13.11.15

La fin de l’homme rouge – Svetlana Alexievitch




Le désormais Prix Nobel de Littérature 2015 a construit toute son œuvre sur une approche et une préoccupation : donner la parole aux témoins et aux victimes de ce qu’elle va ensuite décrire en puisant dans le corps même des interviews recueillies, les agençant dans des sous-ensembles et des corpus cohérents qui exposent la matière brute.

Journaliste de formation et de métier, Svetlana Alexievitch fut aussi un écrivain soutenant la perestroïka et donc détestée du Pouvoir précédent. Dans « La fin de l’homme rouge », elle tente de comprendre et d’illustrer la façon dont une foultitude d’anonymes et d’inconnus ont vécu le mythe de l’homo sovieticus avant de le voir s’effondrer dans une nouvelle ère qui s’afficha aussitôt comme un capitalisme brutal, sans foi ni loi, jonchant pléthore de cadavres sur sa route.

Ce qui ressort de ces interviews c’est avant tout une perte de repères. Toutes les valeurs de l’ancien monde communiste se sont effondrées. Tout ce pour quoi on formatait des générations entières quitte à massacrer sans vergogne et dans la plus totale impunité a disparu pour être remplacé par un monde où les apparatchiks ont confisqué les biens et le pouvoir affichant sans pudeur ni retenue leur réussite. Malheur aux faibles qui en croyant troquer une vie de pénurie encadrée pour une autre donnant accès à d’immenses magasins de saucissons (la compulsion pour cette nourriture revenant comme une étrange et surprenante rengaine) s’est vue roulée dans la farine.

Il est frappant de constater combien est grande la propension de la population interrogée à se résigner. Résignation face à une souffrance permanente. Résignation face à l’injustice communiste qui décima des familles entières, sur simple dénonciation, qui envoya des armées d’enfants dans d’horribles orphelinats dont peu revinrent vivants. Résignation face aux tortures inimaginables contées ici dans les moindres détails. Résignation face à l’inutilité des manifestations qui portèrent Gorbatchev au pouvoir avant de maintenir Eltsine bien mal en point puisque tout ceci a conduit à remplacer un tyran communiste par un nouveau tyran ex-communiste. Résignation aussi quand les voisins et amis d’un jour deviennent une bande de bêtes féroces prêtes à tout pour massacrer au nom d’une religion, d’une idéologie ou tout simplement par cupidité.

Oui, la fin de l’homme rouge, regretté par certains honni par la plupart, a sonné. Définitivement. Mais rien n’est venu la remplacer si ce n’est un monde aussi brutal mais d’une brutalité différente, un monde où l’alcoolisme sert de refuge, un monde où la foi en une société démocratique et transparente fut une illusion vite étouffée. Un monde où une autre résignation serait de croire qu’il faut un ogre pour gouverner un immense empire.

C’est tout cela que relatent celles et ceux que Svetlana Alexievitch a interrogés sans relâche aux quatre coins de la Russie et des années durant. A ce titre, un immense témoignage quant au désarroi et à la désillusion d’une population. Deux ferments rarement positivement générateurs et nous devrions nous en souvenir.

Publié aux Editions Actes Sud – 2013 – 542 pages