13.12.17

Seul le grenadier – Sinan Antoon

-->

Dans une courette pousse un grenadier. Sous le soleil de l’Irak, il fait croître ses fruits rouge sang désaltérants et offre son ombre bienfaisante pour quelques minutes de repos. Cet arbre a un secret car sa source de jouvence il la tire de la mort. En effet, dans la rigole qui l’abreuve coule l’eau avec laquelle les morts auront été lavés par trois fois, selon un rite immuable, soigneusement préparés et parfumés avant d’être enroulés dans un triple linceul, mis en cercueil et enterrés. Car nous sommes chez le laveur de morts chiite de Bagdad, un métier que le père de Jawad, comme des générations entières avant lui, exerce par tradition, par bonté d’âme et conviction religieuse aussi.
Un métier que Jawad ne veut pas perpétuer lui qui rêve de Giacometti, de sculpture, de dessin et d’art de façon générale. Le premier défi qui attendra le jeune homme sera d’imposer son choix, d’échapper à l’emprise familiale pour vivre sa vie et sa passion. Un défi qui trouvera une nouvelle justification quand il rencontrera celle qui allait devenir son amante, son égérie et, plus tard, son épouse.
Mais, la vie n’est jamais un long fleuve tranquille et la maladie combinée aux guerres successives qui embrasent l’Irak et la région vont briser les rêves de Jawad et le ramener, malgré lui, vers ce à quoi il était inéluctablement promis.
L’incroyable force qui habite ce superbe roman est de parvenir à mener trois récits en parallèle, tous se nourrissant des autres, tous illustrant la façon dont nos vies se trouvent contraintes par des puissances, des poids, des actes qui nous dépassent. Le tout sublimé par une langue d’une rare éloquence aux accents poétiques subtilement enchanteurs.
Tantôt, nous suivons le lavage des cadavres que nous décrit avec minutie et une douce retenue l’auteur. Des cadavres dont l’état ne cesse de se dégrader et le nombre d’exploser au fur et à mesure que les guerres militaires puis civiles et religieuses plongent l’Irak dans un inextricable chaos. Tantôt nous assistons à des scènes d’une vie quotidienne dérivant en une absurdité totale où seule la violence et le fanatisme aveugle semblent servir de règle de conduite. C’est la destruction progressive physique, mentale, religieuse, économique et politique d’un pays de culture, d’histoire et de sagesse que nous donne à voir un auteur qui a fui son pays depuis près de trente ans pour vivre et enseigner aux Etats-Unis. Enfin, dans de courtes séquences d’une grande puissance, c’est au cœur des rêves de Jawad que nous nous trouvons. Des rêves au départ d’espoir et de vie qui, au fur et à mesure que la situation empire et l’espoir s’évanouit, se transforment en immondes cauchemars.
Malgré l’horreur, malgré la mort omniprésente, Sinan Antoon réalise un hymne à la vie. Il nous dit que continuer d’espérer, maintenir les traditions, et, surtout, vivre pour un art quel qu’il soit restent les meilleures armes contre toute forme de barbarie.
Un livre absolument magnifique.
Publié aux Editions Actes Sud – 2017 -320 pages