26.2.16

La route étroite vers le Nord lointain – Richard Flanagan


Chaque guerre est une occasion supplémentaire de repousser les limites de la barbarie. C’est ce que nous rappelle ici Richard Flanagan en nous contant de façon poignante et profondément véridique un épisode rendu célèbre par le fameux film « Le Pont de la rivière Kwaï » de David Lean. Une de ces séquences innombrables combinant folie des hommes, horreur poussée à son comble, bravoure et héroïsme que l’auteur a eu largement l’opportunité de comprendre et détailler, son père ayant été l’un des rescapés de l’épisode qui donne corps à ce livre.

Jeune médecin promis à un brillant avenir, fiancé à une jeune femme de la haute bourgeoisie de Melbourne, Dorrigo Evans semble voir la vie lui sourire. En 1941, il sera incorporé comme médecin militaire aux forces armées australiennes combattant aux côtés du Royaume-Uni. Envoyé en Syrie et en Egypte, il va se retrouver ensuite pris au piège de Singapour et faire partie des plus de soixante-dix mille prisonniers faits par l’armée japonaise après la catastrophique reddition des troupes alliées de Février 1942. Comme vingt-deux mille de ces soldats, il va se trouver envoyé au pays de Siam pour y mener un projet fou.

Décidées à démontrer la supériorité de l’âme japonaise, les autorités nippones ont en effet décrété de construire une ligne de chemin de fer destinée à préparer l’invasion de l’Inde par le Nord. Avant eux, les ingénieurs britanniques avaient déclaré la mission absolument impossible du fait des conditions de terrain et climatiques atroces. Autant de raisons pour l’Empereur et ses généraux de considérer qu’ils leur incombaient de le faire d’autant qu’ils disposent d’une main-d’œuvre gratuite et presque inépuisable : celle des prisonniers de guerre anglais, australiens, malais, chinois ou thaïs.

Envoyés dans des camps qui se déplacent au gré de l’avancement des travaux, ces hommes doivent affronter la pire adversité. Celle d’une nature où les trombes d’eau se combinent à une chaleur épouvantable, favorisant les pires maladies, transformant la moindre plaie en un vecteur de mort. Celle de devoir travailler avec pour seuls outils des barres de fer, des masses, des machettes rouillées et des cordages pourris. Celle enfin des gardes exerçant une cruauté sans limite. Car, pour un soldat japonais, se rendre plutôt que de se suicider en reconnaissant ainsi sa défaite est la pire lâcheté qui soit envisageable. Une trahison qui justifie tous les sévices de la terre.

Dès lors, ces prisonniers de guerre qui leur sont confiés ne sont guère des hommes. Tout juste des esclaves perclus d’abcès, amaigris au point de devenir de véritables squelettes devant se contenter de deux boules de riz par jour pour toute pitance, mourant sans compter de faim, des coups, du choléra. En tant que colonel et médecin, Dorrigo Evans se retrouve à la tête d’un millier de ces hommes qu’il lui incombe de soigner, d’opérer, d’amputer avec les moyens du bord, sans médicaments, dans une hygiène approximative. Des hommes qu’il voit mourir et incinère les uns après les autres. Des camarades dont il doit négocier la survie, jour après jour, composant avec la folie d’un chef de camp abruti de drogues et de son supérieur obnubilé par la plénitude qu’il ressent à décapiter de son sabre des prisonniers figés dans l’horreur.

Chaque jour gagné est une victoire payée au prix de nouvelles morts, de nouvelles souffrances. Une victoire où la solidarité, le souci de la collectivité progresse au détriment de ses désirs personnels. Plus le temps passe, plus le passé se délite, plus les perspectives d’avenir une fois la guerre finie sont autant de dangereuses pensées pour le moral.

Et puis, un jour, la guerre s’arrête. Il faut retourner à la vie civile, faire face à ses démons, apprendre à vivre avec l’horreur à laquelle on aura survécu pour les victimes et dont on aura été les responsables pour les bourreaux. Car le roman de Flanagan suit au plus près les uns et les autres jusqu’à leur mort, fouillant au plus profond de leurs âmes, faisant de certains des héros minés par les remords, les mensonges, les échecs ou le désir obsessionnel de passer pour des gens bien.

Richard Flanagan signe un livre puissant, souvent éprouvant, où la passion sous toutes ses formes combinée à la raison pour les uns au dogme pour les autres forme un cocktail particulièrement explosif. Un livre récompensé par le Man Booker Prize en 2014.

Publié aux Editions Actes Sud – 2016 – 431 pages


23.2.16

Le démon de la vie – Patrick Grainville


Jusque-là, la vie se déroulait de façon paisible dans ce petit village du sud de la France, du côté du massif des Maures. Beaucoup d’Anglais en villégiature, trustant les bars et les villas luxueuses. Un gentil petit couple d’adolescents que leurs parents, bien permissifs, laissent allégrement découvrir les jeux de l’amour et du sexe à à peine quatorze ans. Et puis, en face de chez eux, clos derrière une muraille qui fait jaser, un millionnaire original, passionné d’art et vivant lui aussi une passion déraisonnable pour une femme considérablement plus jeune que lui, bien en chair, un peu à la manière d’une de ces filles de Rubens dont il admire la peinture.

Et puis un jour, l’impensable survient. Un tigre maintenu secrètement en captivité dans l’immense parc de la villa du fortuné original s’échappe. Après avoir attaqué un chien et une passante, il s’enfuit semant panique et terreur. L’armée, la gendarmerie seront rameutées en vain. Rien n’y fait, impossible de trouver la bête sauvage. Alors, on fait appel à un Anglais traqueur de cet animal, un art qu’il a appris en Inde et en Afrique.

Sur cette traque qui sert de prétexte et de fil rouge à son roman, Patrick Grainville élabore une histoire qui ne cesse de tourner autour des jeux de l’amour, de la séduction et de ses déceptions.
Pendant que les deux adolescents s’adonnent avec frénésie à la découverte de tous les plaisirs que leurs corps peuvent leur réserver, leurs parents se déchirent sur fond d’adultère entre la mère du jeune homme et le père de la jeune fille. Plus la traque progresse, plus les couples explosent comme si la folie qui entoure l’animal recherché se déportait sur les humains. D’autant que le traqueur britannique engagé semble plus préoccupé à tenter sa chance auprès d’une belle jeune femme jouant un jeu dangereux avec l’animal qu’à effectuer la mission pour laquelle on l’a engagé. Et puis, pendant ce temps, la plantureuse amante du riche célibataire s’est fait la malle en Thaïlande pour, là encore, éprouver de pervers frissons entre tigres tenus en laisse et moines bouddhiques qu’elle ne va pas tarder à débaucher.

Ce jeu permanent de l’amour, de ses tentations, de ses rebondissements est ce que Grainville appelle le « démon de la vie ». Certes. Mais fallait-il pour autant imaginer une histoire aussi emberlificotée ? On a grand-peine à adhérer à un récit qui finit par traîner en longueur à force de tenter de multiplier des situations qui se veulent cocasses et ne font que tomber à plat. J’ai du vraiment me forcer pour ne pas, moi aussi, laisser tomber la traque en refermant à jamais un roman que j’oserai qualifier de tout juste moyen.


Publié aux Editions du Seuil – 2016 – 275 pages

20.2.16

La poupée de Kafka – Fabrice Colin


Une histoire court autour de Kafka depuis que sa dernière compagne, Dora Diamant, avait laissé entendre que le grand écrivain aurait produit une série de lettres après avoir découvert une petite fille épleurée un jour de 1923 dans le parc Steglitz à Berlin. Pour la consoler, il aurait imaginé les aventures d’une poupée contées à raison d’une lettre par jour remise à l’enfant. Fable destinée à entretenir la légende ou vérité ? Toujours est-il que ces manuscrits n’ont jamais été retrouvés et que leur recherche continue de hanter les spécialistes de l’auteur de la Métamorphose.

A partir de cet épisode, Fabrice Colin élabore un roman profondément atypique et poétique dont le thème central est l’impossibilité à savoir communiquer, la dissimulation et la manipulation. Peu à peu, de façon presque imperceptible, F. Colin va tisser une toile de plus en plus serrée autour de trois personnages.

Abel Spieler, un universitaire, séducteur patenté et spécialiste de Kafka. Un homme qui a passé sa vie à interpréter les textes de son égérie tout en cherchant vainement ces fameuses lettres perdues. Avec Julie, sa fille, il leur est devenu presque impossible de communiquer. Trop de passif, trop de déceptions. Julie ne pardonne pas à son père ses infidélités, trouve qu’il est un vrai con tandis qu’Abel n’accepte pas que sa fille brillante ait laissé tomber une belle carrière intellectuelle pour vivre une vie de bohème, sans plan.

Un jour, Julie pense avoir retrouvé la trace de la petite fille détentrice des fameuses lettres de Kafka. Une vieille femme acariâtre, insupportable de mauvaise humeur et prenant un malin plaisir à mêler de façon inextricable un fond de vérité avec une dose massive de mensonges ou d’affabulations. Une manipulatrice chevronnée, névrotique mais qui va trouver en Julie, devenue sa gouvernante en quelque sorte, une interlocutrice capable de la manœuvrer et de composer avec les pièges qu’elle lui tend.

Mettre la main sur ces lettres devient une sorte de quête du Graal au sens que les détenir reviendrait à exposer l’autre face à ses propres contradictions et l’obliger à vous regarder pour ce que vous êtes vraiment et non ce qu’il refuse de voir. Car c’est bien l’incommunicabilité qui forme le socle de ce roman et le paradoxe en est que c’est un absent, mort de surcroît, qui est le seul à pouvoir rétablir les liens. Kafka hante de sa présence iconique le récit, de bout en bout.

Une des forces de ce roman souvent étrange, parfois dérangeant mais qui sait interpeler, tient dans la scène finale aussi inattendue que posant de nouvelles questions. Chacun y trouvera sa propre interprétation comme si approcher du Graal était se vouer à un destin fatal, comme s’il fallait à tout prix maintenir le mystère pour que les choses se poursuivent et que seul l’imminence d’un drame parvenait à faire tomber les masques.

Voici un livre intelligent en tous cas, superbement construit et nous offrant un voyage à distance de temps entre le Prague et le Berlin des années vingt et trente, Paris et les Alpes de nos jours.


Publié aux Editions Actes Sud – 2016 – 272 pages

13.2.16

Il était une ville – Thomas B. Reverdy


Non, Thomas B. Reverdy, en dépit de l’initiale mystérieuse de son nom qui pourrait le laisser penser, n’est pas américain mais bien français. Un auteur d’ailleurs récompensé du Prix Joseph Kessel pour « Les Evaporés » en 2013. Et un finaliste malheureux du Goncourt.

Mais, l’Amérique, Thomas B. Reverdy connaît. En tous cas, son dernier roman « Il était une ville » montre qu’en ce qui concerne Detroit, il en a étudié en détails la géographie, l’ambiance et la déliquescence qui, jusqu’il y a encore un an, caractérisait tout le centre-ville. Une ville que je connais très bien pour m’y rendre régulièrement pour raisons professionnelles et dont T. Reverdy a su parfaitement restituer le caractère fantomatique, inquiétant et profondément glacial dans cet hiver rigoureux qui n’en finit pas.

En 2008, Detroit s’effondre. Secouée par la crise automobile, la mégapole que l’on nommait Motor City voit ses usines fermer et le centre-ville se vider. Un tiers de la population disparaît, laissant derrière elle des quartiers entiers à l’abandon. Des quartiers faisant l’objet d’une razzia systématique des bandes pour collecter tout ce qui peut se revendre : cuivre, métal, fenêtres… Du coup, immeubles et maisons passent en quelques semaines, mois tout au plus, au statut de carcasses ruinées par les flammes tandis que des rues entières s’éventrent sous les coups de butoir du gel. Bref, un scenario de fin du monde, sidérant lorsque l’on découvre Detroit pour la première fois…

Dans ce monde en déliquescence, pourtant bordé à quelques miles de là par de riantes banlieues nanties, l’auteur plante un roman à la fois polyphonique et à la limite du policier. Un roman qui va créer des liens fragiles entre des êtres qui, tous, à leur façon, tentent de résister à cette descente aux enfers, de continuer de donner une sens à leur vie pour aller de l’avant, ne pas sombrer. Un roman qui nous incite aussi à réfléchir au sens de nos sociétés occidentales et à la fragilité d’un modèle qui peut facilement se gripper et plonger l’humanité dans une catastrophe globale.

Eugène, un ingénieur français envoyé par l’Entreprise pour encadrer une équipe multinationale visant à créer l’Intégrale, une plateforme auto révolutionnaire, va peu à peu constater l’abandon et la lâcheté d’un employeur broyé par la Catastrophe comme l’appelle l’auteur. Il trouvera un nouveau sens à sa vie en Candice, la serveuse du bar où il traîne chaque soir. Candice fut l’amie de la Framboise, une call-girl disparue assassinée et ayant fréquenté de près Max, un dangereux trafiquant de drogue. Max qui embarque une armée d’enfants dans une vie en marge et dangereuse où vont se retrouver trois adolescents noirs. Des jeunes dont la disparition intrigue un vieux flic fatigué, Brown, venu interroger Gloria, la grand-mère de l’un de ces mêmes. Des liens ténus mais suffisants pour tisser un roman porté par une écriture prude et capable de narrer un superbe moment de nuit d’amour en-dehors des poncifs habituels, fabriquant des images frappantes de justesse, de poésie et de beauté. Rien que pour ces deux pages, « Il était une ville » mérite qu’on s’y arrête.


Publié aux Editions Flammarion – 2015 – 270 pages

10.2.16

La ballade du calame – Atiq Rahimi


L’exil est un maître mot pour décrire une partie du parcours d’Atiq Rahimi. Né en Afghanistan, il se voit contraint de fuir en Inde après que son père, juge à la Cour Suprême afghane, ait été emprisonné et tenu enfermé pour trois ans pour avoir commis un jeu de mots subtil sur le nom Afghanistan, une fois les communistes arrivés au pouvoir.  C’est en Inde qu’il va s’ouvrir au monde, découvrir l’importance de la culture et de l’art avant d’émigrer en France où il vit depuis trente ans.

Couronné du Prix Goncourt en 2008 pour son premier – et très beau – livre écrit en Français « Syngué Sabour. Pierre de patience », il publie ici son troisième livre. A. Rahimi est aussi callimorphe, cinéaste (il a adapté au cinéma ses deux précédents livres) et photographe. Un artiste pour lequel l’image, l’importance des traits, la subtilité réduite à l’essentiel, à l’épure de la forme pour toucher l’âme est un souci constant comme nous allons bientôt le voir dans son dernier ouvrage.
Poussé par son éditrice à écrire sur l’exil, A. Rahimi buta pendant trois années sans parvenir à rien. Et puis vint la réminiscence de l’enfance et de l’apprentissage de l’écriture. Là-bas, en Afghanistan, c’est avec un morceau de roseau taillé, le calame, que l’on apprend à écrire l’alphabet persan et arabe. Une écriture où la maîtrise de la forme est fondamentale, où le positionnement d’un détail ou d’une nuance altère le sens au point de le rendre incompréhensible. Une écriture qui, du coup, donne naissance à un art, celui de la calligraphie, dont la combinaison avec la composition littéraire engendre à son tour un art poétique unique.

Pour Rahimi, la maîtrise formelle du trait fut difficile. Simplement parce que l’auteur est un rêveur, un visionnaire et un artiste qui préfère la ballade du calame sur la page blanche au traçage appliqué et formel de séries de signes. Une ballade du calame qui permet de composer, de s’évader, de jouer sur ces caractères qui sont dotés d’une esthétique propre. Une ballade du calame qui, de fil en aiguille, le temps passant, l’expérience venant, va sans cesse naviguer de l’écriture (la calligraphie) vers le dessin (la callimorphie). Chaque caractère est autant de source d’inspiration pour retrouver l’essentiel de ce que l’on cherche à exprimer. Pour l’auteur, l’inspiration vient de la puissance érotique du corps des femmes dont des illustrations parsèment tout ce livre conçu sous forme de récit autobiographique, de réflexions puissantes sur le sens de l’écriture, de vision poétique du monde aussi.

Une ballade qui se transforme aussi, muta mutandis, en une balade (musicale donc cette fois, mais avec une partition que l’auteur nous laisse le soin de composer nous-mêmes) en hommage à une mère, professeur en beaux-arts qui le guida et l’incita à s’essayer à la peinture, à un père qui paya cher pour avoir osé jouer avec les lettres sacrées, à la France qui lui apporta la liberté et la reconnaissance.

Un livre merveilleux, d’une rare intelligence et qui devrait parler à tout esthète.


Publié aux Editions de l’Iconoclaste – 2015 – 208 pages

6.2.16

Otages intimes – Jeanne Benameur


Etienne, reporter photographe de guerre, a été de tous les conflits, témoins de toutes les horreurs. Pourtant, un jour, en Afrique, son regard reste accroché par une scène presque banale mais intrigante alors que les vainqueurs du moment approchent dangereusement. Un moment de sidération qui va faire basculer sa vie. Resté immobile quand il aurait fallu courir à toutes jambes, le voilà brutalement attrapé et jeté dans une voiture, devenu la proie de ravisseurs dont il ne sait ni ne saura rien si ce n’est qu’il est désormais devenu leur monnaie d’échange. Une monnaie qui peut à tout moment se transformer en cadavre abandonné au néant.

Et puis, un jour, après que le décompte du temps se soit transformé en un amalgame confus de gestes infirmes quotidiens pour tenter de survivre, de ne pas sombrer dans la folie ou le désespoir, que les pensées aient été réduites au strict minimum, le voici embarqué dans un périple qui le ramène chez lui, en France.

Commence alors un lent et compliqué travail de reconstruction, une fois le debriefing obligatoire passé. Un travail souhaité dans le silence quelque part dans un village montagnard proche de la frontière italienne, dans son village natal et chez sa mère, Irène, qui a vécu depuis l’enlèvement de son fils dans l’espoir et l’attente de ce moment.

Un lent travail de reconstruction opéré autour de quatre personnages, tous otages intimes de leur passé, des relations qu’ils ont tissées entre eux, des choix de vie qu’ils ont faits pour fuir ou réparer une blessure intime. Un processus dans lequel la musique qu’Etienne, pianiste, n’a eu de cesse de jouer dans sa tête lorsqu’il était incarcéré et tenu reclus, joue un rôle essentiel. Car trois des protagonistes furent des amis d’enfance, inséparables, élevés ensemble par Irène. Tous trois pratiquèrent la musique en trio en même temps qu’ils cheminèrent douloureusement, nous le comprendrons peu à peu, vers l’âge adulte.

Enzo, le violoncelliste du trio, vit toujours au village. Ebéniste, il vit seul partageant son temps libre entre le parapente et la dégustation des bons vins. C’est un esthète qui vit dans la douleur résignée de la séparation d’avec Jofranka, son épouse, et amie d’enfance. Celle-ci est la flûtiste de ce trio. Depuis sa séparation, elle s’est installée à La Haye où, elle, l’ex-réfugiée adoptée, écoute et tente de convaincre les femmes victimes des violences propres à tous les conflits de témoigner contre leurs agresseurs.

Tous trois vont se retrouver pour accompagner Etienne dans un cheminement qui va rouvrir des plaies, esquisser des possibles, libérer de ces regrets ou blessures profondément enfouies, niées dont ils sont tous otages.

Autour de ce trio gravite Irène, elle aussi otage d’un mari volage, disparu en mer, détentrice de secrets qu’elle croit seule détenir. Mais Enzo, un jour suspendu à son parapente, a surpris l’un de ces secrets avec lequel il lui aura fallu apprendre à vivre à son tour.

Et puis, avant de partir, Etienne avait une compagne qu’il a laissée en France sur une scène signant une quasi-rupture. Du coup, le retour de l’amant ouvre la perspective d’une reconstruction personnelle dont la forme reste à inventer, par hésitations et essais successifs et que nous allons suivre à distance, en parallèle de celle qui occupe ces amis d’enfance perdus dans leur village isolé. Une autre victime, otage intime d’une relation qui l’a détruite.

Avec une infinie douceur, un sens de l’émotion intense, Jeanne Benameur nous fait progresser dans sa partition littéraire où les fils s’entrecroisent et les voix se superposent sans jamais agresser malgré la violence psychologique des situations. Une partition dont les pages s’ouvrent et progressent au fur et à mesure que la musique reprend ses droits, que les interprètes se remettent à jouer, seuls d’abord, avant de reformer le temps d’une soirée le trio, étape symbolique qui permet de tout effacer et de repartir d’une feuille blanche.

L’intelligence de l’auteur est aussi de laisser la partition comme inachevée, ouvrant tous les possibles, toutes les interprétations imaginables à ses lecteurs qui auront vécu un très très grand moment de littérature.

Voici un livre injustement oublié des sélections pour les Prix jusqu’ici et un de mes immenses coups de cœur de ces six derniers mois. Une splendeur !

Publié aux Editions Actes Sud – 2015 – 192 pages