26.11.17

Les Géorgiques – Claude Simon


Claude Simon reste un total inconnu du grand public. C’est pourtant l’un des rares Prix Nobel de littérature français et le dernier en date avant Modiano (il lui fut décerné en 1985). Sans doute son œuvre, par sa densité stylistique, son exigence intellectuelle, son côté déroutant ne le réserve-t-elle qu’à une certaine élite ou tout au moins aux lecteurs férus d’explorer des chemins escarpés.

« Les Géorgiques » est considéré comme son chef-d’œuvre, le précipité de son savoir-faire. Ce gros roman de quatre cent cinquante pages ne se laisse cependant pas approcher si simplement que cela car Claude Simon s’amuse à emmêler les fils de l’Histoire pour mieux nous confondre et nous donner à réfléchir sur des questions aussi essentielles que la place de la guerre dans la construction de la culture européenne, le rapport de l’homme à la nature (omniprésente ici comme un point d’ancrage ou un moyen de se placer au temps), la façon d’appréhender et d’exercer le pouvoir.

Pour cela, l’auteur imagine trois personnages aux contours soit précis, soit très flous. Un Général d’Empire, dévoué à Napoléon, sillonnant l’Europe d’un bout à l’autre pour se battre, renforcer les défenses, inspecter les arsenaux et les troupes. Un homme attaché aussi viscéralement à sa terre, inondant son contremaître femme de missives concernant l’entretien des terres, les cultures et le soin à apporter à sa passion des chevaux. Un homme qui votera la mort du Roi, qui deviendra secrétaire de la Constituante. Un homme broyé par ses contradictions, qui épousera en secondes noces une royaliste qu’il sauvera de l’échafaud et dont le frère est un opposant farouche au pouvoir en place. De cet homme, nous suivrons le parcours de façon précise, détaillée au point de penser savoir tout de lui bien que Claude Simon s’ingénie en permanence, au détour d’une phrase dans toute la première partie du roman, puis de façon à peine moins traitresse par la suite, à immiscer la vie de ses deux autres personnages.

De ces deux hommes, nous suivrons le parcours avec plus de difficultés tant ils semblent souvent se confondre. L’un sera soldat dans les tranchées de la guerre de quatorze, l’autre officier de cavalerie dans la guerre suivante. L’un s’engagera dans la milice espagnole, sera gravement blessé et mènera une vie toujours aux confins d’une révolte ou d’une révolution. On peut aussi penser qu’au moins l’un d’entre eux est parent du général, descendant d’une famille dont la gloire aura culminé du temps de l’Empire pour se déliter bien vite ensuite.

Simon tisse une toile bien serrée au point que les uns et les autres semblent souvent se confondre, que ces destinées paraissent former une seule et longue vie symbolisant la vacuité, les illusions perdues, les jeux et évènements sur lesquels nous n’avons pas prise et qui nous ballotent. Une toile à l’écriture éblouissante, d’une richesse qu’on ne connaît presque plus de nos jours et qui se nourrit souvent de phrases pouvant durer cinquante pages dans lesquelles nous sautons d’une époque à l’autre de la façon la plus pernicieuse qui soit.

Tenter de résister à ce souffle sera la garantie d’un rejet assuré de ce roman exigeant. Il faut se laisser emporter, accepter de ne pas nécessairement comprendre et de se laisser mener sur les flots agités de nos vaines existences humaines.


Publié aux Editions de Minuit – 1981 – 477 pages

24.11.17

Les arbres entre visible et invisible – Ernst Zürcher


Voici un homme qui a consacré toute sa vie à fréquenter, étudier, analyser et décortiquer les secrets de ces arbres que nous croisons, trop souvent sans leur prêter l’attention que pourtant ils méritent. Professeur et chercheur en sciences du bois à la Haute École spécialisée bernoise, il s’est focalisé sur la chronobiologie, c’est-à-dire l’analyse de la structure temporelle du bois.

Illustrant ses propos de nombreuses planches permettant de visualiser ce dont il est question et de se faire souvent une meilleure idée des théories ou explications fournies, l’auteur nous mène de surprise en surprise.

On apprend, entre autres (avec force démonstrations et études scientifiques à l’appui), que les arbres sont en communication avec les planètes de notre système solaire, que leur rythme biologique est directement dépendant des alignements des astres et des phases lunaires. On savait déjà depuis quelque temps que les arbres communiquaient entre eux et Ernst Zürcher esquisse comment ces échanges d’informations se font à travers les systèmes racinaires ou l’échange de phéromones. On découvre que le nombre d’or et la suite de Fibonacci s’appliquent presque magiquement une fois encore à bien des éléments ou des fruits de ces arbres. On y découvre l’importance sur la santé humaine des ions négatifs et des senteurs dont tout promeneur en forêt ressentira les bénéfices. On comprend mieux la façon dont ces êtres immobiles jouent un rôle essentiel dans la fixation du carbone, la filtration de l’eau et la création in fine d’une eau nouvelle parfaitement pure. Et bien d’autres choses encore…

Toutefois, le livre est loin d’être tout public. Ecrit par un scientifique spécialiste et pointu, il fait appel à une culture scientifique et chimique loin d’être élémentaire et perdra sûrement tout lecteur qui s’aventurerait sans un bagage assez conséquent. Bien des passages restent abscons et réservés à des spécialistes.

Malgré tout, le livre est un formidable appel à regarder les arbres autrement et à comprendre le rôle essentiel, vital, qu’ils tiennent dans l’équilibre général de notre planète. Il est d’ailleurs probable que sans les arbres dont l’activité biologique interne est d’ailleurs directement couplée au chant des oiseaux lors des saisons chaudes, il n’y aurait pas de vie sur terre.

Publié aux Editions Actes Sud – 2017 – 288 pages

17.11.17

Vera – Karl Geary


A la lecture de la quatrième de couverture, on pourrait croire que ce roman, un peu courtement présenté comme une histoire d’amour entre un jeune homme de seize ans et une femme trentenaire, ciblerait avant tout un public féminin. Il n’en est rien car l’ambition et la construction de cette fiction romanesque vont bien au-delà d’un résumé réducteur et quelque peu trompeur.

Est-il véritablement question d’amour entre Sonny, un jeune gars, benjamin d’une famille pauvre et d’une fratrie tellement nombreuse qu’on ne la compte plus et Vera, une belle jeune femme énigmatique et solitaire ? Lui passe son temps à zoner entre un bahut trop chic pour lui, inadapté à sa classe sociale et à ses moyens intellectuels et la boucherie où il travaille vaguement le soir pour se faire un argent de misère. Lui vit dans le quartier pauvre de Dublin, dans une maison trop petite, surpeuplée, entre une mère qui semble avoir renoncé à exister par elle-même et un père dont tous redoutent les sautes d’humeur et les terribles colères. Vera, quant à elle, habite une grande demeure dans la partie chic et riche de la ville, dans le quartier de Montpelier Parade (qui donne d’ailleurs son titre original au roman). Elle y vit seule, dans une maison froide, entourée de livres.

C’est parce que son père a réquisitionné Sonny pour l’aider à refaire le mur du jardin de la propriété que la rencontre qui n’aurait jamais dû se produire aura lieu. Pour Sonny, ce seront les premiers émois face à la beauté féminine, à l’éclat d’une peau entr’aperçue. Pour Vera, l’indifférence tout d’abord.

Ce qui les rapprochera est une sorte de mouvement d’attraction inverse. Sonny, jeune, battant, voulant à toutes forces se sortir de son milieu qui le condamne d’avance, regarde vers l’avenir. Un avenir qui, forcément, passe par la découverte des corps, l’éveil sexuel, le désir. Un avenir où la lecture, celle des livres que possède Vera, joue le rôle d’accès à un savoir, à une culture que tout lui refuse pour le moment. Vera, de son côté, on le comprendra vite, ne regarde que vers le passé. Sa vie s’est arrêtée à un moment, pour des raisons que nous découvrirons à la toute fin du livre. Depuis, elle ne fait qu’enclencher une succession de comptes à rebours désespérés.

Il est fondamentalement plus question de désir, du rapprochement de deux êtres malmenés par la vie, chacun à sa façon, que d’amour ici. Pendant que l’un grandit, l’autre se consume d’un mélange de passade inattendue (un cadeau dont on se saisit) et d’un feu intérieur dévastateur. Il y a du Ken Loach dans ce roman, celui de la chronique sociale d’une Irlande où beaucoup restent sur le bas-côté d’une société qui ne veut pas des faibles. D’ailleurs, Karl Geary qui a fui son Irlande natale à seize ans pour aller vivre une vie de bohême dans un New-York en pleine mutation eut l’occasion de tenir de petits rôles pour le grand metteur en scène irlandais.

Ne manquez pas ce beau roman mélancolique et fort.


Publié aux Editions Rivages – 2017 – 255 pages

15.11.17

Deux sœurs – Elizabeth Harrower


Elisabeth Harrower est née en 1928 en Australie. Elle connut un très rapide succès littéraire en son pays avant de disparaître totalement de la scène littéraire. Ce n’est que très récemment, en 2016, qu’elle fut découverte en France et considérée par la critique comme un auteur majeur de son pays.
On peut voir « Deux sœurs » comme une sorte de thriller psychologique, comme une construction littéraire un peu angoissante et quelque peu psychotique assez hitchcockienne.

Lorsque leur père, médecin, décède brutalement d’un arrêt cardiaque, encore jeune, les deux sœurs voient le monde dans lequel elles se coulaient depuis des années s’écrouler. Retirées de l’internat qui les préparait à devenir de futures bonnes épouses éduquées et plus libres que la moyenne en ce début de XXème siècle, elles sont confiées à leur mère. Cette dernière ne les aime pas et ne s’en est jamais occupée. Murée dans une pseudo-maladie lui servant de prétexte pour assouvir son égoïsme profond, elle n’a de cesse que de s’en débarrasser pour pouvoir s’enfuir en Angleterre vivre une vie plus proche de ses rêves.

Alors, lorsque le patron de l’aînée, Laura, offrira de l’épouser en prenant en charge sa jeune sœur, Clare, la mère saura pousser les soeurs quelque peu réticentes à accepter une offre qui la débarrasse de son encombrant fardeau. Peu importe que l’époux soit vingt ans plus âgé, d’un caractère indéchiffrable et physiquement peu amène.

Une fois emménagées chez le maître de maison, les deux jeunes femmes vont peu à peu découvrir qui se cache vraiment derrière ce Mr Shaw qui a jeté son dévolu sur elles. Un monstre pervers se révèle progressivement, un manipulateur qui ne sait régner que par la terreur qu’il institue en soufflant le chaud et le froid. Un homme qui a un certain génie pour reprendre et redresser des affaires et un génie encore plus grand pour les céder à des escrocs qui le dépouille. Une situation qui se répète comme une mantra permettant de justifier le ratage de sa vie  en en faisant porter les causes et la responsabilité sur les femmes du foyer qu’il exploite sans vergogne. Un moyen commode de déchaîner sa fureur.

Plus les années passent, plus Laura, l’épouse sacrifiée, n’aura de cesse que de justifier son mari alcoolique et violent, cherchant en elle la cause de ses malheurs mais, surtout, usant à son tour de son influence sur sa sœur pour tuer en la jeune fille plus rebelle toute velléité de liberté ou d’indépendance. Car il faut que la folie se vive en commun pour être un peu supportable. Alors que de multiples occasions de fuite auraient existé, ces trois êtres détruits se seront bâtis une terrifiante prison mentale permettant de justifier l’inacceptable.

L’originalité du roman tient aussi dans sa construction, moderne pour l’époque (1966). Sans transition, Elizabeth Harrower passe d’une scène à l’autre, d’une époque à une autre plongeant ainsi volontairement son lecteur dans une sorte de désarroi et de surprise permettant à ce dernier de commencer d’éprouver à son tour la façon dont les deux sœurs sont elles-mêmes désemparées.

A distance, le roman apparaît cependant désormais comme un peu daté et finit par tourner en rond sans aller totalement au bout de choses. C’est donc plus sur une note de relative déception que de reconnaissance d’un chef d’œuvre que s’en achève la lecture.


Publié aux Editions Rivages – 2017 – 335 pages

11.11.17

Le jour d’avant – Sorj Chalandon


Le 27 décembre 1974, quarante-deux mineurs disparaissaient tués par un coup de grisou au fond de la fosse 3, dite de Saint-Amé, dans le Nord du côté de Lens. Quarante-deux victimes inutiles emportées par la course au rendement au détriment des plus élémentaires mesures de sécurité comme le montrera l’enquête.

Sur ce fait historique, illustration dramatique parmi tant d’autres d’un mélange de cupidité, de stupidité et d’incurie que couvrit l’auteur comme journaliste à Libération à l’époque, Sorj Chalandon élabore son dernier roman. A ces quarante-deux disparus vient s’en ajouter un autre, Jojo Flavent. Lui décédera un mois plus tard des suites de ses blessures mais sans jamais bénéficier de la mémoire et des médiocres honneurs réservés à ses camarades.

Depuis, son frère cadet, Michel, vit dans le souvenir de son aîné à qui il a voué une sorte de culte. Après s’être procuré les vêtements du mort, il a constitué dans son garage une forme de mausolée morbide à la gloire du et des mineurs. Un lieu où il aime à s’isoler surtout depuis que son épouse est morte emportée par un cancer.

Parce qu’à un moment la douleur est trop forte, Michel laisse son camion de chauffeur routier qui pourtant fait toute sa fierté et repart dans son Nord natal pour enquêter et se venger de ce qu’il considère comme une terrible injustice. Car il est persuadé depuis toujours que tout est de la faute d’un contremaître retors qui fit partie des rares rescapés. Commence un lent travail d’enquête, d’observation et de mémoire. Un travail qui forcera aussi Michel à affronter une réalité qu’il avait inconsciemment masquée et occultée, profondément marqué et entravé par une histoire familiale lourde et par le poids d’un remords, celui d’être vivant à la place du mort, celui d’avoir fui sa prédestination : mineur exploité, étouffant sous les poussières de charbon et promis à une mort anticipée de toutes façons.

Si le livre de Chalandon est un vibrant hommage à un métier de chien et de courage aujourd’hui disparu de nos contrées, il n’en reste pas moins décevant au regard de ses précédentes productions. L’auteur semble un peu toujours à la peine pour trouver le bon style, conserver un souffle narratif. On peut ainsi passer du meilleur (la dernière partie, enlevée et souvent drôle malgré le caractère tragique de ce qui s’y passe) au moins bon (les scènes de café par exemple), voire s’ennuyer légèrement lors de digressions malvenues. Heureusement, la fin apporte une réponse éclairante et inattendue sur un titre jusque-là énigmatique.

Publié aux Editions Grasset – 2017 – 334 pages