20.9.17

Rancoeurs de province – Carlos Bernatek


Il existe plusieurs images de l’Argentine. Pour beaucoup, cet immense pays est celui de la Pampa et Buenos Aires la capitale mondiale du tango. Certes. Mais derrière ces images d’Epinal se cache une autre réalité que tout visiteur découvrira dès son arrivée ; celle d’un pays en faillite complète tant financière que politique, un monde où la pauvreté est omniprésente et où les petits payent le prix fort d’années de dictature puis de gabegie.

Alors, forcément, la violence y est omniprésente et la solitude aussi. Deux données qui forment le matériau de base du dernier roman de Carlos Bernatek considéré comme l’une des figures de proue de la littérature argentine actuelle.

Solitude que celle des deux personnages principaux dont nous allons suivre une courte tranche de vie parallèle. D’un côté, Poli, un mec un peu paumé que sa femme vient de mettre dehors à coups de lampe sur la tête alors qu’il venait de découvrir qu’elle le trompait depuis des années avec un notable du coin. Non content d’être désormais sans domicile, il perd également son travail, la crise rendant la poursuite d’activité de son employeur impossible. Du coup, il survit, dormant pour l’essentiel dans sa vieille camionnette avec laquelle il sillonne la campagne pour tenter de vendre en porte-à-porte des encyclopédies.

De l’autre, Selva, une jeune femme sans formation particulière, ayant toujours eu une peur instinctive et viscérale des hommes. Elle vient d’abandonner un job mal payé pour un autre qui ne l’est guère mieux mais qui lui laisse la perspective de vivre au bord de la mer, un peu en vacances, seule, sans homme et sans patron sur le dos.

Chacun à sa façon va se trouver confronté à la violence d’un pays où, pour survivre, il faut savoir tricher, abuser de la naïveté des crédules, montrer ses muscles et menacer sans vergogne. Pour Poli, c’est en tombant sur une bande de pseudo-prêcheurs pour lesquels il va se mettre à vendre des bibles et du dentifrice qu’il va peu à peu comprendre les vraies règles d’un jeu auquel il n’est guère préparé. Pour Selva, ce sera par l’agression physique extrême, le traumatisme physique et psychologique subi ou infligé que la violence toquera littéralement à sa porte.

Comment aimer simplement et sincèrement dans un tel contexte ? Du coup, Carlos Bernatek n’hésite pas à faire de la sexualité l’ultime forme de violence donnant lieu à des scènes éprouvantes dont il est impossible de sortir indemne. On sort sonné de ce roman construit comme un polar noir et qui illustre la face cachée d’un pays à la dérive.


Publié aux Editions de l’Olivier – 2017 - 284 pages

8.9.17

L’éclat de rire du barbare – Sema Kaygusuz


Il suffit souvent d’un rien, d’un incident inattendu pour transformer des vacances que l’on rêvait prometteuses en un enfer plus ou moins progressif. Lorsque ces familles turques choisirent de venir passer leurs congés d’été dans la pension de famille à l’innocent nom de « La Colombe Bleue », elles virent avant tout la perspective de buffets gargantuesques et la promesse léthargique d’un soleil de plomb chauffant la plage et le petit port de plaisance local. Un coin tranquille pour se faire dorloter en quelque sorte.

Mais voici qu’un beau matin l’on découvre, horrifié, que les serviettes de bain lavées de la nuit ont été inondées d’urine. Un acte sacrilège qui sonne comme un détonateur qui va mettre à nu les âmes, les passions, les recensions et les conflits latents transformant ces vacances en un psychodrame collectif.

Bien sûr, il faut à tout prix trouver un coupable. Le moindre soupçon, le plus anodin comportement déviant d’une norme acceptable devient alors le prétexte à échafauder une nouvelle explication à des incidents qui ne cessent de se répéter sous des formes diverses.  L’ostracisme se propage en même temps que l’urine ne cesse de souiller des lieux de moins en moins idylliques.

Avec un humour féroce et grinçant, la jeune romancière qui s’était déjà fait remarquer avec son premier roman publié en français « Ce lieu sur ton visage » nous donne ici un tableau sans concession des contradictions et des tensions d’une Turquie qui reste écartelée entre tradition et modernité balançant constamment entre la tentation européenne et l’enracinement musulman. Les couples d’apparence unie se déchirent en crachant un venin qui laissera de profondes traces, les amants se séparent, les convenances disparaissent pour laisser place à des croyances, des habitudes, des propos haineux et des réflexes hérités d’années de propagandes successives. C’est sur ce terrain complexe, acide et toujours prêt à exploser pour une raison ou une autre que tente de se forger une Turquie moderne et acceptable aux yeux du reste du monde. « L’éclat de rire du barbare » ne fait que témoigner, à sa façon allégorique, de l’extrême difficulté, voire de l’impossibilité, à résoudre convenablement l’équation actuelle.

Publié aux Editions Actes Sud – 2017 – 224 pages

3.9.17

En marchant sur le fleuve céleste – Peter Oliva


Peter Oliva est un écrivain canadien dont l’œuvre, encore assez confidentielle en France, est publiée aux Editions Joëlle Losfeld. Né au Japon, il y a enseigné l’Anglais ainsi qu’à Taiwan avant de débuter une carrière littéraire dont le premier ouvrage « Parmi les ombres » lui a valu un prix au Canada et une reconnaissance immédiate dans le monde des écrivains anglo-saxons. « En marchant sur le fleuve céleste » est son deuxième roman, paru neuf ans après le premier.

Partir vivre et travailler à l’étranger est une expérience qui, généralement, transforme durablement ceux qui la font. Surtout si la destination est synonyme de culture, de références et de codes sociaux aux antipodes de l’éducation reçue jusque-là.

C’est à cette forme de choc plus ou moins rude que va se trouver confronté le narrateur, un jeune professeur canadien parti enseigner l’Anglais au fin fond du Japon rural, loin, très loin, de l’agitation assez cosmopolite de la capitale tokyoïte. Le récit de Peter Oliva n’est pas tant celui de l’expérience vécue en soi par ce jeune homme que plutôt une réflexion à la fois poétique et narrative sur ce que chaque rencontre, chaque nouvelle découverte peut receler de potentiel d’ouverture, d’enrichissement personnel, de compréhension sur soi-même et de la culture d’où l’on vient, tout simplement parce que l’on est obligé de l’observer par un autre prisme. C’est en même temps l’occasion de railler gentiment l’administration tatillonne d’un pays qui s’efforce de toujours tout encadrer et d’imposer quantité de normes censées garantir l’harmonie et la sécurité. Il y a, on l’aura compris, une bonne dose de projection autobiographique venue alimenter la composition du roman.

Les découvertes en pays de détachement se font nécessairement via celles et ceux que l’on côtoie. Pour le narrateur, les guides souvent implicites (parce qu’endossant ce rôle plus ou moins malgré eux) pour avancer dans le dédale d’un monde inconnu seront celles et ceux croisés sur son chemin. Un voisin enseignant dont l’originalité est de décrypter pour son entourage restreint les us et coutumes du Pays du Soleil Levant ; un prêtre shintoïste enseignant le Japonais avec une rigueur militaire ; une élève qui est loin d’être insensible au charme du jeune homme lui-même magnétiquement fasciné par cette jeune femme troublante et a priori dangereusement inaccessible. 

Autant de façons d’apprendre sur le pays où l’on sait ne faire que passer, tisser des liens qui vous changeront inexorablement, voir son pays natal où l’on sait son retour programmé de manière différente.

Sans parler de monument littéraire, il y a dans ce roman un brin autobiographique un indéniable charme, un trouble immanent qui en font tout l’intérêt pour les curieux.

Publié aux Editions Joëlle Losfeld – 2002 – 325 pages