23.8.16

Sens dessus dessous – Milena Agus


Comme le titre le suggère, parfois la vie peut se trouver bouleversée, prendre des tours inattendus. C’est ce qui va arriver à Anna qui vit avec sa fille dans l’entresol d’un immeuble, enchaînant les ménages chez les bourgeois, rafistolant les vêtements qu’elle se taille dans de vieilles nappes.

Depuis son appartement, elle peut contempler celui de leurs voisins, un couple aisé qui occupe tout le dernier étage d’un immeuble cossu donnant sur la mer et le port de Calgari. Un appartement qui les fait rêver, inaccessible. Jusqu’au jour où leur voisin, vêtu comme l’as de pique et semblant provenir d’une autre planète tant son comportement semble détonner va s’enquérir de la possibilité de trouver une gouvernante pour s’occuper de lui, sa femme l’ayant quitté en des termes peu amènes.

Une occasion que ne saurait manquer Anna qui va tout lâcher pour se consacrer à ce Mr Johnson, son nouvel employeur, violoniste virtuose donnant des concerts sur des bateaux de croisière. Peu à peu, les rapports entre Anna et Mr Johnson vont évoluer, tous deux entretenant une relation aux questions érotiques et sexuelles quelque peu spéciale.

Depuis son appartement, la jeune femme apprentie écrivain, avatar plus que probable de l’auteur, qui est aussi la meilleure amie de la fille d’Anna, sert à la fois de confidente et d’observatrice à une batterie de personnages rocambolesques dont les rapports ne cessent d’évoluer au fur et à mesure que les situations progressent ou que les coups de théâtre surgissent. Car de théâtre, il est bien question dans ce court roman.

En Sardaigne, on vit beaucoup dehors et les discussions, quand ce ne sont pas les interpellations, fusent entre voisins dans les cages d’escalier qui servent de lieux d’échanges, de rencontres hasardeuses ou provoquées. De ces personnages qui tous possèdent une profonde fêlure, Milena Agus fait alors une sorte de comedia d’el arte contemporaine, chacun devenant le bouffon de l’autre.

C’est assez sympathique, délibérément effronté, un brin amoral et fera passer un agréable moment sans pour autant se révéler un roman indispensable.


Publié aux Editions Liana Levi – 2016 – 153 pages

10.8.16

Mémoire de fille – Annie Ernaux


« Explorer le gouffre entre l’effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé. »

C’est par cette belle phrase  que se termine le beau livre-catharsis d’Annie Ernaux.  Depuis toujours, l’auteur, à l’image de cette phrase conclusive d’ailleurs, n’a cessé d’être partagée entre la terreur et le besoin d’écrire ce livre en forme de confessions. Peut-être même que sa vocation d’écrivain trouva sa justification profonde dans le besoin d’effectuer un long parcours, avec force détours, pour avoir le courage d’arriver à ce livre, être capable de l’affronter.

Car, ce dont il est question ici c’est du passage du stade de la jeune fille intelligente surprotégée par des parents petits-commerçants certes aimants mais manquant d’allant à celui d’une jeune femme qui allait trouver, difficilement, en franchissant les épreuves une à une, sa place de jeune adulte, émancipée dans la société du début des années soixante.

Devenir femme, c’est affronter la grande question de la sexualité. Coucher avec un garçon est le fantasme chuchoté par toutes les jeunes filles de la fin de ces années cinquante sans qu’elles ne sachent vraiment comment les choses se passeront pour elles comme pour les garçons avec qui elles devront franchir cette épreuve.

Aussi, quand Annie Duchesnes – son nom de jeune fille – se retrouve monitrice d’à peine dix-huit ans dans l’aerium de la ville de Sées dans l’Orne, elle ne sait pas encore que ce mélange d’attente, d’excitation et d’angoisse est à l’aube de trouver une forme de concrétisation.

C’est ce parcours inattendu, brutal, cette première nuit qui ne cesse de tanguer entre cauchemar éveillé et résignation que nous raconte d’emblée une femme, à soixante ans de distance. Un traumatisme tel qu’il va faire vaciller sa personnalité, faisant de la jeune fille discrète une fille prétendument délurée, facile. Une fille qui pense avoir perdu sa virginité sans en être toutefois certaine tellement le mystère de l’acte reste entier. Un être qui, pendant les années qui suivent, va inconsciemment se fabriquer une nouvelle identité, dissimulant une destruction profonde de son soi par une longue période d’aménorrhée et de boulimie.

Toutes ces errances, toutes ces incompréhensions indécodables faute d’expérience ou de parents à même de comprendre et d’accompagner correctement, celle qui est entretemps devenue Annie Ernaux les contemple à distance. Elle mène une sorte de grande enquête sans fausse pudeur, acceptant de se confronter à elle-même, d’affronter ses terreurs refoulées, redécouvrant sans qu’ils le sachent celles et ceux qui jouèrent un rôle essentiel à cette époque, tachant aussi et surtout de comprendre, et d’excuser du moins indirectement et implicitement, cette jeune fille qu’elle fut.

Elle signe du coup un livre profondément touchant, humain, sincère qui nous rappelle que, toutes et tous, nous avons appris à vivre avec des blessures et que nous aurions du mal, nous aussi, à nous reconnaître à des décennies de distance.


Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 151 pages