29.10.16

L’arracheuse de dents – Franz-Olivier Giesbert


On connaît la passion de FOG pour l’Histoire, lui qui navigue entre biographies (cf son livre sur Jacques Chirac) et le roman bâti sur un fond de vérité historique (voir la Cuisinière d’Himmler par exemple). Il faut dire que FOG est un jouisseur doublé d’un farceur doté d’une intelligence supérieure, d’une culture solide et ayant eu le privilège de côtoyer de près les Grands de ce monde et, donc, d’observer leurs défauts et leurs travers.

Du coup, la parution d’un nouveau roman de l’écrivain-journaliste est toujours guettée de près autant qu’accompagnée de son lot de polémiques de la part de détracteurs un brin jaloux et fort marris d’un succès qui ne se dément guère.

Disons-le tout de go:  son dernier roman « L’arracheuse de dents » est une réussite totale en forme de gigantesque claque. Une composition d’une originalité absolue, croustillante, impertinente, caustique et drôle qui se dévore goulûment.

Bien sûr, tout ici est inventé avec un soin extrême consistant à mêler la trame romanesque issue de l’esprit fertile de l’écrivain avec des faits et des personnages historiques que l’homme de lettres prend un malin plaisir à faire tomber de leur piédestal. A la manœuvre se trouve une quasi-centenaire, Lucie Bradsock, qui, parvenue à l’âge canonique de quatre-vingt-dix-neuf ans, décide de confier son incroyable vie dans un manuscrit qu’un lointain descendant retrouvera près de deux siècles plus tard au fond d’un grenier.

Née métayère dans une famille pauvre du bocage normand, Lucile deviendra par un concours de circonstances et un abattage hors du commun un personnage aussi essentiel que trouble. Parvenue, presque par hasard, l’assistante d’un chirurgien-dentiste, elle va s’affairer auprès des bouches souvent peu délicates et fort mal-en-point des principaux acteurs de la Révolution Française. Aimant l’amour et les hommes, jolie comme un charme, elle sait aussi bien faire tomber dans ses rets les grands ou les anonymes de ce monde que se débarrasser des importuns en tous genres ayant la lame aussi facile que rapide.

Des qualités qui vont l’amener, fuyant une enquête policière qui lui colle aux basques, entre la France et l’Amérique c’est-à-dire entre un vieux pays basculant d’un système archaïque aux fondements d’une société moderne et une jeune nation en construction hantée par le racisme et la Guerre de Sécession.

Sa capacité à rebondir tout en se tirant des pires situations lui vaudra d’assister à la mort de Custer lors de la bataille de Little Big Horn, d’être la maîtresse de Napoléon sur l’ïle d’Elbe, de croiser Grant et Roosevelt, de soigner Robespierre, de frayer dangereusement avec Fouché, de fréquenter Lafayette pour ne citer que quelques-uns des innombrables personnages dont elle croise le chemin, soigne les bouches ou d’autres maux plus intimes, parfois…

Avec une maestria impressionnante, FOG parvient à nous plonger au cœur de l’époque qu’il nous conte, nous faisant toucher et sentir la saleté et la puanteur d’un Paris révolutionnaire où le sang coule à flots quand ce n’est pas l’impression physique éprouvée lors des batailles entre ces odeurs de poudre, ces bruits assourdissants, ces corps déchiquetés et les râles des mourants. A travers l’histoire d’une Lucile Bradsock qui ne tarde pas à devenir une Calamity Jane en son genre, c’est l’Histoire que nous redécouvrons. Du coup, l’auteur ne manque pas de fustiger, entre les lignes, l’hypocrisie politique, les dérives du capitalisme, la sauvagerie de l’esclavage, la posture ridicule d’une gauche où les actes différent des paroles comme il se plaît à ringardiser ceux qui peuplent nos livres d’Histoire.

Voilà un roman ébouriffant, truculent, jouissif et politiquement incorrect, truffé de fausses notes de l’éditeur, histoire de mieux nous entortiller dans une cavalcade d’un siècle bien rempli en horreurs. Bref, l’histoire d’une humanité dont le principe est de faire de l’homme un loup pour l’homme. On ne se change pas…


Publié aux Editions Gallimard – 2016 – 448 pages

15.10.16

D’après une histoire vraie – Delphine de Vigan


Ouvrir le dernier roman de Delphine de Vigan présente un risque : celui de ne pouvoir suspendre une lecture qui vous plonge dans un univers à la fois haletant, angoissant et où l’on ne cesse de s’interroger, l’auteur jouant de la mystification avec brio. Parlant sous son propre nom, elle se met en scène de façon troublante, puisant des éléments entiers de sa propre vie pour construire une autofiction dans laquelle un double aux contours indéfinis d’elle-même se débat dans une somme de difficultés.

Cette projection d’elle-même lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Elle a son âge, est écrivain, vient de connaître un immense succès avec son dernier livre racontant l’impossible relation avec une mère qui finira par se suicider. Comme elle, elle vit une relation amoureuse avec un journaliste spécialiste de littérature, elle donne des conférences auprès de lecteurs attentifs et curieux. Comme elle, depuis quatre ans, elle n’a rien publié. Suffisamment de points de comparaison, soulignés sans ambiguïté et facilement vérifiables, pour entretenir le doute sur la véracité de ce qui va suivre. D’autant que Delphine de Vigan a l’habileté d’introduire chacun de ses chapitres par une citation de Stephen King, alimentant le trouble entre le narrateur, l’auteur et son lecteur.

De fait, Delphine est d’autant plus fragile que ses deux jumeaux vont bientôt quitter le domicile maternel pour partir faire leurs études supérieures. Un moment idéal pour l’entrée en scène de L (« elle » dont nous ne connaîtrons jamais l’identité). Une femme de son âge, belle et troublante, seule avec laquelle une relation d’amitié foudroyante va se nouer.

Par petites touches et manipulations successives, L va peu à peu parvenir à prendre le contrôle total de Delphine, faisant le vide autour d’elle, s’imposant comme l’unique et exclusive partenaire en amitié, s’installant chez celle dont elle aspire inexorablement l’énergie, l’essence, la vie. L sait y faire en se construisant elle-même une histoire personnelle invérifiable qui fait d’elle une camarade oubliée de khâgne de Delphine dûment renseignée sur cette dernière.

Avec un suspense irrésistible, l’auteur nous plonge au cœur d’une double souffrance. Celle pour cette autre Delphine de Vigan (sans doute pour la véritable aussi !) de retrouver le chemin de l’écriture, de l’immense effort et travail que demande la création d’un livre signifiant et réussi ; celle aussi de s’interroger comment on peut se laisser à ce point mystifier par une tierce personne qui parvient à vous faire douter de tout au point de devenir, bon an mal an, le représentant autorisé de vous-même, agissant en votre nom. Une sorte de bernard-l’hermite social et littéraire vidant votre coquille de toute substance…

Les lecteurs attentifs ne manqueront pas de remarquer le clin d’œil que comporte le tout dernier mot d’un roman superbe et fascinant, récompensé par le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens en 2015.

Publié aux Editions JC lattès – 2015 – 479 pages


8.10.16

Comme l’ombre qui s’en va – Antonio Munoz MOLINA


Le 4 Avril 1968, Martin Luther King est assassiné à Memphis par James Earl Roy. Un type assez obscur, à l’intelligence moyenne, issu d’une famille où les enfants se succédaient presque aussi vite que les bouteilles d’alcool englouties par des parents pauvres, marginaux et totalement abrutis. 

Devenu l’un des hommes les plus recherchés par le FBI, Roy va entamer une cavale d’un an traversant tout d’abord les Etats-Unis au volant d’une Ford Mustang (qui n’est pas la moins voyante des voitures pour passer inaperçu) avant de passer au Mexique puis en Europe. Il finira par se faire arrêter à Londres et terminera ses jours en prison où toute une aile du bâtiment lui avait été réservée.

Au cours de sa cavale, Roy passera quelques jours à Lisbonne en 1968. Or, pour Molina, Lisbonne revêt une importance toute particulière. C’est là qu’au tout début de l’année 1987 il viendra passer quelques jours alors que sa femme vient d’accoucher de leur deuxième enfant pour trouver le matériau de ce qui allait alimenter son roman « L’hiver à Lisbonne ». Un livre qui lui valut reconnaissance et célébrité, le propulsant dans le microcosme littéraire et l’intelligentsia internationale lui qui, jusque-là, se morfondait comme fonctionnaire instruisant des dossiers de subventions pour des projets artistiques. C’est là que, près de trente ans plus tard, vit également l’un de ses fils et là qu’il revient après y avoir rencontré celle qui allait devenir la deuxième femme de sa vie, sa compagne depuis des décennies maintenant.

On sait la prédilection de Molina pour malaxer à l’infini ce qui lui sert de matière à écrire avec cette capacité remarquable à explorer de nouvelles pistes, à s’interroger en même temps qu’il nous interpelle, nous ses lecteurs envoûtés.

« Comme l’ombre qui s’en va » est à ce titre une sorte de quintessence de l’art de Molina. Il y combine en effet trois thèmes qui auraient pu, à eux seuls, être le prétexte d’un ouvrage. Tout en suivant pas à pas la cavale du criminel, s’appuyant sur une analyse scrupuleuse et méticuleuse de toutes les archives et de tous les documents possibles et imaginables, l’auteur tente de comprendre les motivations de celui qu’il décortique, tâchant de penser à sa place, de ressentir comme lui, réalisant ainsi un vrai travail de romancier en même temps qu’il se fait un peu historien et enquêteur. Plus cette enquête avance, centrée pour beaucoup sur l’épisode à Lisbonne, plus Molina nous plonge dans sa propre existence, la façon dont sa psychologie a pu, elle aussi, évoluer au gré des circonstances, des rencontres et de la façon dont la célébrité, inattendue, a accéléré des bouleversements qui étaient simplement latents. Plus les deux se mêlent de façon intime et fascinante, plus Molina nous plonge au cœur du travail d’écriture, de la façon dont une idée émerge, se construit et prend peu à peu la forme d’un nouveau livre, dans un processus d’enfantement qu’il faut encadrer, maîtriser en l’ordonnant, se contraignant à une discipline de fer.

Molina signe un livre remarquable qui ravira ses admirateurs ainsi que tout lecteur soucieux d’un travail d’une rare exigence sollicitant l’intelligence et une certaine forme de pardon pour la fragilité humaine ; celle des criminels, celle des écrivains et celle des hommes en général.


Publié aux Editions Seuil – 2016 – 448 pages