30.12.16

L’étourdissement – Joël Egloff


Avec son style lapidaire et drôle, Joël Egloff nous emmène dans le monde des losers absolus, ceux qui forment le tiers-monde d’une société française qui prend l’eau et qui fabrique de plus en plus d’exclus sommés de se satisfaire du peu qu’ils ont quand bien même ce peu est repoussant et dérisoire.

Dans ce coin paumé de Haute Normandie, ceux qui vivent là ont la chance innommable d’être coincés entre une décharge dans laquelle un SDF solitaire s’est aménagé un coin mobile, forcé de le déplacer à chaque fois que la pelle mécanique menace d’avaler son fragile habitat, une centrale nucléaire et un aéroport où finira par se crasher au décollage un gros porteur. Du boulot, il y en a. A l’abattoir où, à la chaine, on abat les bestiaux d’un coup de pistolet électrique avant de les dépecer dans des gestes devenus aussi répétitifs que vides de sens. Jusqu’à péter les plombs et devenir à son tour ce bétail qu’on abat, sans scrupules, sans regrets, presque sans y prendre garde.

Répétition et absurdité sont d’ailleurs les fils conducteurs de ce petit roman au vitriol que l’on peut lire au premier comme au deuxième degré. Répétition des situations insupportables qui finissent par en devenir drôles parce qu’elles posent une normalité absurde. Absurdité permanente de la vie qu’on y mène et qui ne mène nulle part si ce n’est au désespoir ou à la folie, la retraite ne promettant aucunement d’être rose dans ce bout de France pollué, devenu le dépotoir national et le lieu de réclusion de tout ce que le pays compte de pauvres hères quasi incultes.

Tout cela aurait pu être désespérant. C’est au contraire jouissif tant le talent d’Egloff est grand pour tirer de cet univers qui tourne en manège devenu fou une sorte de tableau fellinien, jouissif et violent, d’un pays qui se porte de plus en plus mal.


Publié aux Editions Buchet Chastel – 2005 – 142 pages

27.12.16

La vallée des masques – Tarun Tejpal


Avec son troisième roman, celui que l’on nomme le Zola indien tant ses deux précédents ouvrages ont marqué les esprits par leur souffle et la puissance de leurs images traduisant les infinies contradictions de la société indienne, Tarun Tejpal pose avec violence et originalité de multiples questions.  Il ne faut pas lire beaucoup entre les lignes pour voir ici la dénonciation d’une société basée sur les castes posant un système de supériorité prétendument inné, donnant quasiment tous les droits à ceux qui se situent tout en haut y compris celui de traiter les castes inférieures comme données négligeables.

Tejpal avoue avoir beaucoup lu le Mahabharata, cette sorte de bible qui pose les fondements de l’histoire et de la culture indienne où une fratrie de cinq est l’élue des Dieux sans cesser de faire ou de se faire la guerre pour poursuivre des intérêts personnels ou amoureux. Et c’est à une sorte de réécriture  moderne et simplifiée de cette saga aussi fleurie qu’indigeste pour un cerveau occidental qu’il s’attelle ici.

Tout commence alors qu’un homme attend calmement la mort. Il sait que ceux qui sont à sa poursuite sont là, dehors, prêts à lui tomber dessus pour l’assassiner atrocement, dans la souffrance afin de lui faire payer sa trahison.

Il vient d’un monde supérieur, de cette vallée des masques où seuls subsistent les plus forts, les élus d’une secte toute dévouée à son gourou mort depuis longtemps, Aoum, ce qui signifie « le souffle ». Un monde où l’enlèvement des enfants à leur famille est de plein droit. Un monde fait d’une sélection sans pitié où les plus faibles sont éliminés sans la moindre hésitation. Un monde où le pouvoir ultime est partagé entre les deux castes les plus élevées. Celle des guides, gardiens de la parole et de la doctrine originale, superviseurs d’un système fait pour les servir. Et puis, celle des guerriers, sorte de super-héros à la sauce indienne, capables de se déplacer dans les airs, de combattre n’importe quelle armée à l’aide d’une ceinture en peau de chèvre dans laquelle est fichées neuf pointes acérées, de taille différente, pensées pour infliger des blessures raffinées induisant une mort longue et pénible comme foudroyante selon le cas. Les garants de l’autonomie et de la puissance de la secte.

Un monde où l’individu ne compte pas. Un monde où l’on porte à vie un masque cachant son visage à jamais histoire de mieux marquer l’appartenance au groupe et la suprématie du groupe sur l’individualité. Un monde où les plaisirs sont réglementés, celui des femmes étant réservé aux meilleurs d’entre eux. Un monde sans musique, sans joie tout entier tourné vers la méditation ou l’action visant à déstabiliser la société.

Mais voilà que depuis qu’il s’en est enfui, grâce à un égoutier prêt à faire la révolution, il a découvert la mystérieuse machine capable d’écouter de la musique comme d’en enregistrer. Avant de mourir, il a décidé d’y compter son existence et d’en livrer les terribles secrets, réalisant l’utopie d’un monde malsain et fourbe.

Tejpal use d’une langue puissante dans laquelle la violence inhérente à la société indienne trouve un moyen d’expression aussi sublime qu’unique. Voici un livre qui a vraiment quelque chose à nous dire sous la forme d’une fable moderne terrifiante mais très proche du monde qu’elle décrit. Toutes les contradictions d’une société unique sur terre. Allez juste une fois en Inde et vous comprendrez….


Publié aux Editions Albin Michel – 2012 – 454 pages

23.12.16

Contrepoint – Anna Enquist


Anna Enquist, avant que de se consacrer à l’écriture et de devenir l’une des figures essentielles de la littérature néerlandaise contemporaine, fut une pianiste soliste de rang international. Une donnée à ne pas oublier ou sous-estimer pour donner encore plus de sens à ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus personnels, « Contrepoint ».

Ce sont les Variations Goldberg de JS Bach qui servent de trame à chacun des très courts chapitres qui ponctuent le roman. Trente variations qu’Anna Enquist introduit en citant les premières mesures, reproduites en en-tête, celles qui donnent le thème qui va faire l’objet d’infinies, subtiles et complexes variations de la part du compositeur qui en fit un art à part entière. Trente variations que prend le temps de nous expliquer la romancière-pianiste avec un soin qui déroutera sans doute les lecteurs ne comprenant rien à la musique et encore moins au solfège et à l’harmonie. Trente variations qui vont servir de prétextes pour jouer avec le temps et remonter jusqu’au moment où tout bascula comme nous finirons par le comprendre en toute fin du livre.

Trente variations sur lesquelles s’acharnent une femme, pianiste professionnelle, mariée à un violoncelliste de rang du Concertgebouw d’Amsterdam et mère de deux enfants. Trente variations dont il faut maîtriser les doigtés rebelles et décider du mode d’interprétation, Bach, comme il était d’usage à l’époque, n’ayant laissé que le strict minimum en matière d’indications. Des choix aussi difficiles que ceux à faire dans la vie, sans mode d’emploi, sans recette infaillible, laissée à son seul instinct.

Trente variations pour renouer avec la vie qui a perdu son sens. Trente variations pour se raccrocher à quelque chose de tangible. Trente variations pour revenir sur chaque épisode essentiel d’une existence désormais déclinante, triste et terne comme les jours glaciaux d’hiver des Pays-Bas. Les souvenirs de vacances dans la maison familiale au bord d’un lac en Suède, dont est originaire le mari et père, y forment l’essentiel des moments heureux. Entre ces séjours, on y voit surtout la fille de la famille, pièce essentielle de ce contrepoint, se débattre avec la vie à toutes époques, incapable de choisir, de dire non, de gérer son argent comme son agenda, bref de devenir adulte.

En contrepoint de ces variations survient celui des souvenirs et des images, heureux ou malheureux, instantanés de moments qui ne seront plus, point d’interrogation à jamais irrésolus de ce qu’il aurait fallu faire ou non. C’est toutes les questions des choix dans la vie, du hasard et de la nécessité et du fatum aussi qui sont ici posées avec une infinie pudeur et une rare intelligence.

Un livre remarquable et difficile.


Publié aux Editions Actes Sud – 2010 – 229 pages

17.12.16

Aquarium – David Vann


Avec son quatrième roman, David Vann délaisse un peu les ambiances très noires dans des décors naturels et sauvages pour élaborer une sorte de conte ou de parabole autour du thème du pardon.

Nous voici à Seattle, la ville de l’eau par excellence sur la côte californienne. L’eau de la mer visible de partout. L’eau de la pluie et de la neige qui tombent sans cesse d’un bout à l’autre de l’année. L’eau de son aquarium géant, spectaculaire où se rend chaque fin d’après-midi après l’école une jeune fille de douze ans, Caitlin, en attendant que sa mère, manutentionnaire sur le port, vienne la récupérer.

Un aquarium où Caitlin rêve devant les poissons de toutes les formes et de toutes les couleurs, lui apportant une vision du monde totalement différente de celle de l’appartement maternel glacial et pauvre et de son milieu urbain attristant, celui de la banlieue défavorisée.

Depuis quelques jours, Caitlin retrouve dans cet aquarium féérique un vieil homme avec lequel elle s’est prise de sympathie et qui semble la comprendre. Un homme dont nous apprendrons vite qu’il s’agit de son grand-père. Pourquoi ignorait-elle alors l’existence de cet aïeul aimant ? C’est à partir de cette question que David Vann construit son roman.

Un roman qui nous plonge au cœur de la folie, celle d’une mère qui a toujours vécu seule, n’a jamais voulu rien dire sur le père de son enfant. Une mère qui a coupé tous les ponts avec un père qui l’a abandonnée à un moment critique de sa vie adolescente, brisant tout espoir, annihilant les possibilités d’un futur épanouissant. Une folie latente et violente qui va devenir explosive, destructrice et manipulatrice lorsque la mère décidera d’en user envers sa fille pour la couper à tout jamais de son grand-père.

Mais les choses ne se passent jamais vraiment comme prévu dans la vie car, face aux forces du Mal, les forces de l’Amour (sur lesquelles se fondent toutes les religions) sortent souvent vainqueurs au terme de longs combats. Autre leçon implicite de ce roman…

Ce combat, c’est celui du basculement de l’enfance encore innocente de Caitlin vers l’adolescence et la découverte des drôles de règles du jeu qui régissent le monde des adultes. Un basculement où la jeune fille découvre le plaisir et le désir avec une camarade de classe indienne de caste élevée dont l’environnement social semble aux antipodes du sien. Un basculement où le regard de Caitlin sur sa mère, jusqu’ici déesse absolue de sa vie, change à jamais. Un basculement où la question du pardon, celui de la mère vers son propre père, de Caitlin envers sa mère, de l’amant de la mère envers cette dernière, des adultes envers l’homosexualité assumée des deux jeunes filles forme la trame d’un roman à la fois dur et tendre, comportant des ruptures narratives inattendues comme la vie sait en réserver.

David Vann confirme, une fois encore, qu’il est un grand auteur américain avec lequel il faut compter.


Publié aux Editions Gallmeister – 2016 – 278 pages

10.12.16

La fabrique des pervers – Sophie Chauveau


Il aura fallu le hasard pour que Sophie Chauveau ose réaliser et publier son dernier livre. En effet, après la parution de son roman « Noces de charbon », une lectrice la contacte et lui propose de se rencontrer. Quelque chose dans le courrier reçu interpelle l’auteur qui, du coup, accepte la proposition. Très vite, les deux femmes vont comprendre qu’elles sont en fait cousines et que toutes deux ont vécu un même traumatisme, inavoué, refoulé au plus profond d’elles-mêmes : l’inceste.

Rassemblant leur courage et leurs informations, elles vont mener une sorte de gigantesque enquête familiale sur cinq générations pour arriver à un constat accablant : leur famille est une véritable fabrique de pervers.

Depuis l’acte fondateur du patriarche qui sut tirer parti de la guerre de 1870 et du siège de Paris pour faire fortune et établir ce qui allait devenir l’épicerie de luxe de la Madeleine, les hommes usent et abusent de tous les droits sur les femmes et les enfants de la tribu familiale. Aucun interdit, les épouses des frères s’échangeant comme autant de maîtresses, les adultes se promenant nus pendant les deux ou trois mois de congés d’été que la haute bourgeoisie s’accorde. Mais, surtout, les hommes ont tout pouvoir sur les enfants, garçons ou filles, pratiquant toute sorte de pénétration et allant, sans doute, jusqu’à engrosser leur propre descendance. Tout cela avec la complicité des femmes et des mères soucieuses avant tout de protéger leur statut social et les apparences. Car, tant que cela ne sort pas de la famille, quel est le problème ?

Le problème, on le sait désormais, c’est le traumatisme irréparable éprouvé par un enfant qui n’a d’autre choix que de subir l’autorité parentale comme celle des adultes référents. Ce qu’on leur impose n’est pas agréable, souvent physiquement douloureux osent-ils se dire, sans comprendre. Mais,  personne ne faisant de remarque, tout ceci ne peut être au fond que normal.

Alors, avec courage, Sophie Chauveau devenue largement adulte, épouse et mère ose enfin raconter, révélant de façon pudique mais révoltée le scandale familial. Elle s’y interroge aussi sur la façon dont l’Etat a protégé – et continue de le faire dans une certaine mesure en imposant des délais de forclusion et des limites d’âge pour porter plainte – les adultes pervers et pédophiles vis-à-vis d’enfants démunis. Elle rappelle qu’il faut de longues années, parfois des décennies, pour oser enfin agir, une fois admis qu’enfant, on n’était pas coupable, que l’on n’aimait pas cela contrairement aux affirmations éhontées des amuseurs.

Certes, le livre de Sophie Couteau est un peu trop long mais il faut du temps et des pages pour crier sa souffrance et l’expulser de soi en espérant enfin être libérée.


Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 275 pages