26.3.16

La femme au Colt 45 – Marie Redonnet


Survivre dans un contexte de guerre lorsque l’on se retrouve sur les chemins de l’exil relève d’un combat quotidien et d’une force de caractère forgée par les circonstances. Surtout quand on est une femme seule comme Lora Sander et que l’on a dû quitter son fils, parti en guerre contre une alliance militaro-religieuse aux forts relents d’extrémisme musulman et son mari, directeur de théâtre mis au ban pour écrire des textes hostiles au régime. Surtout quand on fut actrice et l’égérie du Théâtre National de son pays natal. Lora quitte tout avec comme seul compagnon le Colt 45 que lui a légué son père et dont elle a appris à se servir. Son but : franchir le fleuve frontalier et gagner un pays qui fait figure de havre de paix et de liberté.

Dans un récit très court, construit à l’aide de chapitres brefs et nerveux fait d’une écriture concentrée et qui se contente de l’essentiel, Marie Redonnet met en scène le parcours d’une femme à la manière d’un scenario de cinéma. Les plans sont nets et tranchants, les aventures et les rencontres nombreuses jusqu’à une conclusion qui nous permet de comprendre que, jusqu’au bout, l’on reste maître de ses choix et de sa vie, même dans les circonstances les plus hostiles.

Vivre seule en pays étranger et qui voit affluer des hordes de réfugiés, c’est assurément prendre le risque des pires agressions. Lora les subira en même temps qu’elle apprendra à composer avec. Plus qu’à une fuite, c’est à une reconstruction par étapes que nous assistons comme si, au gré des hommes qui profitent d’elle ou la protègent en l’exploitant sous toutes ses formes, Lora quittait peu à peu la femme qu’elle fut pour apprendre à devenir celle qu’elle est : une femme libre de ses choix, assumant ses contradictions, ses ambiguïtés, capables de faire face à toutes les circonstances comme en témoigneront les deux séquences finales qui font le sel et l’originalité de ce petit livre d’une poésie féroce mais d’une cruelle actualité.


Publié aux Editions Le Tripode – 2016 – 112 pages

22.3.16

Dispersés – Inaam Kachachi


L’Irak n’a pas toujours été ce pays désormais en proie à d’incessantes guerres civiles sur fond de rivalités religieuses et sans gouvernement suffisamment fort et établi pour garantir paix et harmonie. L’Irak fut, pendant longtemps, un grand pays et où, jusque vers la fin des années cinquante, le début des années soixante, il était possible de vivre en paix, toutes confessions et religions confondues.

La succession de guerres, contre Israël, contre l’Iran puis la Guerre du Golfe ont eu raison d’une nation qui était peu à peu tombée sous le joug d’une dictature intolérable bien vite remplacée par les incursions insidieuses d’Al Qaïda et désormais de Daesh. Comme toujours en cas de conflit, ce sont les populations civiles qui en payent le prix fort, celui du sang versé et celui de l’exil, massif.

Dispersés, ils le sont ces innombrables membres de la diaspora irakienne venus s’établir au Canada, en France, à Dubaï et n’importe où ailleurs on voulait bien leur accorder un titre de séjour. Un parcours erratique et souvent vexatoire qu’a connu Wardiya, une femme de quatre-vingts ans ayant les plus grandes difficultés à marcher et désormais établie en France. Nous la trouvons, au début du livre, sur le perron de l’Elysée, invitée d’honneur d’une réception donnée par le Président de la République à l’occasion de la visite du Pape.

Avant de se figurer au premier rang de ces Irakiens catholiques honorés par la République, elle fut l’une des toutes premières femmes médecin de son pays et la première de sa famille. Une époque où il était possible d’épouser pratiquement qui l’on voulait, on l’on pouvait embrasser une  profession selon ses capacités, où vivre ensemble ne posait pas la moindre difficulté.

Désormais exilée, Wardiya se souvient d’un monde qui n’est plus. Remonte toute une vie de souvenirs. Une vie faite de joies, de dévouement et puis, de plus en plus, de tensions, de peurs au fur et à mesure que les luttes politiques se font féroces, que les révolutions succèdent aux guerres, que la folie sous toutes ses formes devient le mode opératoire, plongeant le pays dans le chaos, la violence, les exécutions sommaires ou les liquidations sous toutes ses formes. Des souvenirs qu’elle convoque auprès de l’une de ses filles, exilée à Paris, et de son petit-fils, surdoué en informatique. Lui devient malgré lui le réceptacle de ce monde disparu au point de créer un cimetière virtuel dans lequel il regroupe de force les membres d’une famille qui ne fut pas épargnée par ces soubresauts de l’Histoire et dont les ossements ont été dispersés aux quatre coins du monde.

Et puis Wardiya dialogue avec son autre fille, elle-même médecin, qui fit le choix d’émigrer au Canada avant qu’il ne soit trop tard pour elle et sa famille. A travers son parcours, nous comprenons la souffrance de ces exilés, la somme de courage, de renoncement et de travail qu’il faut dépenser, sans compter, malgré les vexations, pour trouver sa place et tout recommencer dans un pays en tous points différent de celui qu’on a dû quitter, contraint et forcé.

Ce parcours, Inaam Kachachi l’a vécu elle-même qui a fui l’Irak pour venir s’installer à Paris où elle vit et écrit, comme journaliste et romancière. Déjà, son premier roman « Si je t’oublie, Bagdad », publié en 2009, l’avait fait remarquer pour sa capacité à narrer l’horreur à travers une langue douce et très poétique. Un style qui s’est encore affirmé et que l’on retrouve ici, magnifié, dans ce superbe deuxième roman qu’est « Dispersés ».


Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 272 pages

19.3.16

Envoyée Spéciale – Jean Echenoz


Jean Echenoz est un magicien. Magicien des mots et de la langue qu’il manie en artiste accompli, en amoureux admirateur de la syntaxe, des infinies subtilités grammaticales et de la façon dont les phrases sonnent et signifient selon l’ordre des mots et leur combinaison ajustée au millimètre. 

Magicien des thèmes sans cesse renouvelés, passant du roman à l’étude historique comme ce Ravel qui a marqué mes souvenirs de lecteur. Magicien de l’intrigue encore car il fallait avoir du culot, de l’imagination et un sens de l’humour sans égal pour se lancer dans ce roman d’espionnage ne mettant en scène que des pieds nickelés et autres bras cassés. C’est un peu l’OSS 117 de Jean Dujardin en version littéraire et avec une élégance de réalisation absolument confondante.

Il y a, en effet, de quoi rire dans ce vaudeville truculent et improbable que nous concocte l’artiste. Un général, ex responsable des opérations spéciales, s’amuse en effet à continuer à monter des coups pour ne pas s’embêter ni perdre la main. Tout ceci sans en informer qui que ce soit même si, ici, il ne s’agit pas moins que d’envoyer une espionne séduire l’un des plus proches conseillers du dictateur nord-coréen Kim Jong-un afin de déstabiliser le régime.

Et pour cela, il conviendra de s’assurer les services de la belle Constance, l’épouse en cours de divorce d’une ex-célébrité du show-biz, Tausk (anagramme phonique de son vrai nom Coste histoire d’appuyer le trait délicieux pour les plus attentifs) dans un plan dont nous comprendrons ensuite le côté aussi foireux que désopilant…

Nous promenant entre les beaux quartiers de Paris, la Creuse aussi désertique qu’ici pouilleuse et une Corée du Nord tombée entre les mains d’une famille népotique et psychotique, Jean Echenoz élabore une histoire dont la progression et les rebondissements ne sont que des prétextes à une langue extraordinaire provoquant un déluge de sourires et d’éclats de rire.

Que tout cela est rafraîchissant et quelle bonne surprise que ce roman aussi déjanté que truculent ! 

Mort à la morosité et courrez vite lire ce petit bijou !


Publié aux Editions de Minuit – 2016 – 313 pages

11.3.16

Celle que vous croyez – Camille Laurens


Si Pierre Choderlos de Laclos avait vécu aujourd’hui, il aurait soit pu être l’auteur du dernier roman de Camille Laurens soit, à tout le moins, l’apprécier.  En effet, combien d’infinies possibilités offrent désormais les réseaux sociaux pour favoriser, entretenir et attiser les multiples formes de liaisons dangereuses ! C’est ce que va nous démontrer avec brio et une malice confondante l’auteur de « Celle que vous croyez ».

Un titre d’ailleurs choisi avec une forme de gourmandise perverse puisqu’il est possible de le lire a minima  de deux façons radicalement différentes, à l’image de la femme, Claire, qui se cache derrière. Celle que vous croyez peut en effet s’entendre comme celle dont on croit les propos, l’identité, la totalité des informations qu’elle communique et qui en font une personne authentique et charmante. Mais il peut aussi signifier celle que l’on croit avoir face à soi, celle que l’on pense être la femme avec laquelle un début de correspondance s’établit. D’où une ambiguïté propre à favoriser tous les dangers, tous les qui pro quo, tous les retournements de situation et les pièges dans lesquels chacun va finir par tomber.

L’orchestratrice  de ce ballet névrotique est Claire. Une femme typique des adeptes des  sites de rencontre et des Facebook en mal de l’âme sœur. Divorcée, approchant la cinquantaine, mère de deux enfants, bien conservée et encore attirante, elle décide de se créer un faux profil Facebook. 

Empruntant la photo d’une nièce sexy, la voici devenue une jeune femme de vingt-quatre ans qui tente, au départ, de surveiller les frasques de son ex et de le rendre jaloux en se branchant sur l’un de ses potes.

De fil en aiguille, elle finira par harponner un mec, Chris, éternel adolescent bien que dans la quarantaine, photographe dilettante, aussi paumé que potentiellement dangereux.

L’histoire aurait pu devenir banale ou fleur bleue. Mais Camille Laurens en fait un roman aux multiples facettes, polyphonique aussi car en donnant la parole à certains des protagonistes principaux, elle nous fait toucher du doigt la complexité des rapports qui se nouent, les incessantes manipulations qui se mettent en place au fur et à mesure que chacun s’enfonce de plus en plus dans le mensonge ou que le désir de sentir un plus grand danger pour créer plus d’excitation et tester de nouvelles limites se fait de plus en plus fort. L’âge et sa valeur marchande sur le marché de la séduction et du sexe y sont au centre, illustrant avec force une forme de névrose sociale collective que notre société contemporaine contribue à fabriquer en tous lieux.

Personne ne sortira indemne de ces liaisons numériques  -et vite physiques - dangereuses. La folie guette au coin de la rue car, pouvoir créer autant d’identités de soi que l’on veut finit par faire de celui ou celle qui s’y adonne un monstre qui s’y perd lui-même et tombe dans ses propres pièges.

Une fois refermé ce livre qui avance comme un thriller, on ne sait plus qui croire de Claire, de son avatar Camille qui pourrait bien être aussi l’avatar de l’autre Camille : l’auteur. Pervers et jouissif au possible !


Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 189 pages

10.3.16

En attendant Bojangles – Olivier Bourdeaut


Qu’est-ce-qui explique le succès de librairie de ce premier roman écrit par un homme de trente-cinq ans, Olivier Bourdeaut ?

D’abord, même si ce n’est pas l’essentiel, la couverture à la fois épurée, classe et très graphique. On y voit un couple visiblement très amoureux danser un pas de tango plein de charme et de passion. Les protagonistes, dessinés à la manière d’une BD, y sont beaux comme des dieux, habillés avec soin. Tout en eux exprime une forme d’insouciance, un don de soi, le refuge dans un monde qui est le leur, hermétique aux ennuis. Une forme de bulle (pour rester sous forme de clin d’œil dans la BD) faite d’esprit positif. Du coup, le regard est immédiatement attiré par une mise en scène qui se démarque des codes habituels et qui inspire une adhésion inconsciente.

Ensuite, le titre où les amoureux de jazz bien informés reconnaîtront la référence à l’un des tubes de Nina Simone. Bojangles y est un pauvre hère qui, ayant tout perdu, se voit contraint de danser accompagné au piano en sautant de plus en plus haut, comme un fou, quasiment jusqu’à en mourir.

Or de folie, d’amour et de mort il est essentiellement question dans ce roman qui, et c’est sans doute là la raison essentielle de son incroyable succès, est une référence explicite à l’Ecume des Jours de Boris Vian un brin mâtinée du Petit Prince de Saint-Exupéry. Nous voici transportés dans un monde où tous les codes sont brisés, où la normalité c’est d’être hors normes, où la déraison fait office de conduite et de ligne de vie.

Enfin, c’est dans une langue à la fois simple, beaucoup plus simple que celle de Vian d’ailleurs, et classique, joliment travaillée, faite pour parler au plus grand nombre que s’exprime le narrateur. Un homme désormais adulte qui nous raconte son enfance pas comme les autres. A la maison, tout est prétexte à la fête entre un père, devenu riche grâce au contrôle technique, désormais rentier et apprenti écrivain et une mère dont on comprend qu’elle est totalement folle. Voici des parents qui s’aiment à la folie, dont la seule règle est l’insouciance pourvu que la fête soit permanente. Le courrier est jeté sans être consulté, la gym matinale se fait plus en soulevant les verres de gin que les haltères, l’époux appelle sa femme d’un prénom différent chaque jour, pour toute punition, l’enfant est envoyé regarder la télévision et son compagnon de jeu est une grue de Namibie déguisée des plus improbables accoutrements. Un monde tellement déconnecté des conventions et tributaire de la folie maternelle que, forcément, un jour il finit par s’écrouler.

Tout ceci est dit avec beaucoup de poésie, peu de pages, des chapitres courts, une histoire où la drôlerie permet de masquer les drames qui se trament. Autant de raisons supplémentaires expliquant le succès de librairie. C’est charmant mais, ce ne sera jamais un grand livre pour autant.


Publié aux Editions Finitude – 2016 – 159 pages

4.3.16

Vie et mort de Sophie Stark – Anna North


Retenu dans la sélection finale (de haute volée cette année) en lice pour le Prix des Libraires en Seine 2016, « Vie et mort de Sophie Stark » mérite toute votre attention. Ce n’est que le deuxième roman d’une journaliste et écrivaine de trente-et-un ans mais il ne risque pas de passer inaperçu tant par son originalité que par la qualité et la densité de sa construction.

Pour emprunter aux poncifs de la critique littéraire, on pourra dire de ce livre qu’il est à la fois un roman choral et polyphonique. En effet, pour tenter de comprendre celle qui fascine et déroute à la fois tous ceux qui l’ont côtoyée et connue, Sophie Stark, Anna North imagine et convoque une kyrielle de personnages qui, à tour de rôle, vont donner leur version de cette femme presque insaisissable.

Sophie Stark est une réalisatrice de cinéma. Pas le genre Hollywoodien à grand spectacle et gros budget. Plutôt tendance avant-garde, très créatif et personnel, plus destiné à l’intelligentsia qu’au grand public. Sophie n’a rien pour vraiment séduire : petite, maigrichonne mais musclée, les doigts rougis, elle possède cependant un regard qui captive instantanément et embrasse le monde d’une façon inhabituelle, comme si, dira l’un des critiques de cinéma elle avait la capacité à voir au-dessus de nos têtes et à 360 degrés. Grande manipulatrice, insensible aux émotions, incapable de se couler dans les conventions sociales et de respecter un minimum de bienséance, elle parvient toujours à ses fins, au-delà même des limites usuelles comme nous le révèlera la fin toute en surprise concoctée par la romancière.

Pour tenter de comprendre cette femme névrosée, manipulatrice et aux tendances psychopathiques, nous allons donc écouter entre autres les voix de son actrice fétiche et amante, Allison, du sujet de son premier film, un étudiant star de son équipe de basket, David, de son producteur paumé, George, de son mari, épousé à la plus grande surprise générale, le musicien indépendant Lucas. Tous sont fragiles. Tous sont des victimes plus ou moins consentantes de l’emprise de Sophie Stark dont la reconnaissance ne cesse de progresser au fur et à mesure que ses films gagnent en maturité et en notoriété. Jusqu’au dernier film qui marquera un tournant majeur, définitif dont nous comprendrons qu’il aura été délibérément choisi, orchestré et assumé par Sophie Stark, une femme au caractère entier, inflexible, ingérable. Une étoile filante qui illumine et brûle tout sur son passage car, au bout du compte, seul compte l’Art. Peu importent le prix à payer et les conséquences sur celles et ceux qui l’auront aimée ou détestée.

Anna North élabore ici une étude psychologique des plus abouties, effrayante de réalisme, sur la difficulté pour les surdoués limite autistes à être au monde. Un livre fort, frappant et souvent bouleversant. Une vraie réussite et un de mes coups de cœur de ce début 2016.


Publié aux Editions Autrement – 2015 – 384 pages