31.10.17

Une chance folle – Anne Godard


Voilà dix ans qu’Anne Godard avait disparu de la scène littéraire. Son premier roman, « L’inconsolable », disait toute la souffrance d’une mère ayant perdu son fils dans de tragiques circonstances. Une décennie plus tard, cette femme écrivain rare nous dit, une fois encore, que les cellules familiales peuvent receler autant de secrets que de dangers.

Sous un visage d’ange, Magda cache un corps de mutilée. Tout bébé, marchant à quatre pattes, elle s’est ébouillantée en tirant par jeu sur le fil d’une bouilloire électrique. Trop jeune lorsque l’accident l’a frappée, Magda n’a de souvenirs que ceux formulés par sa mère. Une mère qui cache les maux sous les mots, consignant par écrit en détail le récit d’un drame, accusant de façon à peine voilée sa fille de porter toute la responsabilité de l’acte.

Depuis, Magda et sa génitrice vivent dans une sorte de prison mentale. Entre des séances de soins aussi fréquentes que douloureuses et des séjours réguliers à l’hôpital pour tenter de reconstruire un corps martyrisé, sa mère sait faire sentir à sa fille combien et comment elle se sacrifie pour elle. Alors, Magda consent et souffre, en silence, portant inconsciemment le poids d’une faute que le regard des autres, les questions aussi ne cessent de raviver.

Arrivée à l’adolescence, commençant à ressentir l’impérieux besoin d’amour, d’affection et de la découverte des corps, Magda se rebelle. Longtemps privée de parole, chaperonnée par une mère aux tendances abusives, Magda se livre à toute forme d’expérience qui lui permettra d’exister non plus comme un objet de silencieux reproche mais comme une jeune femme libre, déterminée, à part entière.

Pendant que Magda éclot, la cellule familiale explose. Les drames se multiplient, sans que jamais la moindre explication ne soit fournie : tout n’est ici que silence, secret lourdement ressassé, reproches jamais verbalisés mais qui flottent sans cesse dans une atmosphère devenant de plus en plus irrespirable.

Après avoir eu une chance folle de survivre à son accident, Magda devra trouver sa voie pour avoir à nouveau une chance folle de survivre à une famille mortifère.


Publié aux Editions de Minuit – 2017 – 142 pages

27.10.17

L’âme des horloges – David Mitchell


S’attaquer au dernier roman de l’auteur anglais David Mitchell pourra présenter plus d’un défi. D’abord, celui de l’épaisseur du bouquin : avec plus de sept cents pages (qui auraient probablement gagné à être pas mal élaguées), venir à bout de l’ouvrage va vous demander un joli petit nombre d’heures. D’autant que l’histoire est souvent complexe et fait appel à un verbiage ésotérique supposé donner une certaine crédibilité à une saga qui, en soi, n’en a aucune. Commencée de façon haletante, la lecture finit par traîner en longueur et on se prend à vérifier, un peu trop régulièrement, le nombre de pages restant à digérer d’un pavé qui tend vers l’indigestion.

Au cœur du récit, le Temps, la Mort, l’Immortalité et la Fin du Monde. Quatre ingrédients mélangés à tour de bras pour constituer un récit d’un imaginaire débridé et assez positivement stupéfiant à vrai dire.

Depuis des siècles, deux sociétés secrètes se livrent une guerre sourde et sans merci. Tandis que les Anachorètes sont sans cesse à la recherche d’humains présentant les bonnes caractéristiques pour en distiller l’âme et se procurer ainsi une forme d’immortalité, les Horlogers les traquent pour les éliminer en se réincarnant eux-mêmes en une succession de renaissances dans tous les coins, toutes les cultures et toutes les langues du monde.

Parfois, certains humains deviennent les témoins partiels et désemparés de certains des épisodes d’une croisade entre mauvais vampires et gentils ressuscités. C’est le cas de la jeune Holly Strikes dont nous allons suivre l’existence mouvementée entre ses quinze et soixante-dix ans. Holly entend des voix et fait des rêves étranges lui valant le don de prédire ce qui est sur le point d’advenir.

Abreuvé de science-fiction, de fantastique et de pessimisme quant à l’avenir du monde, David Mitchell concocte un mélange explosif qui traverse le Temps et les genres. Voilà qui devrait à coup sûr séduire les amateurs d’heroic fantasy. Si vous aimez les choses rationnelles, mieux vaudrait passer votre chemin. Sinon, vous apprécierez certainement une créativité débridée doublée d’une écriture maîtrisée pour autant que vous fassiez fi d’un certain nombre de maladresses, de certaines grosses ficelles, d’une longueur maladive (tous ses romans sont interminables) et d’une invraisemblance totale. Vous voilà prévenus…


Publié aux Editions de l’Olivier ) – 2017 – 784 pages 

21.10.17

Système 1 Système 2 – Daniel Kahneman


Psychologue et économiste, Daniel Kahneman a été récompensé en 2002 du Prix Nobel d’économie pour sa théorie des perspectives laquelle a jeté les bases de ce que l’on appelle désormais l’économie comportementale.

En d’autres termes, alors que toute la théorie économique repose sur le postulat que les comportements des acteurs sont rationnels, les travaux menés par Kahneman et ses équipes ont démontré qu’en réalité nos choix étaient fondamentalement dictés par la manière dont nous percevions et interprétions les différentes options qui s’offrent à nous (je simplifie volontairement à outrance).

In fine, en combinant des décennies de recherche en psychologie avec ses travaux d’économiste, Daniel Kahneman et Amos Tversky ont mis en évidence de manière aussi claire que troublante que le cerveau humain faisait cohabiter deux manières de lire et d’interpréter toute situation amenant à une prise de décision.

D’un côté, le Système 1 fondé sur les intuitions, les émotions, les interprétations pour donner du sens. Un système fondé sur la vitesse et l’automatisme. De l’autre, le Système 2, plus lent, car analytique, rationnel, mis en œuvre pour résoudre tout problème complexe.

Le problème, comme le montrent avec force de nombreux exemples issus des laboratoires de recherche en psychologie, est que, trop souvent, nos choix reposent sur le seul Système 1 et que celui-ci est très fortement influencé par la manière dont la question est posée, par nos émotions ou bien encore par la façon dont notre mémoire conserve et compare nos expériences. A l’aide d’exemples simples (mais nécessitant aussi parfois d’avoir une formation statistique minimale), nous réalisons alors combien nous pouvons être superficiels, illogiques, irrationnels dans bien des situations de nos vies quotidiennes qu’elles soient personnelles ou professionnelles.

Impossible de sortir indemne après la lecture d’un ouvrage compilant, de manière très pédagogique, des années de travaux de recherche. A minima, on réalisera a posteriori combien bien des décisions passées ou futures auraient pu être prises de façon plus efficiente. Avec un peu d’attention et d’entraînement, on parviendra sans doute aussi à mieux contrôler son Système 1 et éviter de nombreuses erreurs.

C’est, pour ma part, l’un des livres les plus frappants qu’il m’ait été donné de lire !


Publié aux Editions Clès des Champs – 2016 – 706 pages

20.10.17

Celui qui va vers elle ne revient pas – Shulem Deen


C’est par cette phrase, « Celui qui va vers elle ne revient pas », que l’on désigne ceux qui auraient choisi la voie de l’hérésie pour quitter le giron de la religion juive. Une façon de dire qu’une fois l’incompréhensible décision prise de partir, tout retour sera interdit. Une sortie définitive.

C’est cette issue que nous raconte Shulem Deen dans un récit autobiographique à la fois terrible, édifiant et poignant. Juif de l’Etat de New-York, il est élevé dans une famille de tradition hassidique modérée.

A treize ans, comme tous les garçons, il doit faire le choix de ses études. Parce qu’il est un peu paresseux, il décide de rejoindre une communauté réputée pour ne pas être trop difficile. Au programme, les études talmudiques et un formatage des esprits (disons-le, un bourrage de crâne en bonne et due forme) destiné à préparer une nouvelle génération à perpétuer les traditions, à conserver un enracinement les ostracisant de toute société moderne. Point d’anglais, ni de mathématique, ni de science sociale. Il s’agit d’en faire des spécialistes des règles commerciales et juridiques des tous premiers siècles du côté de Jérusalem et de les préparer à argumenter à l’infini sur d’infimes détails de l’histoire biblique.

Et puis, à dix-huit ans, impossible d’échapper au mariage arrangé. Les époux ne se seront en tout et pour tout rencontrés que sept minutes sans presque se parler avant que d’être livrés l’un à l’autre. Bien entendu, ils ne connaissent rien aux devoirs conjugaux et le « service du lit » avec le nombre hebdomadaire et les horaires imposés d’exercices appliqués seront expliqués avec le moins de détails possibles par le « rebbe » au jeune homme désemparé.

Pendant des années, cela fonctionnera à peu près. Shulem enseignera, sans grande conviction, auprès d’enfants de la communauté hassidique, les préparant à leur tour à un avenir tracé d’avance. Il finira par arriver à avoir des enfants avec son épouse qu’il n’aime pas mais avec laquelle il aura su tisser une relation de relative tendresse.

Mais, peu à peu, tout ce qu’on lui a enseigné se délite. Depuis des années, il se pose des questions sur le poids de ces traditions, sur les raisons d’un enfermement dans une communauté isolée, sur l’utilité de porter longues papillotes, chapeau et des couches de vêtements uniquement composées de noir et de blanc par tous les temps. Il souffre de plus en plus de qu’il perçoit comme un monde encerclé et étouffant, vivant en vase clos, fonctionnant en dehors des autres.

Osant un jour braver un interdit, il commencera par allumer la radio et découvrir le choc des publicités et l’existence d’un monde différent. Bientôt, la télévision, puis internet, puis une voiture vont lui donner accès à un univers de connaissance que les gardiens du temple se sont évertués à diaboliser, bien conscients du danger que représenterait la prise de conscience de la vie arriérée dans laquelle ils maintiennent des ouailles à coups de dogmes, de croyances et de règles à n’en plus finir, régentant tout, interdisant toute liberté de réflexion dès qu’elle ne porte pas sur les textes sacrés.

Shulem Deen finira par s’en sortir et à devenir un citoyen de son époque. Mais le prix à payer sera terrible : exclusion définitive, ostracisme, séparation d’avec ses enfants auprès de qui il est diabolisé, pertes financières gigantesques etc… C’est la rançon pour la liberté de conscience et de pensée.

Son livre est salutaire car il démonte de façon factuelle (et souvent drôle car son auteur a un sens de l’humour caustique bien développé) comment tous les extrêmistes du monde s’y prennent pour enfermer les foules dans un schéma mortifère. La religion n’y est que l’emballage car les pratiques psychologiques et de manipulation mentale sont les mêmes…


Publié aux Editions Globe – 2017 – 414 pages

14.10.17

L’homme-dé – Luke Rhinehart


Imaginez un instant que vous perdiez tout libre-arbitre ou, plutôt, que vous ayez délibérément décidé de vous en remettre au hasard pour conduire votre vie. Une perspective à la fois effrayante et excitante, propice à vous conduire aux pires excès et, inéluctablement, à l’exclusion sociale.

C’est précisément ce chemin que va décider d’emprunter un jour un homme, Luke Rhinehart. Jusqu’ici, ce trentenaire menait une vie sans histoire. Honnête psychiatre exerçant à New-York, il fait vivre sans histoire son épouse, encore très séduisante, et ses deux enfants. Mais, comme pour beaucoup, une routine s’installe poussant l’homme et le praticien à rechercher de nouveaux moyens de stimulation, de donner du piquant et du relief à une vie autrement promise à l’ennui régulièrement noyé avec quelques sérieuses rasades alcoolisées.

Sa grande idée sera simple à énoncer et à mettre en œuvre: confier à un dé (parfois deux histoire d’augmenter l’univers des possibles) la détermination de l’attitude ou de la décision à prendre à un moment donné, les différentes options étant prédéterminées par celui qui jette le(s) dé(s) et toutes pré-associées à une des possibles valeurs du ou des dés.

La première tentative fera figure de passe qui libère d’une prison mentale car le dé ordonnera à Luke de descendre violer la voisine du dessous, par ailleurs épouse du psychiatre auquel il est associé. Une fois la barrière levée, une infinité de possibilités soudain s’ouvre. Plus question de s’en tenir à la morale, à la logique, aux pulsions ou au raisonnement. Seul le dé gouverne. Au départ, un peu, à certains moments clés. Puis, peu à peu, comme un manipulateur pervers, le dé devient roi décidant de tout au point de rendre le comportement de Luke indéchiffrable, d’en faire un monstre aux yeux des autres avant de s’instaurer en une sorte de déité du hasard.

Car, non content de s’appliquer à lui-même un procédé propre à déstructurer sa personnalité, Luke, devenu l’homme-dé, va se mettre à traiter ses patients, sa famille, son entourage, sa maîtresse en s’en remettant au hasard, au sort du dé.

Dès lors, il devient fascinant de suivre la manière dont le monde et ses règles se transforment sous nos yeux au fur et à mesure que l’homme-dé bifurque au gré du hasard. In fine, seule la folie semble gouverner et c’est ce lent processus que décortique l’auteur avec un réalisme, une précision et un humour qui font froid dans le dos.

Derrière Luke Rhinehart censé écrire ici sa biographie se cache en fait un certain George Power Crocksoft. Ecrit en 1971 (époque dont nous retrouvons admirablement l’esprit dans le récit), le livre devint vite l’objet tant d’un culte que de polémiques. Réédité à de nombreuses occasions, il s’impose en  must de la littérature moderne, reste d’une actualité totale et interpelle gravement sur nos choix et la manière dont nous les opérons.

Publié aux Editions de l’Olivier – 2014 – 521 pages