20.2.16

La poupée de Kafka – Fabrice Colin


Une histoire court autour de Kafka depuis que sa dernière compagne, Dora Diamant, avait laissé entendre que le grand écrivain aurait produit une série de lettres après avoir découvert une petite fille épleurée un jour de 1923 dans le parc Steglitz à Berlin. Pour la consoler, il aurait imaginé les aventures d’une poupée contées à raison d’une lettre par jour remise à l’enfant. Fable destinée à entretenir la légende ou vérité ? Toujours est-il que ces manuscrits n’ont jamais été retrouvés et que leur recherche continue de hanter les spécialistes de l’auteur de la Métamorphose.

A partir de cet épisode, Fabrice Colin élabore un roman profondément atypique et poétique dont le thème central est l’impossibilité à savoir communiquer, la dissimulation et la manipulation. Peu à peu, de façon presque imperceptible, F. Colin va tisser une toile de plus en plus serrée autour de trois personnages.

Abel Spieler, un universitaire, séducteur patenté et spécialiste de Kafka. Un homme qui a passé sa vie à interpréter les textes de son égérie tout en cherchant vainement ces fameuses lettres perdues. Avec Julie, sa fille, il leur est devenu presque impossible de communiquer. Trop de passif, trop de déceptions. Julie ne pardonne pas à son père ses infidélités, trouve qu’il est un vrai con tandis qu’Abel n’accepte pas que sa fille brillante ait laissé tomber une belle carrière intellectuelle pour vivre une vie de bohème, sans plan.

Un jour, Julie pense avoir retrouvé la trace de la petite fille détentrice des fameuses lettres de Kafka. Une vieille femme acariâtre, insupportable de mauvaise humeur et prenant un malin plaisir à mêler de façon inextricable un fond de vérité avec une dose massive de mensonges ou d’affabulations. Une manipulatrice chevronnée, névrotique mais qui va trouver en Julie, devenue sa gouvernante en quelque sorte, une interlocutrice capable de la manœuvrer et de composer avec les pièges qu’elle lui tend.

Mettre la main sur ces lettres devient une sorte de quête du Graal au sens que les détenir reviendrait à exposer l’autre face à ses propres contradictions et l’obliger à vous regarder pour ce que vous êtes vraiment et non ce qu’il refuse de voir. Car c’est bien l’incommunicabilité qui forme le socle de ce roman et le paradoxe en est que c’est un absent, mort de surcroît, qui est le seul à pouvoir rétablir les liens. Kafka hante de sa présence iconique le récit, de bout en bout.

Une des forces de ce roman souvent étrange, parfois dérangeant mais qui sait interpeler, tient dans la scène finale aussi inattendue que posant de nouvelles questions. Chacun y trouvera sa propre interprétation comme si approcher du Graal était se vouer à un destin fatal, comme s’il fallait à tout prix maintenir le mystère pour que les choses se poursuivent et que seul l’imminence d’un drame parvenait à faire tomber les masques.

Voici un livre intelligent en tous cas, superbement construit et nous offrant un voyage à distance de temps entre le Prague et le Berlin des années vingt et trente, Paris et les Alpes de nos jours.


Publié aux Editions Actes Sud – 2016 – 272 pages