11.11.15

Mauricio ou les élections sentimentales – Eduardo Mendoza


Eduardo Mendoza, avec Javier Marias ou Manuel de La Puerta, fait partie des grandes plumes de la très riche littérature espagnole contemporaine. Comme Javier Marias, il s’attache à décrire les mécanismes en œuvre qui ont fait basculer l’Espagne d’un statut de nation attardée, broyée par les années de dictature franquiste à celle d’un pays moderne, plein d’allant, dans le peloton de tête d’une Europe conquérante, du moins jusqu’à la crise récente.

Comme pour Javier Marias, c’est souvent à travers la vie quotidienne d’un couple et de celles et ceux qui gravitent autour, que Mendoza choisit de procéder pour nous donner à voir les mutations en cours. Des changements qui donnent, entre autres, une nouvelle place à la femme contemporaine en l’ancrant dans la vie active, la sortant du statut d’épouse et de mère de famille confinée à la maison et au service d’un homme maître du foyer.

Dans ce roman, Mendoza prend le parti de faire cohabiter trois évènements ou histoires  parallèles qui vont s’interpénétrer pour profondément marquer la vie de Mauricio, ce dentiste un peu rêveur, pusillanime et indécis, pour l’obliger à faire des choix adultes et à les assumer.

Tout d’abord, c’est la campagne électorale du début des années quatre-vingt, premier symbole fort d’une démocratie en route et qui voit la société se cliver entre une Droite encore teintée d’un reste de franquisme et d’une gauche sociale qui hésite entre un socialisme libéral et un communisme plus radical. Par hasard, parce qu’il n’a pas su refuser et surtout parce qu’il s’ennuie un peu, Mauricio va se retrouver propulsé sur une liste électorale de gauche. En sillonnant les quartiers pauvres d’une Barcelone qui n’est pas encore devenue celle que nous connaissons, Mauricio va découvrir un autre monde que celui, protégé, dans lequel il évolue. Il va aussi y gagner en confiance en lui-même en développant des talents d’orateur et de débatteur de façon surprenante pour lui et ceux qui l’auront sollicité afin de donner une teinte d’ouverture sociale à une liste autrement trop gauchisante. Avec la perte des élections, Mauricio quittera aussi rapidement qu’il y était entré la vie politique et ses tentations. Mais il aura franchi une étape personnelle en ayant appris sur lui-même.

En parallèle, une fois le nouveau gouvernement en place, c’est la modernisation de l’Espagne qui se met en route. Le symbole en sera la candidature, et finalement le choix, de Barcelone pour accueillir les Jeux Olympiques d’été. Une candidature qui va susciter une pression immobilière, faire circuler des quantités d’argent phénoménales, redessiner la ville qui pourra alors clairement assumer un rayonnement international et ouvrir la voie vers une forme d’autonomie de la Catalogne, à terme. Une étape dans laquelle Mauricio se trouvera indirectement impliqué.

Entre ces deux batailles électorales qui ont leur code propre, leurs coups bas, leurs luttes d’influence, Mauricio est en plein dilemme personnel. Il vit une double histoire d’amour, symbole en soi d’une Espagne qui se transforme.

D’un côté, il vit une histoire passionnée mais difficile avec Clotilde, une jeune femme féministe convaincue, mal dans sa peau, versatile, tiraillée d’une part entre son désir de réussir professionnellement comme avocate d’affaires dans un grand cabinet barcelonais dirigé par son oncle sans que ceci puisse être mis sur le compte d’un quelconque népotisme, d’autre part de réussir une vie de couple équilibrée avec Mauricio dont elle ne sait si elle l’aime vraiment. D’où d’incessantes et pénibles ruptures, des hésitations permanentes qui ne cesseront de s’amplifier au fur et à mesure que Clotilde gagnera du crédit professionnel. Car il est encore à cette époque difficile d’être prise au sérieux comme femme si on est célibataire.

De l’autre, Mauricio, découragé par le comportement souvent hostile et difficile de Clotilde qui n’arrive pas à s’assumer, va se laisser séduire par Porritos, une ex-droguée un peu hippie qu’il a rencontrée lors des meetings électoraux. Elle y chauffait des salles plus ou moins amorphes en se lançant corps et âme dans des chants accompagnée de sa guitare.

Mauricio sera sans arrêt tiraillé entre ces deux femmes, l’une tournée vers l’avenir, sublime mais pas encore adulte, l’autre ancrée dans le passé, joyeuse et spontanée,  mais bientôt frappée par le sida qui finira par l’emporter. Mauricio devra choisir, révéler à Clotilde cette double relation et les risques, assumer les conséquences de ses actes tout en tentant d’en sortir grandi.

Mendoza met en scène avec brio et sensibilité, causticité et sans concession, ses vies qui s’entrecroisent et qui symbolisent les choix que doit faire un pays qui doit trouver sa voie. Tous devront renoncer à leur part d’égoïsme, faire le deuil de certains idéaux pour grandir et devenir capables de vivre et de construire ensemble.

Un livre tout simplement remarquable et que nous avons beaucoup aimé.

Publié aux Editions Seuil – 2007 – 315 pages