2.2.17

Sur la plage de Chesil – Ian McEwan


Ian McEwan est décidément un sacré auteur et il en fait, une fois de plus, la brillante démonstration avec ce roman poignant et subtil qu’est « Sur la plage de Chesil ».

On oublie, en ce XXIème siècle qui fait de la libération des corps et des esprits un quasi dogme, combien le poids des traditions était encore grand au début des années soixante, dans un monde qui se relevait tout juste d’un conflit majeur, dont les valeurs avaient été ébranlées et qui voyait les vestiges d’un colonialisme occidental partir en fumée. C’est ce que McEwan veut nous rappeler ici en nous disant, à sa façon, que l’ignorance, la tradition mal assumée, l’impréparation à mener une vie d’adulte capable de s’assumer librement peuvent conduire à des vies personnelles brisées faute d’avoir su dire ou faire ce qu’il aurait fallu à un moment crucial de son existence.

Comme toujours chez McEwan, l’introspection joue un rôle prépondérant dans la trame romanesque. C’est en plongeant dans la tête des personnages, en suivant le parcours sinueux et plein d’embûches de leurs pensées que l’on voit le drame se former et que l’on comprend comment et pourquoi l’inéluctable se produit alors qu’il eût été si simple de l’arrêter, par un mot, un geste, une pensée. Car souvent, chez cet auteur, c’est le décalage entre le vouloir, rationnel, fruit d’une éducation ou d’une réflexion mais qui réclame de prendre sur soi, de faire un effort pour surmonter une épreuve et se conformer aux attentes, et le pouvoir, fruit de la réaction épidermique, non contrôlable, expression de ce que l’on pense ou est vraiment, qui fait l’action dans une unité de temps et de lieu fréquemment condensée.

C’est donc tout ceci que va camper McEwan en nous plaçant dans la tête d’Edward et de Florence, ces deux jeunes gens qui viennent de se marier et qui partagent dans un hôtel au bord de la plage de Chesil un dîner en tête à tête avant que de consommer leur mariage. Tous deux sont vierges et se sont faits une représentation de l’amour un peu idéalisée. Ils sont pourtant éduqués, Edward étant récemment diplômé d’Histoire médiévale anglaise et Florence étant une violoniste douée, à la tête d’un jeune quatuor plein de promesses.

Parce qu’ils manquent totalement de pratique et d’informations, parce qu’Edward brûle de désir pour sa nouvelle épouse alors que celle-ci redoute depuis des mois l’épreuve de l’amour physique, la douleur pressentie de la pénétration et craint de ne pas se montrer à la hauteur des attentes de son mari, tous deux ont créé, a priori, les parfaites conditions d’un fiasco total. Nous allons en suivre toutes les étapes, de façon méthodique et détaillée, presque clinique, tout en comprenant, grâce au recours constant à des flash-backs, comment l’histoire personnelle de ces deux jeunes gens les prédestinaient en quelque sorte à un échec dont ils sortiront détruits.

Une prédestination qui trouve ses racines dans l’histoire familiale, dans l’éducation reçue, dans la représentation mentale des actes auxquels ils ne sont pas préparés. Un échec qui trouve aussi ses racines dans une conception a priori de la vie incompatible, Florence ne vivant et ne s’exprimant que dans la musique, le reste n’étant rien, un vide physique, Edward étant plus sanguin, dominant avec difficulté la violence qui est en lui, exutoire d’une vie personnelle difficile dans une famille pauvre avec une mère folle et un père qui a baissé les bras.

Chaque scène s’emboîte parfaitement avec la précédente et constitue une pièce du grand puzzle qui se fabrique sous nos yeux. Malgré le sujet difficile, McEwan n’est jamais vulgaire même lors de la description dantesque du fiasco sexuel qui précipitera le couple à sa propre faillite.

Le livre est bouleversant et magnifique et s’impose comme l’un des chefs-d’œuvre de l’un des écrivains anglais les plus doués de sa génération.


Publié aux Editions Gallimard – 2008 – 149 pages