller, de conquérir les femmes, de reconnaissance voulant s’imposer à tout prix face aux vieilles barbes encore vaillantes que forme la fratrie Corneille.

Voici en tous cas un livre sacrément intelligent, que l’on sent avoir être élaboré lentement après s’être longuement immergée dans l’œuvre et la vie de cet inconnu figé dans le marbre qu’est Jean Racine en tant qu’homme. Un livre qui nous montre que Racine reste encore celui qui s’est le mieux approché de la question de l’amour vu par les yeux des femmes et dont les textes continuent de nous interpeler tant par leur tournure inégalée que par les thèmes abordés.

Un sacré coup de cœur dont nous sommes heureux de voir qu’il fut récompensé par le Prix Médicis.

Publié aux Editions P.O.L. – 2015 – 320 pages

22.11.15

Au pays du p’tit – Nicolas Fargues


C’est de la France qu’il s’agit derrière la formule « Au pays du p’tit ». Une France des p’tits cafés, des p’tits boulots. Une France étriquée, resserrée sur elle-même, n’ayant plus de vision ni vraiment de place dans le monde. Enfin, c’est comme cela que la voit un universitaire sociologue d’une quarantaine d’années, Romain Ruyssen, au point d’avoir commis un ouvrage provocateur qui fait parler de lui.

Car, dénigrer a toujours fait recette surtout s’il s’agit de cracher sur celui qui vous a nourri et élevé. Un moyen comme un autre pour un prof jusqu’ici obscur de faire parler de lui, de devenir la petite gloire d’un jour que l’on va agiter sous les feux de la rampe et à qui radios et télés vont immanquablement faire une « p’tite » place.

Le propos de N. Fargues n’est pas tant de taper sur son pays (quoique, un peu tout de même tant les formules comportent d’efficacité et de vérité, plus ou moins travestie, mais tout n’est-il pas affaire de présentation in fine ?) que de nous donner à voir un personnage pour le moins détestable.

Car l’universitaire est au fond une ordure mais une ordure un peu naïve et qui va finir par tomber, victime de ses propres pièges et de ses propres turpitudes. A travers son personnage, l’auteur s’en prend à certains membres de l’intelligentsia parisienne et tout particulièrement du microcosme littéraire dont certains membres semblent prêts à tout pour concentrer attention et lumière sur eux. Le « name dropping » n’est jamais loin chez Fargues…

Dénigrer peut se révéler un pari véritablement gagnant à long terme. Encore faut-il avoir la brillance intellectuelle, la capacité à tenir bon et faire front dans les joutes et surtout une certaine hauteur morale pour éviter de se retrouver attaqué et mis au sol. Car, alors, l’hallali sera sévère et on ne vous pardonnera plus ce qui avait été toléré comme une originalité arrangeant tout le monde tant il est plus séant de faire dire par un tiers ce que l’on pense, un peu, tout bas. Mais l’assumer serait prendre trop de risques. Dès lors, disposer d’un bouc émissaire devient bien pratique.

Cette brillance, cette hauteur, Ruyssen ne l’a pas. Son obsession ce sont les femmes qu’il collectionne de façon presque compulsive. Il les consomme sans véritable plaisir, trompant sans vergogne une épouse loyale et compréhensive, prête à presque tout pardonner pour ne pas le perdre. Alors, il finira par faire une « p’tite » connerie qui va lui coûter fort cher. Celle de coucher avec une étudiante aguicheuse, péché mortel sur la plupart des campus universitaires du monde.

A travers cette histoire dans laquelle viennent s’entremêler d’autres conquêtes et autant de tromperies d’un don juan de pacotille, d’un séducteur de second rang aux beaux restes, on ne peut pas s’empêcher de voir aussi une critique à peine voilée de l’auteur envers certaines femmes. Des femmes qui disent accepter une histoire sans lendemain mais s’accrochent comme des sangsues. Des mégères prêtes à tout. Des furies attirant le mâle en rut avant d’en faire leur proie pour se venger d’un sexe qui serait mal aimé. Une sorte de sous-texte dans ce roman.

Même s’il ne possède ni la force ni la causticité de ce qu’un Houellebecq aurait pu commettre avec un tel thème en or, le roman de Nicolas Fargues s’apprécie pour son impertinence, son anticonformisme et l’opportunité qu’il nous offre de réfléchir à la façon dont nous nous voyons nous-mêmes face à un pays que l’on dit en déclin. Un p’tit bouquin bien tourné et bien  sympathique au fond. Allez, patron, vous m’en remettrez un !

Publié aux Editions POL – 2015 – 233 pages


21.11.15

Football – Jean-Philippe Toussaint


JP Toussaint aime mêler à ses romans des plus petits formats en forme d’essais ou de réflexions sur des thèmes lui permettant de se pencher sur certains éléments essentiels qui transforment notre façon d’appréhender le monde. On pense ici à « Télévision » ou bien encore « L’appareil-photo » qui mélangent trame romanesque et analyse sociologique voire sémiologique dans un style brillant plein d’ironie et de dérision.

« Football » est le dernier opus de cette petite série, mais un opus qui se distingue parce que, cette fois-ci, le narrateur est aussi le principal intéressé par le sujet ainsi que l’auteur de l’ouvrage. En effet, Mr Toussaint, nous le découvrons, est un fou de foot au point d’organiser certaines de ses vacances ou de ses conférences autour des coupes du monde.

Il ne s’agit cependant pas pour l’auteur de se livrer ici à une analyse approfondie de la façon dont le football retranscrit ou non certains des mécanismes de nos sociétés modernes mais plutôt de nous conter, de façon anecdotique et drôle, toujours merveilleusement écrite, un temps qui passe, celui d’une vie. Un temps rythmé tous les quatre ans par un évènement qui occulte presque toute autre actualité. Un temps qui rassemble des cohortes de supporters venus des quatre coins du monde faisant d’eux les ennemis d’un jour ou les malheureux exclus fraternisant sur le dos d’une autre équipe qui aurait eu le malheur d’éliminer celle de leur cœur.

Cette vie, c’est la sienne. Une vie d’addict à un sport qui lui vaut de supporter l’équipe nationale belge, son pays d’origine, et, parfois aussi, quand elle ne se ridiculise pas complètement, celle de son pays d’adoption, la France. Une vie de passionné admirant le jeu des Brésiliens jusqu’à leur désastreuse fin de règne lors de la dernière édition tenue sur leurs terres. Une vie qui s’arrête lorsque, n’étant pas sur place faute de disposer de billets ou dégoûté par les dérives et les échecs, il lui faut malgré tout se précipiter sur un ordinateur en streaming ou un transistor à piles pour suivre, haletant et en plein orage, le dénouement d’une finale ou tout simplement d’un match dont l’intérêt disparaîtra aussitôt le jeu terminé. Car le football est un produit à date de péremption immédiate, à consommer en temps réel, perdant toute saveur même en léger différé.

N’hésitant pas à réutiliser certaines chroniques qu’il publia pour Libération à l’occasion, JP Toussaint nous montre à sa façon qu’il est à la fois possible de faire du neuf avec du vieux et de concilier préoccupations intellectuelles et artistiques avec le sport le plus populaire qui soit au monde. C’est aussi sympathique que non essentiel.


Publié aux Editions de Minuit – 2015 – 123 pages

13.11.15

La fin de l’homme rouge – Svetlana Alexievitch




Le désormais Prix Nobel de Littérature 2015 a construit toute son œuvre sur une approche et une préoccupation : donner la parole aux témoins et aux victimes de ce qu’elle va ensuite décrire en puisant dans le corps même des interviews recueillies, les agençant dans des sous-ensembles et des corpus cohérents qui exposent la matière brute.

Journaliste de formation et de métier, Svetlana Alexievitch fut aussi un écrivain soutenant la perestroïka et donc détestée du Pouvoir précédent. Dans « La fin de l’homme rouge », elle tente de comprendre et d’illustrer la façon dont une foultitude d’anonymes et d’inconnus ont vécu le mythe de l’homo sovieticus avant de le voir s’effondrer dans une nouvelle ère qui s’afficha aussitôt comme un capitalisme brutal, sans foi ni loi, jonchant pléthore de cadavres sur sa route.

Ce qui ressort de ces interviews c’est avant tout une perte de repères. Toutes les valeurs de l’ancien monde communiste se sont effondrées. Tout ce pour quoi on formatait des générations entières quitte à massacrer sans vergogne et dans la plus totale impunité a disparu pour être remplacé par un monde où les apparatchiks ont confisqué les biens et le pouvoir affichant sans pudeur ni retenue leur réussite. Malheur aux faibles qui en croyant troquer une vie de pénurie encadrée pour une autre donnant accès à d’immenses magasins de saucissons (la compulsion pour cette nourriture revenant comme une étrange et surprenante rengaine) s’est vue roulée dans la farine.

Il est frappant de constater combien est grande la propension de la population interrogée à se résigner. Résignation face à une souffrance permanente. Résignation face à l’injustice communiste qui décima des familles entières, sur simple dénonciation, qui envoya des armées d’enfants dans d’horribles orphelinats dont peu revinrent vivants. Résignation face aux tortures inimaginables contées ici dans les moindres détails. Résignation face à l’inutilité des manifestations qui portèrent Gorbatchev au pouvoir avant de maintenir Eltsine bien mal en point puisque tout ceci a conduit à remplacer un tyran communiste par un nouveau tyran ex-communiste. Résignation aussi quand les voisins et amis d’un jour deviennent une bande de bêtes féroces prêtes à tout pour massacrer au nom d’une religion, d’une idéologie ou tout simplement par cupidité.

Oui, la fin de l’homme rouge, regretté par certains honni par la plupart, a sonné. Définitivement. Mais rien n’est venu la remplacer si ce n’est un monde aussi brutal mais d’une brutalité différente, un monde où l’alcoolisme sert de refuge, un monde où la foi en une société démocratique et transparente fut une illusion vite étouffée. Un monde où une autre résignation serait de croire qu’il faut un ogre pour gouverner un immense empire.

C’est tout cela que relatent celles et ceux que Svetlana Alexievitch a interrogés sans relâche aux quatre coins de la Russie et des années durant. A ce titre, un immense témoignage quant au désarroi et à la désillusion d’une population. Deux ferments rarement positivement générateurs et nous devrions nous en souvenir.

Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 542 pages

11.11.15

Mauricio ou les élections sentimentales – Eduardo Mendoza


Eduardo Mendoza, avec Javier Marias ou Manuel de La Puerta, fait partie des grandes plumes de la très riche littérature espagnole contemporaine. Comme Javier Marias, il s’attache à décrire les mécanismes en œuvre qui ont fait basculer l’Espagne d’un statut de nation attardée, broyée par les années de dictature franquiste à celle d’un pays moderne, plein d’allant, dans le peloton de tête d’une Europe conquérante, du moins jusqu’à la crise récente.

Comme pour Javier Marias, c’est souvent à travers la vie quotidienne d’un couple et de celles et ceux qui gravitent autour, que Mendoza choisit de procéder pour nous donner à voir les mutations en cours. Des changements qui donnent, entre autres, une nouvelle place à la femme contemporaine en l’ancrant dans la vie active, la sortant du statut d’épouse et de mère de famille confinée à la maison et au service d’un homme maître du foyer.

Dans ce roman, Mendoza prend le parti de faire cohabiter trois évènements ou histoires  parallèles qui vont s’interpénétrer pour profondément marquer la vie de Mauricio, ce dentiste un peu rêveur, pusillanime et indécis, pour l’obliger à faire des choix adultes et à les assumer.

Tout d’abord, c’est la campagne électorale du début des années quatre-vingt, premier symbole fort d’une démocratie en route et qui voit la société se cliver entre une Droite encore teintée d’un reste de franquisme et d’une gauche sociale qui hésite entre un socialisme libéral et un communisme plus radical. Par hasard, parce qu’il n’a pas su refuser et surtout parce qu’il s’ennuie un peu, Mauricio va se retrouver propulsé sur une liste électorale de gauche. En sillonnant les quartiers pauvres d’une Barcelone qui n’est pas encore devenue celle que nous connaissons, Mauricio va découvrir un autre monde que celui, protégé, dans lequel il évolue. Il va aussi y gagner en confiance en lui-même en développant des talents d’orateur et de débatteur de façon surprenante pour lui et ceux qui l’auront sollicité afin de donner une teinte d’ouverture sociale à une liste autrement trop gauchisante. Avec la perte des élections, Mauricio quittera aussi rapidement qu’il y était entré la vie politique et ses tentations. Mais il aura franchi une étape personnelle en ayant appris sur lui-même.

En parallèle, une fois le nouveau gouvernement en place, c’est la modernisation de l’Espagne qui se met en route. Le symbole en sera la candidature, et finalement le choix, de Barcelone pour accueillir les Jeux Olympiques d’été. Une candidature qui va susciter une pression immobilière, faire circuler des quantités d’argent phénoménales, redessiner la ville qui pourra alors clairement assumer un rayonnement international et ouvrir la voie vers une forme d’autonomie de la Catalogne, à terme. Une étape dans laquelle Mauricio se trouvera indirectement impliqué.

Entre ces deux batailles électorales qui ont leur code propre, leurs coups bas, leurs luttes d’influence, Mauricio est en plein dilemme personnel. Il vit une double histoire d’amour, symbole en soi d’une Espagne qui se transforme.

D’un côté, il vit une histoire passionnée mais difficile avec Clotilde, une jeune femme féministe convaincue, mal dans sa peau, versatile, tiraillée d’une part entre son désir de réussir professionnellement comme avocate d’affaires dans un grand cabinet barcelonais dirigé par son oncle sans que ceci puisse être mis sur le compte d’un quelconque népotisme, d’autre part de réussir une vie de couple équilibrée avec Mauricio dont elle ne sait si elle l’aime vraiment. D’où d’incessantes et pénibles ruptures, des hésitations permanentes qui ne cesseront de s’amplifier au fur et à mesure que Clotilde gagnera du crédit professionnel. Car il est encore à cette époque difficile d’être prise au sérieux comme femme si on est célibataire.

De l’autre, Mauricio, découragé par le comportement souvent hostile et difficile de Clotilde qui n’arrive pas à s’assumer, va se laisser séduire par Porritos, une ex-droguée un peu hippie qu’il a rencontrée lors des meetings électoraux. Elle y chauffait des salles plus ou moins amorphes en se lançant corps et âme dans des chants accompagnée de sa guitare.

Mauricio sera sans arrêt tiraillé entre ces deux femmes, l’une tournée vers l’avenir, sublime mais pas encore adulte, l’autre ancrée dans le passé, joyeuse et spontanée,  mais bientôt frappée par le sida qui finira par l’emporter. Mauricio devra choisir, révéler à Clotilde cette double relation et les risques, assumer les conséquences de ses actes tout en tentant d’en sortir grandi.

Mendoza met en scène avec brio et sensibilité, causticité et sans concession, ses vies qui s’entrecroisent et qui symbolisent les choix que doit faire un pays qui doit trouver sa voie. Tous devront renoncer à leur part d’égoïsme, faire le deuil de certains idéaux pour grandir et devenir capables de vivre et de construire ensemble.

Un livre tout simplement remarquable et que nous avons beaucoup aimé.

Publié aux Editions Seuil – 2007 – 315 pages