23.12.18

Les nuits d’Ava – Thierry Froger


Savoir que l’auteur a une formation de plasticien permet de comprendre comment se sont forgés l’époustouflante érudition et le jeu constant entre l’imaginaire et le réel qui font tout le sel de ce délicieux roman.
Ava, c’est évidemment Ava Gardner, la star Hollywoodienne dont la plastique et les frasques alcoolisées ont contribué à la légende. Celle d’une femme fatale collectionnant les maris ; les siens et encore plus ceux des autres ! Une star dont un adolescent photographie compulsivement les images dans sa chambre osant à peine commencer ainsi à formuler un fantasme érotique que Visconti puis Fellini, des années plus tard, sauront quant à eux, chacun à sa manière, rendre bien réel. Un adolescent que nous avons déjà croisé dans le précédent roman de Thierry Froger puisqu’il n’est autre que Jacques Pierre.
Une trentaine d’années plus tard, devenu professeur sans lustre à l’Université de Nantes, divorcé et père d’une jeune femme, Jacques Pierre cherche désespérément un sens à sa vie. L’occasion lui en sera donnée quand il partira à la chasse de photos érotiques où Ava Gardner à l’occasion du tournage de la Marja Desnuda aurait demandé au chef opérateur au cours d’une nuit fortement alcoolisée d’immortaliser sa belle plastique pour reproduire quelques chefs-d’œuvre de l’art classique.
Jouant sans cesse sur le réel des anecdotes et les frasques innombrables du monde du cinéma hollywoodien des années cinquante et soixante qu’il mélange à foison avec un récit purement fictionnel, Thierry Froger nous entraîne dans une quête poursuite qu’Ava, même une fois disparue, semble organiser pour son propre plaisir à distance. Un récit où surgissent de façon puissante et saisissante des figures telles qu’Hemingway, Castro, les frères Kennedy, Marylin Monroe et Frank Sinatra pour ne citer que certains des plus illustres personnages d’une bacchanale dont l’enjeu général semble être de retrouver de supposées photos compromettantes et pour tous de tromper son monde.
C’est réjouissant à souhait, abyssal comme un tourbillon inextinguible, intelligent et cultivé. Une formidable réussite !
Paru aux Editions Actes Sud – 2018 – 303 pages

19.12.18

Hôtel Waldheim – François Vallejo



Davos, cette petite station de ski suisse tranquille, est doublement célèbre. Grâce à Thomas Mann d’abord qui en fit la terre d’accueil de son chef-d’œuvre « La Montagne Magique », l’endroit reculé où venaient en cure, et souvent mourir, tous les riches malades de la tuberculose d’un monde désormais révolu. Ensuite, ce furent aux Grands de ce Monde de se retrouver chaque début d’année au cours d’un sommet coûteux et vain puisqu’il ne sert, au bout du compte, qu’à flatter les égos de celles et ceux qui y sont conviés les autorisant à se revendiquer d’une élite mondiale.
Davos sera dorénavant aussi célèbre pour une troisième raison, à nouveau littéraire. C’est là que se trouve le fictif (surtout ne le cherchez pas car il n’existe que dans notre imaginaire) « Hôtel Waldheim ». Un hôtel d’assez bonne tenue où, chaque été de ces années soixante-dix, le jeune Jeff Valdera venait passer quelques semaines en compagnie d’une tante célibataire. Un lieu de villégiature un peu oublié dans la tête d’un désormais quinquagénaire vivant au bord de la mer. Un lieu qui va se rappeler soudain à lui lorsqu’il reçoit, coup sur coup, trois intrigantes cartes postales tout droit sorties du jeu mis à la disposition des clients d’alors de l’hôtel. Trois cartes rédigées dans un français approximatif sommant leur destinataire de se souvenir (mais de quoi) pour s’en ouvrir (mais auprès de qui ?). Intrigué par un procédé aussi peu usuel que désuet, Jeff accepte de rencontrer leur auteur qui se révèle être une femme plus jeune que lui. Une Suissesse qui a décidé de consacrer sa vie à rechercher les traces de son père brusquement disparu alors qu’il séjournait, en même temps que le jeune garçon qu’était Jeff, dans l’hôtel Waldheim.
Pour Jeff, l’homme en question n’était qu’un joueur de go avec lequel il apprit les règles avant de les appliquer dans des parties qu’il perdit toutes. C’est sans compter sur la force d’inquisition de l’auteur des cartes postales qui va pousser Jeff dans un travail de mémoire, une plongée presque psychanalytique d’une période de sa vie occultée.
Commence alors un délicieux voyage dans un pays neutre, un lieu aseptisé où s’affrontent à distance la Stasi d’une RDA totalitaire et divers ressortissants de pays libres en charge d’un réseau d’exfiltration d’intellectuels est-allemands. Avec sa prose policée et mâtinée d’humour féroce, son sens de la psychologie, sa capacité à faire vivre des personnages multiples qui tous se bernent (sans jeu de mots !), François Vallejo a mijoté un plat savoureux que l’on déguste avec un immense plaisir comme ces montagnes de viande des grisons servies aux clients de l’Hôtel Waldheim à leur arrivée comme à leur départ par un Directeur apparemment aux petits soins…
Publié aux Editions Vivian Hamy – 2018 – 298 pages

9.12.18

Géographie d’un adultère – Agnès Riva



Vivre une relation adultérine est rarement simple et, souvent destructeur. Alors, il faut ruser avec les emplois du temps, les contraintes familiales et trouver des lieux pour se rencontrer et s’aimer. C’est sur ces constats qu’Agnès Riva élabore son dernier roman « Géographie d’un adultère ». Il faut du temps pour qu’un amour se développe, mûrisse et détermine son sort. Un cheminement qu’illustre l’auteur par un choix des lieux très signifiant. Tout commence sur le lieu de travail, Paul et Emma se retrouvant régulièrement comme Conseillers aux Prud’hommes. Ils se plaisent, s’admirent et sont tous deux, mais différemment, à la recherche d’autre chose que la relation insatisfaisante qu’ils vivent dans leurs couples respectifs.
C’est d’abord dans la voiture où Paul ramène Emma que s’avoueront les sentiments avant que tous deux ne deviennent véritablement amants transformant le lit conjugal d’Emma en hôtel si j’ose dire de l’irréparable. Il faut alors rigoureusement régler le temps des ébats avant que le mari ne revienne et que l’épouse ne s’inquiète d’un retour tardif. Plus Paul et Emma se fréquentent, plus l’attente des deux amants divergent. Paul rêve de sécurité. Il gère une situation qu’il a d’ailleurs avoué très tôt n’être pas la première pour lui. C’est un habitué des conquêtes, un acrobate de la sauvegarde de son couple en dépit des tromperies multipliées. Emma elle s’éprend follement de Paul, rêvant après chaque nouvelle étreinte de s’afficher au grand jour au bras de son amant, s’espérant capable d’envoyer tout promener pour vivre sa passion.
Alors, bien sûr, elle multiplie les pressions pour vivre leur histoire dans des espaces de plus en plus publics (des hôtels, des locations meublées) et de plus en plus vastes. Plus son cœur enfle, plus l’espace pour les accueillir doit lui-même enfler. Quand elle finira par comprendre que Paul toujours esquivera, malgré les promesses et les réelles tentations que suscite une relation plus sincère que les autres, la rupture sera proche, projetant Paul dans une fréquentation anxieuse de certains des lieux d’une géographie d’un amour disparu.
Un livre original et relativement sympathique.
Publié aux Editions L’Arbalète de Gallimard – 2018 – 126 pages

3.12.18

Isidore et les autres – Camille Bordas



Pas facile de trouver sa place quand on est le benjamin adolescent et sensible côtoyant cinq frères et sœurs tous surdoués. L’un se consacre entièrement à la pratique musicale et à la composition, accumulant les récompenses. Trois autres à des thèses sur des sujets abscons, tandis que la cadette avec laquelle Dory (le surnom du petit dernier) partage la chambre s’apprête à passer son BAC à treize ans. Un équilibre fragile avait été cependant trouvé du moins jusqu’au décès brutal du père d’une crise cardiaque.
Avec beaucoup de tendresse et un sens du détail et de la précision qui en réfère indéniablement au propre vécu de l’auteur, Camille Bordas nous plonge dans le corps et l’esprit d’Isidore. Voilà un gamin bouleversé par la disparition de la figure paternelle et qui tente de comprendre comment son petit monde va survivre à cette catastrophe. Un enfant intelligent lui aussi et prompt à déceler les minuscules fissures qui lézardent les vies jusqu’ici bien rangées des membres d’une famille pas comme les autres. Car chacun, de manière silencieuse et pudique, tente de survivre. La sœur aînée en se plongeant dans un doctorat à Chicago (ville ô combien signifiante puisque c’est là-bas que vit et travaille Camille Bordas). Une autre en enchaînant une deuxième thèse comme un prétexte à fuir la nécessité de trouver sa place dans la société. Un des frères pour sa part observera avec la minutie d’un anthropologue la façon dont la cellule familiale se transforme après le décès du père. La mère comble l’absence de l’époux en écoutant Isidore lui lire des livres le soir dans sa chambre avant de s’endormir, créant une troublante intimité aux relents vaguement intrigants.
Isidore quant à lui avance cahin-caha sur le chemin formant le passage de l’adolescence à l’âge adulte, souvent guidé par son propre instinct et sa propre logique. Cela passera par la découverte de l’amour sans amour, par la tentative maladroite et drôle de trouver à sa mère un nouveau compagnon via un site de rencontre sur internet. Mais, surtout, en devenant le confident et l’observateur qui mûrit à grande vitesse de tous les membres de sa propre famille en pleine perdition.
Camille Bordas signe ici un roman profondément touchant, juste et qui réussit le tour de force de nous faire rire aux éclats de situations pourtant particulièrement dramatiques.
Publié aux Editions Inculte – 2018 – 414 pages

26.11.18

Camarade Papa – Gauz



On se souvient du premier roman de Gauz « Debout-Payé » qui nous plongea au cœur des pensées et des déboires d’un Africain émigré à Paris tâchant de survivre en acceptant de devenir vigile chez Sephora. Un roman qui fit sensation et révéla une caractéristique essentielle de son auteur : une capacité à inventer des mots, déformant sens et syntaxe pour produire des images frappantes et poétiques. Un monde pour faire de l’ordinaire un extra-ordinaire.
Prenant son temps, Gauz nous revient quatre ans plus tard avec un deuxième roman qui continue de faire sienne, en partie, la formule magique de la réussite. Cette fois-ci, nous voici sur les traces de deux personnages que rien ne relie si ce n’est un continent, l’Afrique, à presque un siècle de distance.
Le premier est un enfant vivant à Amsterdam. Depuis que sa mère est partie pour vivre l’utopie d’une révolution socialiste dans l’un de ces Etats africains en proie perpétuelle à des révolutions plus ou moins sanglantes, c’est son père, militant communiste rouge foncé, ultra de la doctrine marxiste-léniniste qui est chargé de son éducation. Du coup, voici un gamin endoctriné par un père devenu « Camarade-Papa » et qui tente de décoder le monde en y appliquant une combinaison aussi drôle que pleine de contresens de schémas conceptuels inappropriés doublés de formules où les mots se déforment et s’assemblent pour donner une signification inattendue aux observations. On comprend du coup la difficulté pour cet enfant de s’intégrer, difficulté qui ne fera qu’augmenter lorsque son père, trop occupé par ses activités politiques, l’enverra auprès de membres de la famille dont le môme ne sait rien restés en Afrique, un monde dont il ne comprend pas plus le fonctionnement.
Alors que l’enfant est confié aux mains d’éducateurs chargés de le désendoctriner, un siècle plus tôt un jeune Français blanc décide de quitter sa Creuse natale pour se lancer dans l’aventure coloniale africaine. Malgré sa méconnaissance absolue de l’art militaire, des sciences économiques, des ruses politiques, il deviendra bientôt l’un de ces rescapés qui survécurent aux dysenteries, fièvres jaunes et autres serpents venimeux qui décimèrent les occidentaux aventureux à une époque où les antibiotiques n’étaient même pas un concept. Son secret sera d’apprendre la langue locale et ses tournures si peu communes aux us européens. Il deviendra alors l’incontournable maillon entre deux cultures dont l’une cherche impunément à abuser de la naïveté et de la générosité de l’autre.
Tandis que l’un doit se défaire d’une langue doctrinaire et de formules erronées qui l’empêchent d’être au monde, l’autre s’approprie une langue en vue de s’approprier un monde nouveau et d’y faire flotter le drapeau de la mère-patrie. Gauz confirme avec ce deuxième ouvrage son talent de conteur et sa capacité à nous plonger au cœur de l’extra-ordinaire.
Publié aux Editions Le Nouvel Attila – 2018 – 256 pages

19.11.18

L’arbre monde – Richard Powers



La multiplication des ouvrages scientifiques ou fictionnels sur les arbres laisse penser – et espérer – qu’apparaît un début de prise de conscience collective sur l’urgence à approfondir notre connaissance de l’univers fascinant de nos forêts, du mode de vie éminemment élaboré mis au point par les arbres au cours de dizaines de milliers d’années et du rôle essentiel qu’ils jouent pour assurer notre survie. Une urgence qui se fait pressante alors que notre planète est en surchauffe à tous points de vue et menace de rendre la vie impossible à ces cupides humains qui prétendent s’arroger tous les droits au mépris des principes fondamentaux garantissant le fragile équilibre qui a jusqu’ici rendu la beauté du monde que nous connaissons encore possible.

On l’aura donc compris, le dernier roman de Richard Powers est délibérément militant. C’est un appel, un cri presque à nous sortir de la spirale infernale qui ne peut mener qu’à notre propre destruction rapide désormais et à celle de l’essentiel des formes de vie qui nous entourent.

Organisé en quatre parties aux titres évocateurs (racines, tronc, cime et graines), le roman nous plonge au cœur de l’existence de neuf personnages principaux. Chacun mène une vie indépendante des autres dont il ignore jusqu’à l’existence. Mais tous et toutes, à sa façon, vont recevoir  un cri d’appel désespéré des arbres pour que l’humanité cesse de s’accaparer les terres boisées et de détruire massivement la formidable diversité forestière pour la transformer tantôt en nouvelles surfaces cultivables vite épuisées, tantôt en lotissements aussi laids que prétentieux, tantôt en zone de replantation d’une seule et même espèce destinée à être coupée au plus vite.

Tous choisiront, de façon plus ou moins directe, plus ou moins violente aussi, de répondre à cet appel. Certains en rejoignant des groupes d’activistes offrant au sens propre leurs corps comme ultimes remparts aux tronçonneuses et machines géantes destinées à venir à bout des arbres les plus immenses et résistants que la terre ait jamais porté. D’autres étudieront scientifiquement ce monde encore mal connu encourant les foudres de leurs pairs lorsqu’ils oseront laisser penser et prouver que les arbres ont mis au point d’infinis systèmes de communication d’une sophistication jusqu’ici inimaginable. D’autres encore imagineront sauver le monde en inventant un univers parallèle, purement numérique, destiné d’abord à fuir le monde réel de plus en plus insupportable avant que de devenir un moyen d’éducation et de prise de conscience de la résistance à opposer à un système économique et politique qui ne peut mener qu’au suicide collectif.

Au moment où l’épouvantable Trump accuse, une fois de plus sans la moindre démonstration et en dépit de la réalité objective, le défaut d’entretien des forêts californiennes pour justifier les terribles incendies qui ravagent la Californie pour, sans doute les cendres à peine refroidies, confier la gestion forestière aux mains avides d’entreprises n’ayant comme seul objectif que de faire de l’argent sans se soucier des conséquences écologiques et humaines, ce roman-cri trouve une résonnance encore plus particulière. On pourra certes parfois regretter certaines longueurs mais il n’en reste pas moins que la lecture de ce livre ne peut que nous encourager à réviser urgemment nos façons d’être au monde.

Publié aux Editions du Cherche Midi – 2018 – 533 pages

17.11.18

Frère d’âme – David Diop



Alfa Ndiaye et Mademba Diop ont vécu une enfance et une adolescence heureuses dans leur village natal au Sénégal au point de devenir plus que des amis : des véritables plus que frères, des frères d’âme. Alors, c’est ensemble que le chétif Mademba et le colosse Alfa vont s’engager dans les forces coloniales pour aller se battre dans les tranchées de l’épouvantable guerre de 14-18. Par amour de la patrie et par désir de revenir auréolés de gloire et riches.
Sur le terrain de bataille, ils veillent l’un sur l’autre, se battant au coude-à-coude jusqu’au jour où Mademba, jailli avant tous les autres de la tranchée pour monter à un nouvel assaut se fait traitreusement éventrer. Il mourra lentement, dans d’atroces souffrances, dans les bras d’Alfa. Dès lors, le colosse noir va sombrer dans une sorte de folie meurtrière, décidé à faire payer coûte que coûte aux ennemis d’en face la mort de son frère d’âme. Il ne s’agit plus de tuer pour survivre ou gagner quelques illusoires mètres d’un terrain dévasté, infesté de cadavres et de rats. Le but d’Alfa est de semer la terreur parmi les rangs allemands en éventrant froidement des victimes hors des temps de combat pour ramener ensuite une main accrochée au fusil ennemi en signe de trophée.
Cela vaudra au début gloire et reconnaissance au soldat Alfa. Puis, les mains s’accumulant, la peur, le dégoût et une forme d’ostracisme vont se faire jour. Car ce n’est plus de morts guerrières qu’il s’agit alors mais de froides vengeances, d’une pratique qui, s’apparentant à une forme de sorcellerie, protégeant son auteur des balles ennemies, terrifie ses compagnons d’armes.
Toute l’originalité et la force de ce premier roman tient dans la langue utilisée. Une langue colorée et imagée comme celle des griots africains, une langue qui, à force de formules sans cesse répétées, installe un rythme quasi-hallucinatoire rendant bien compte de l’abrutissement bestial qui prévaut chez ces soldats épuisés et en survie permanente. De plus, l’auteur parvient à faire remarquablement coexister le récit d’une guerre horrible, où toute joie semble avoir disparu, avec celui de la réminiscence des années africaines qui, elles aussi, comportèrent peines et joies. Car, désormais, toute la vie d’Alfa oscillera entre cette terre qu’il a quittée heureux et fier et celle qui a englouti son plus que frère Mademba et où lui, Alfa, a perdu son âme.
Au final, c’est un récit frappant et réussi que nous découvrons, un livre qui, par ses images choc, s’installera durablement et à part dans une littérature de genre aux titres aussi innombrables que les victimes du conflit qu’ils décrivirent.
Publié aux Editions Seuil – 2018 – 175 pages

12.11.18

Trois enfants du tumulte – Yves Bichet



Les années passant, on a tendance à oublier que la révolution de Mai 1968 ne se déroula pas qu’à Paris. Comme nous le rappelle Yves Bichet, c’est d’ailleurs à Lyon qu’elle prit un caractère dramatique. En effet, au cours de la nuit du 24 au 25 Mai, on déplora la mort du Commissaire René Lacroix officiellement victime d’un camion fou lancé sur le pont Lafayette par des étudiants en révolte. Un accident exploité par les forces de l’ordre et les médias à la solde du pouvoir pour réprimer avec violence ceux qui, jusque-là, avaient bénéficié d’un certain capital sympathie de la part de la majorité de la population.

Mêlant Histoire et fiction, Yves Bichet remet en selle bien des personnages de son opus précédent « L’Indocile ». On y retrouve Théo, désormais revenu de la guerre d’Algérie mais jamais remis d’avoir débranché son meilleur ami et compagnon d’armes, plongé dans un coma irrévocable. Et Mila, son amante révoltée dont Yves Bichet fait l’une des responsables de l’accident du pont Lafayette. Et puis Marianne, la mère de l’ami de Théo et l’ex-amante de celui-ci avant de devenir l’une des collaboratrices proches et la maîtresse du Maire de Lyon, Louis Pradel, surnommé « zizi-béton » pour sa collection d’aventures et sa frénésie à bétonner sa ville.

Ce qui intéresse l’auteur c’est de nous montrer des paumés de l’Histoire, des petits prêts à prendre de gros risques pour se jeter dans une mêlée dont ils ne comprennent pas vraiment les enjeux. Des hommes et des femmes en marge, incapables de trouver leur place dans une société qu’ils rejettent. Des êtres qui, une fois les slogans et les illusions du Printemps 68 oubliés, continueront de penser que seules radicalisation et violence seront capables d’instaurer un ordre nouveau.

Derrière ces parcours voués d’avance à l’échec parce que suicidaires, c’est aussi aux petits secrets de l’Histoire officielle qu’entend s’attaquer Yves Bichet. On y apprendra ainsi la vérité sur la mort d’un commissaire qui n’avait d’une part rien à faire là où il se trouvait et qui, de plus, ne succomba pas à un accident comme le fit croire la parole officielle. On y observera aussi un Président de la République totalement dépassé au point de s’enfuir en Allemagne en catimini pour y chercher conseils et aide de celui qui avait maté l’Algérie, le Général Massu. Histoire de France et histoires personnelles finissent par s’entremêler pour former un roman enlevé, assez intéressant sans pour autant apparaître comme indispensable.

Publié aux Editions Mercure de France – 2018 – 263 pages

26.10.18

Invasion – Luke Rhinehart



Luke Rhinehart s’était fait connaître par un roman coup-de-poing, l’homme-dé. Un homme qui jouait toutes les décisions de sa vie à coups de dés, laissant le hasard décider jusqu’à sombrer dans la folie la plus complète. Un roman original, d’une assez grande violence psychologique qui interpelait et qui fit grand bruit.
On retrouve certains de ces ingrédients dans le dernier gros opus de l’auteur. Imaginez un instant qu’une étrange boule ressemblant à un ballon de basket recouvert de poils saute tout à coup en pleine mer sur le toit de votre bateau de pêche. Non content de ce premier exploit, l’étrange créature fait bientôt preuve d’une agilité et d’une capacité de métamorphose absolument prodigieuse. Il n’y a plus de doute : un premier extra-terrestre vient de débarquer sur terre. Un fait qui sera bientôt étayé par le repérage un peu partout dans le monde d’autres de ces créatures ne laissant dès lors plus planer le moindre doute.
Pour la NSA et la CIA (le roman se déroulant essentiellement aux Etats-Unis), c’est une certitude que ces envahisseurs ont par définition des intentions hostiles d’autant plus qu’elles ont la capacité à apprendre le langage humain et à pirater les systèmes informatiques avec une facilité proprement stupéfiante. Pourtant les bestioles n’ont qu’un seul but qui est aussi leur raison d’être : jouer et s’amuser. C’est la raison pour laquelle elles passent en réalité leur temps à naviguer de planète en planète au sein des infinies galaxies pour inventer de nouveaux jeux leur permettant de se mesurer aux habitants locaux.
Un mode de vie inenvisageable et inadmissible pour les Conservateurs américains au pouvoir, leurs agences de renseignement et leurs forces militaires déterminés à exterminer coûte que coûte ce qu’ils ne tardent pas à qualifier d’atteinte aux intérêts supérieurs américains. On n’hésitera plus dès lors à faire voter des lois de plus en plus absurdes pour justifier de l’arrestation et de l’élimination des petites boules de poils qui font la joie des petits et des grands.
Sur cette base, Luke Rhinehart concocte un roman où l’on rit à la fois beaucoup et où l’auteur exprime sans guère prendre de gant tout le mal qu’il pense du mode de vie de son pays, de son attitude hégémonique, de la façon dont les foules sont manipulées, du pouvoir néfaste des média, de la catastrophe écologique, économique et sociale vers laquelle nous courons tout droit du fait de l’incroyable stupidité et cupidité du pouvoir politique américain actuel.
Derrière la grosse farce en première lecture se glisse en permanence une forme d’appel à se réveiller et à se révolter contre un système qui ne peut que conduire au suicide collectif. C’est un pamphlet au vitriol que nous livre en réalité Luke Rhinehart.
Publié aux Editions Aux forges de Vulcain – 2018 – 530 pages

13.10.18

L’amas ardent – Yamen Manai


Voici un roman qui a convaincu bien des jurys littéraires : Prix Comar d’Or, Prix des cinq continents de la Francophonie, Grand Prix du Roman Métis, Prix Maghreb de l’ADELF et enfin Prix Lorientales 2018. A cela sans doute une raison essentielle : un récit en forme de conte oriental aux sens multiples servi par une écriture simple et assez lumineuse.
Quelque part dans un pays de langue et de culture arabe qui pourrait porter bien des noms qui font la douloureuse actualité, deux drames viennent troubler profondément un équilibre instable. Drame d’abord personnel mais à la portée universelle cet apiculteur, le Don, un ascète qui ne vit que pour le bien-être de ses chères abeilles avec lesquelles il entretient une relation d’une profonde osmose. Ce dernier vient en effet de trouver l’une de ses ruches totalement ravagée. Il ne tardera pas à découvrir que derrière les milliers de cadavres horriblement mutilés de ses insectes adorés se cache un redoutable prédateur : le frelon asiatique arrivé dans les malles du tout nouveau détenteur du pouvoir. Avec ce dernier, porté par une révolution qui fit tomber de façon violente le précédent tyran pour porter à sa place un personnage aux mœurs délétères sous couvert de stricts préceptes religieux, ne va pas tarder à s’annoncer une nouvelle menace. Celle des fous de Dieu, ces barbus armés jusqu’aux dents qui sous le fallacieux prétexte de la charité dissimulent à peine une seule ambition : placer sous leur coupe tout un pays en égorgeant et supprimant toutes celles et ceux qui tenteraient de s’opposer à leurs velléités.
Deux luttes à mort s’engagent alors. Celle du Don qui n’aura de cesse de traquer le redoutable frelon et de trouver une parade permettant à ses abeilles de résister. Ce sera l’amas ardent, une technique mise au point par les abeilles japonaises qui forment au-dessus du prédateur venu reconnaître la ruche à attaquer un amas dont la température s’élève alors jusqu’à tuer le frelon ennemi, juste en-dessous de la température de survie des abeilles elles-mêmes. L’autre combat qui lui aussi va nécessiter de se regrouper pour vaincre sera celui d’une société crédule ayant porté le Mal absolu en son sein en croyant naïvement à son propre bien-être.  En effet, depuis que les barbus fanatiques ont pris le pouvoir, la vie est devenue un véritable enfer. Deux combats qui finiront par se rejoindre lors d’une scène finale aussi terrifiante que symbolique.
Sans être un roman de première importance, le livre ne manque pas de nous interpeler sur les risques de toute dérive alors que le monde entier semble peu à peu basculer vers toutes les formes d’extrêmisme porteuses, par définition, de beaucoup plus de maux et de désastres que d’illusoires bienfaits promis aux crédules et aux naïfs. A méditer…
Publié aux Editions Elyzad – 2017 – 231 pages

11.10.18

Saint Salopard – Barbara Israël


Une fois mort, on peut choisir de ne retenir que le meilleur ou au contraire régler ses comptes avec celui ou celle qui n’est plus. Dans ce brillant roman de Barbara Israël, ce sont tous les défunts d’une époque révolue qui sont convoqués dans un échange épistolaire imaginaire et posthume entre Maurice Sachs et certains des personnages, parmi les plus célèbres, qu’il aura côtoyés. C’est la France des années vingt à quarante qui soudainement reprend vie sous nos yeux.
Juif, abandonné dès sa naissance par son père, délaissé par une mère qui ne pensait qu’à dilapider sa fortune provenant d’un héritage, Maurice Sachs dut fondamentalement se construire tout seul au gré des pensionnats où il échoua. Intelligent, surdoué même, il fut l’auteur de plusieurs romans qui soit ne trouvèrent jamais leur public soit furent publiés à titre posthume sur la pressante insistance de sa mère revenue exprès de Londres pour mettre la main sur une source de revenus qui lui faisait cruellement défaut troquant les pleurs pour son enfant défunt qu’elle avait secs pour les à-valoir qu’elle arrachait férocement à un Gallimard qui n’en revenait pas.
C’est que la famille fut experte en détestation et outrages en tous genres. Passons le père qui prit très vite la tangente pour filer le parfait amour avec une autre et lui faire un enfant dont jamais la première famille n’eut connaissance. Passons encore la mère qui se souciait avant tout de sa garde-robe et de ses bijoux en collectionnant les chèques en bois et les fournisseurs impayés.
Attardons-nous sur le salaud intégral que fut Maurice Sachs. Juif, il se mua en séminariste pour embrasser la foi catholique. Une foi qu’il trahit bien vite en étant démasqué pour avoir eu des relations coupables avec un jeune garçon confié à ses bons soins. Cultivé et brillant, il ne tarda pas à entrer dans le cercle du Paris intellectuel et artiste. Cocteau, Max Jacob furent de ses amants. Gide son mentor, et Violette Leduc son amoureuse éconduite tandis qu’il se finançait avec les fonds que lui avait confiés Coco Chanel en vue de lui constituer une extraordinaire bibliothèque. Voleur, escroc, manipulateur il se fit collabo sous l’occupation allemande, dénonçant certains des Français avant que d’être à son tour emprisonné par ses amis et amants nazis et tué d’une balle dans la nuque après qu’il eut refusé de continuer à marcher dans un convoi de prisonniers. Encore que cette thèse fut contestée par Julien Green qui affirma l’avoir rencontré et reconnu par hasard, trois ans plus tard.
Alors, entre tout ce petit monde passé de vie à trépas, le fiel coule à pleine plume, chacun réglant ses comptes à sa façon. Avec intelligence, Barbara Israël donne la parole à une galerie de stars (Coco Chanel, Cocteau, Max Jacob, Gide entre autres) en retrouvant le style et la langue de ces gloires qu’elle n’hésite pas au passage à faire descendre des piédestaux où l’Histoire les a placés. C’est d’une férocité, d’une culture, d’une justesse absolument remarquables au point d’en faire un récit au charme nauséabond et mortel. Un délice dans son genre !
Publié aux Editions Flammarion – 2017 – 203 pages


21.9.18

Nos souvenirs sont des fragments de rêve – Kjell Westö



La littérature finlandaise reste assez largement ignorée dans nos contrées. Il faut dire que ce petit pays (par sa population) a la caractéristique de disposer de deux langues officielles : le finnois et le suédois puisque la Finlande fut pendant fort longtemps rattachée à la couronne suédoise. Kjell Westö est l’un des auteurs contemporains majeurs d’expression suédoise et le retrouver dans son dernier roman récemment traduit réserve un immense plaisir.
L’auteur aime installer ses récits dans le temps et l’Histoire. Ici, c’est un demi-siècle, démarrant au début des années soixante qui sert de cadre. Un temps commencé dans l’enfance où le narrateur, anonyme, issu des classes sociales moyennes va devenir le meilleur ami d’Alex Rabell, le fils d’une dynastie d’entrepreneurs. Et puis, à côté d’Alex, brillant et manipulateur, prêt à tout pour parvenir à ses fins, il y a sa sœur cadette Stella, une jeune fille douée et lumineuse. Alors, forcément, une fois adolescents, Stella et le narrateur vont  devenir amants. Un de ces amours passionnés, dévorants, fusionnels qui vous transcendent et vous détruisent. Un amour qui durera toute la vie avec des périodes de séparation et une relation qui se transformera au fil de l’âge.
Mais, au-delà de cette histoire d’amour autour de laquelle se structure tout le roman, c’est l’histoire d’un pays et d’une nation en pleine mutation qui se déroule sous nos yeux. Un pays qui fut en proie à la guerre civile au début du vingtième siècle, avant que d’avoir à combattre ses encombrants voisins allemands ou russes. Un pays qui connut un essor économique rapide avant de sombrer dans une crise économique qui faillit le laisser exsangue. Celle aussi d’une nation qui n’échappe pas aux conséquences terroristes avec son lot d’actes insensés et de réfugiés qu’il s’agit d’accueillir et d’intégrer avec plus ou moins de succès.
A vouloir traiter tant de thèmes, le danger était grand de s’éparpiller voire de perdre le fil du récit. Rien de tout cela cependant grâce aux personnages attachants, très léchés, très vrais. Leurs doutes sont ceux qu’engendrent les temps actuels. Leurs actes sont ceux dictés par les murs dressés par les classes sociales dont ils sont issus et dont il reste difficile de se départir. Tous n’ont de cesse que d’avancer regardant d’un œil l’avenir de l’autre leurs souvenirs comme autant de fragments de rêve éparpillés, distordus ou tout simplement à jamais perdus dans ce qui forme la réalité avec laquelle il faudra bien composer. Il y a de la beauté dans ces pages qui filent lentement comme les saisons qui rythme vie et lumière plus que partout ailleurs.
Au final, voici six-cents pages qui filent paisiblement et procurent un plaisir protéiforme. Assurément un très grand roman.
Publié aux Editions Autrement – 2017 – 593 pages

14.9.18

Fay – Larry Brown



Larry Brown n’aime rien tant que les perdants surtout s’ils viennent du Sud profond et ont un penchant marqué pour l’alcool, sous toutes ses formes, pourvu qu’il abrutisse pour estomper le contour de ce qui serait autrement trop difficile à accepter en l’état.
Pour une fois, c’est à un personnage féminin qu’il va donner le rôle central. Fay est une jolie fille de dix-sept ans, de celles dont les formes et le charme naturel attirent les regards et les sifflements des gars dans la rue. Mais cela, Fay ne le sait pas encore car elle vit depuis toujours dans une cahute au fond des bois au sein d’une famille de gueux. Ne supportant plus un père alcoolique qui a tenté de la violer à plusieurs reprises, une mère dépressive et psychologiquement absente et les travaux des champs qui usent le corps et l’esprit plus vite que le temps qui passe, elle décide de s’enfuir.
La voici sur les routes, déjouant de justesse les pièges dans lesquelles une jolie auto-stoppeuse pourrait facilement tomber. Recueillie par un flic en patrouille sur la highway, elle va trouver chez celui-ci et son épouse un nouveau foyer dans une jolie maison au bord d’un magnifique lac. Tout paraît idyllique. Ce serait oublier à quel auteur on a affaire car, bientôt, le drame se prépare.
Combinant malchance et manque de clairvoyance, Fay va dériver d’une route qui semblait apaisée. A chaque moment crucial, entre toutes les décisions possibles, elle choisira la plus mauvaise, celle qui la mènera toujours plus bas, la poussera toujours plus vers des hommes peu recommandables et qui voudront immanquablement faire de cette jolie poupée leur jouet docile. Sauf que la beauté est celle du diable car Fay n’a ni froid aux yeux ni manque de caractère. Du coup, le cadre bucolique qui berce sournoisement la première partie du roman volera brutalement en éclats pour laisser place à tout ce que l’humanité combine de pire : trafics en tous genres, proxénétisme, alcoolisme omniprésent, meurtres et manipulations transformant le périple de la belle en véritable descente aux enfers.
L’épilogue, glaçant, nous confirme que Larry Brown a un faible pour les perdants, pour celles et ceux qui seront toujours rattrapés par une sorte de malédiction atavique, une poisse qui colle à la peau. Merci, une fois encore, aux éditions Gallmeister de nous faire découvrir ce romancier américain majeur.
Publié aux Editions Gallmeister – 2017 – 545 pages

6.9.18

Le déjeuner des barricades – Pauline Dreyfus



Il fallait une bonne dose de culot et de documentation informée pour oser ce roman aussi original que croustillant. Du côté de la rue du Mont-Thabor, rien ne va plus à l’Hôtel Meurice en ce mois de Mai 1968. Pensez donc, à l’instar de cette agitation bruyante et inquiétante qui secoue la rive gauche de la Seine portant les étudiants à affronter les forces de l’ordre à coups de barricades et de slogans ravageurs, voici que le personnel de tous les palaces parisiens s’est mis en grève. Au Meurice il vient d’être décidé de l’éviction du Directeur pour goûter au plaisir un peu effrayant de l’autogestion.
Une situation insensée et impensable pour un monde habitué aux pas feutrés, au luxe et au service hyper-personnalisé. Un casse-tête aussi alors que la milliardaire Florence Gould, qui vit sur place dans une suite à l’année, doit organiser son traditionnel déjeuner au menu aussi immuable que peu appétissant afin de remettre le Prix littéraire Roger Nimier. Annuler est inimaginable envers une si bonne cliente habituée à distribuer de généreux pourboires à longueur de temps.
Comment faire pour convaincre le personnel de maintenir à ce qui s’apparente typiquement à l’une de ces traditions bourgeoises que l’air du temps a entrepris de mettre à bas ? Comment, une fois l’accord arraché, concocter un menu pour une fois fastueux et qui sera en réalité un acte révolutionnaire implicite alors que Paris commence à manquer de tout ? Cette année le lauréat est un jeune romancier, un grand jeune homme maigre, timide, rêveur et malhabile à s’exprimer. Un certain Patrick Modiano pour son premier roman « La place de l’étoile ».
Réunir une tablée comportant une vingtaine de convives de qualité est une gageure lorsque les invités déclinent les uns après les autres, préférant surveiller leurs coffres-forts en Suisse plutôt que de s’aventurer dans une ville en pleine révolution. Alors pour compléter ceux qui auront bravé les manifestations, ces quelques académiciens, auteurs, éditeurs tous plus réactionnaires les uns que les autres, on aura l’idée de convier Dali et Galia qui occupent avec faste et ostentation l’une des suites du Meurice ainsi qu’un obscure Notaire de Province. Ce sera le déjeuner des barricades perpétuant une tradition bourgeoise envers et contre tout, un acte inconscient de résistance mais surtout, un moyen de se reconnaître comme étant du même, et bon, monde.
Pendant que Paris s’échauffe et que le gouvernement menace de tomber aux mains des Rouges ou pire des anarchistes, tout ce petit monde continue de tourner en rond dans un entre-soi aussi superficiel que détestablement hypocrite. De petits drames personnels se jouent alors que l’avenir du pays est en jeu. Car, au fond, presque aucun des convives n’a cure ni de l’auteur ni de la milliardaire que l’on ne se prive d’ailleurs pas de railler dans son dos. Seul compte de figurer comme un invité distingué de la masse.
Cela donne un roman hilarant, décapant et qui nous donne à voir une page véridique de la petite histoire au moment où la France menaçait de vaciller. Un tour de force littéraire qui mérite un grand coup de chapeau !
Publié aux Editions Grasset – 2017 – 232 pages

1.9.18

L’appel du fleuve – Richard Olen Butler



On sait que Richard Olen Butler est, sa vie durant, resté hanté par les images de cette période passée au Vietnam où il fut interprète pour l’armée américaine. Toute une partie de son œuvre est ainsi consacrée à des récits où imaginaire et réminiscences s’entrecroisent. Son dernier roman, « L’appel du fleuve », s’inscrit en partie dans cette veine même s’il se situe en réalité dans un cadre formel beaucoup plus large.
Comme Butler lui-même, Robert Quinlan est arrivé au seuil de la vieillesse. Âgé de soixante-dix ans, il continue d’enseigner l’histoire américaine du XXème siècle dans une université secondaire de Floride. Une vie en apparence tranquille et aisée passée au côté de la femme, son épouse, elle-même professeur en sémiologie dans la même université, qui l’accompagne depuis près d’un demi-siècle. Derrière ces apparences se cachent en réalité des terreurs, des hontes, des conflits qui parce qu’ils n’ont jamais été réglés et qu’il s’est évertué à les refouler le plus soigneusement possible empoisonnent sa vie, transformant certaines nuits en cauchemars, provoquant des bouffées d’angoisse sans crier gare.
Il suffit le plus souvent d’un rien pour remettre en branle la machine à culpabilisation. Ce soir-là, alors qu’il dîne dans un restaurant bobo avec son épouse, ce sera le regard échangé avec un SDF suivi d’une invitation de Robert à ce dernier à venir se servir à ses frais qui sera le déclencheur. Tout cela parce que le clochard fait penser à un ancien militaire, un vétéran comme l’est lui-même Richard. Or dès que le souvenir de l’armée est évoqué, Richard repense à ces années passées au Vietnam où il s’engagea comme volontaire dans une fonction a priori lui garantissant d’être tenu loin du front. Des années de plaisir avec son premier amour, la jeune et belle Lien. Des années qui finirent aussi dans la souffrance et l’humiliation lorsque, pour sauver sa peau lors de l’offensive du Têt, il dut froidement tuer un homme.
Dès lors, Richard Olen Butler nous plonge dans l’inconscient de personnages dont les vies et les destins se croisent à distance. Quinlan se débat avec ses souvenirs du Vietnam jamais avoués et une relation avec un père mourant pleine de non-dit, d’incompréhension, de crainte et de détestation. Le SDF quant à lui vit un délire schizophrène qui fait surgir un père terrifiant avec lequel une guerre permanente semble se livrer, transformant chaque nouveau visage croisé en une menace potentielle. Quant au frère de Quinlan, il a fui un père militariste encore ancré dans son passé de soldat au service de Patton lors de la Deuxième Guerre Mondiale, pour échapper à conscription qui l’aurait envoyé dans la jungle vietnamienne. Une fuite jamais cicatrisée et qui laisse, un demi-siècle plus tard, une famille en morceaux. Dès lors, il faudra pour chacun trouver un moyen de tuer le père, symboliquement parlant, afin de faire sauter un barrage mental qui inhibe tout travail de pardon à soi-même, aux autres et de reconstruction.
Richard Olen Butler signe là un roman magnifique, adroitement construit, sautant en permanence dans la psychée de ses personnages pour amener un dénouement en forme de coup de poing seul capable de faire briser les lignes.
Publié aux Editions Actes Sud – 2018 – 271 pages

25.8.18

Un petit boulot – Iain Levinson


Difficile de s’en sortir quand, comme Jake Skowran, on a perdu son travail depuis que l’usine qui employait une bonne partie de la ville américaine où il réside a fermé pour être délocalisée au Mexique. Surtout si les factures s’accumulent et que les expédients consistant à gager ou vendre ses maigres biens les uns après les autres s’évanouissent. Alors trouver un boulot, n’importe lequel, devient d’autant plus vital que Jake a en parallèle accumulé une grosse dette en paris sportifs.
Du coup, lorsque le mafieux local faisant office de bookmaker et de pourvoyeur de drogues en tous genres lui propose de tuer sa femme, Jake n’hésitera guère avant d’accepter. Le voici donc devenu en un rien de temps tueur à gage doublé d’un job de nuit sous-payé dans une station-service de la zone locale. Une fois son premier contrat exécuté, Jake va rapidement à la fois se révéler comme un véritable homme de l’art ainsi que comme un gars décidé à ne plus se laisser marcher sur les pieds quitte à flinguer à tout-va pour son propre compte.
Derrière ce portait souvent assez drôle d’un faux méchant c’est celui de l’Amérique des laissés pour compte et des petits que dresse Iain Levinson. L’Amérique qui galère pour s’en sortir, celle qui vit ou plutôt survit dans des banlieues où il ne fait pas bon de s’aventurer. Celle des baraques laissées à l’abandon faute de pouvoir les rembourser, des petits truands qui vous pourrissent la vie, celle des bars de seconde classe où descendre les bières les yeux dans le vide devient un luxe que de moins en moins de fauchés sont capables de se payer. Un polar au vitriol mais qui porte un regard plein d’une certaine tendresse envers ceux qui sont frappés d’ostracisme.
Publié aux Editions Liana Levi – 2003 – 211 pages

22.8.18

Massif Central – Christian Oster



On sait que, roman après roman, Christian Oster applique avec un succès certain une même recette dont seuls les ingrédients et le dosage changent. Face à un problème ou une difficulté quelconques, son personnage masculin central, sorte d’avatar démultiplié à l’infini d’un seul et même personnage, fuit et prend la route. La destination, les étapes, les moyens de transport changent. Mais toujours surgit cette saisissante combinaison de hasards, d’indécision, de rencontres avec des personnages eux-mêmes flottants qui fait le sel et le charme d’un auteur qu’on aime particulièrement.

Cette fois-ci, Paul semble craindre sans raison apparente un certain Carl Denver. Un critique de cinéma auquel il a piqué sa femme Maud dont il vient cependant à son tour de se séparer après une année ou deux de vie commune. Entre le spleen de la rupture amoureuse, l’échec d’une carrière d’architecte brutalement arrêtée et une personnalité qui erre sans cesse entre indécision et procrastination, Paul va mal et est obsédé par Carl Denver dont il est persuadé qu’il veut lui nuire pour se venger.

Solution la plus simple selon Oster : fuir et mettre le plus de distance possible entre Paul et Carl. Cette fois, ce sera le Massif Central à l’occasion des obsèques d’un ami lui aussi architecte. Commence alors une série d’étapes ponctuées de hasards et de rencontres planant sans cesse entre le loufoque et l’inquiétant. Un périple en forme d’indécision constante, semé de messages sybillins où Paul pense progresser en reculant sans cesse tandis que la présence fantasmée ou réelle de Carl Denver semble se faire de plus en plus pressante.

Christian Oster signe un de ses grands romans dont il a le secret. C’est à la fois jubilatoire, disgressif, ponctué de réflexions qui en entraînent d’autres un peu à la manière de Jaenada. Et la fin nous réserve une énorme surprise pour couronner le tout !

Publié aux Editions de l’Olivier – 2018 – 155 pages

19.8.18

La fille des Louganis – Metin Arditi



C’est en 2007 que Metin Arditi publiait son quatrième roman avec « La fille des Louganis ». Un roman en forme de tragédie grecque moderne.
Poussés par la grande crise mondiale, les frères Louganis sont arrivés ensemble à l’aube des années trente sur l’île de Spetses au large du Pirée. Ils s’y sont installés comme pêcheurs et s’y sont mariés. Deux enfants naquirent : Aris, beau comme un dieu grec et la douce Pavlina. Tout semblait aller au mieux dans ces petites vies de petites gens jusqu’au jour où les deux frères disparurent en mer sautant sur un pain de dynamite. Ce n’était pas un accident mais un crime doublé d’un suicide, l’un des frères venant de comprendre que celle qu’il pensait être sa fille n’était pas de lui mais de son frère.
Lorsque des années plus tard, Pavlina se retrouvera enceinte de celui qu’elle pense être son cousin, la malédiction se poursuivra. Tout sera mis en œuvre pour que le bébé, fruit d’un inceste qui s’ignore, soit adopté par une riche famille et séparé de sa mère dès sa naissance.
Tout au long de son roman Metin Arditi explore quatre thèmes principaux. Celui de l’amour souvent impossible ou interdit pour tous ces personnages qui semblent en manque de tendresse et en recherche permanente d’un corps susceptible de leur donner ces vertiges indispensables à leur équilibre. Celui de l’homosexualité masculine qui poussera Aris au suicide par un mélange de dépit amoureux, de désespoir et de rage vengeresse. Celui de la séparation : séparation des épouses de leurs maris morts de façon violente, séparation de la mère et de son enfant transformant le reste de sa vie en une quête permanente, compulsive et destructrice d’une fille dont elle ne sait rien et dont elle cherche les traits et les traces partout en en tous lieux. Celui du secret enfin dont les pans multiples se dévoilent peu à peu à tous ces personnages qui, malgré eux, détiennent une part d’un lourd fardeau dont ils ne parviennent à se délivrer pour la plupart qu’avec leur mort.
Malgré sa construction solide, « La fille des Louganis » n’est pas le meilleur roman de l’auteur. La faute à des personnages souvent caricaturaux ou stéréotypés. La faute aussi à une histoire qui accumule les drames et dont la conclusion, qui offre enfin une fenêtre d’un autre possible, semble toutefois assez peu crédible.
Publié aux Editions Actes Sud – 2007 – 238 pages

6.8.18

Dans le ventre du loup – Héloïse Guay de Bellissen



Parfois, la réalité est plus terrible que celle imaginée. C’est un peu la découverte que va faire l’auteur lorsque son père lui remet un dossier sans la moindre explication. Un dossier au contenu effrayant, occulté par toute une famille qui s’est claquemurée dans une omerta collective pour survivre. Héloïse comme les autres mais, elle, sans le savoir… ou plutôt sans s’en souvenir, l’inconscient étant ici à l’œuvre.

Le fond du dossier est aussi simple que terrifiant : Sophie, la cousine d’Héloïse, fut assassinée à l’âge de neuf ans par celui que l’on surnomma alors « le monstre d’Annemasse ». Un fait-divers au cœur des années quatre-vingt alors qu’Héloïse avait elle-même cinq ans. Pourtant, jusqu’ici, Héloïse pensait n’avoir aucun souvenir de cette cousine disparue dans d’atroces circonstances.

Partant à la découverte de l’épais dossier judiciaire au tribunal d’Annecy que lui met avec bienveillance à disposition le Procureur, Héloïse entreprend de renouer avec sa propre histoire qui est aussi celle de sa famille. Une enquête à distance sur des faits jugés et condamnés qui va faire remonter des images et des réminiscences profondément enfouies tout en expliquant certains faits troublants.

Une enquête qui nous met sur les traces d’un jeune homme qui fut lui-même, enfant, victime d’un pédophile. Un acte dont les parents s’évertuèrent à nier la réalité préférant le silence au risque de faire la une de l’actualité et de déranger une petite vie apparemment tranquille. Du coup, c’était faire entrer le mal dans le ventre du loup et nourrir une névrose chez un être sensible et intelligent qui, peu à peu, allait pousser la victime à devenir à son tour un agresseur récidiviste et homicide.

A l’aide de courts chapitres tous introduits par une citation d’un de ces multiples contes censés être pour les enfants bien que tous plus terrifiants les uns que les autres, tous laissant le loup meurtrier préparer ses pièges pour consommer ses proies, Héloïse révèle peu à peu ses découvertes. Sur sa famille, sur elle-même, sur le parcours d’un agresseur qui faillit ne jamais être coincé malgré un portrait-robot frappant de réalité qui fut établi de lui. Il en résulte un livre bouleversant sur les côtés sombres de l’enfance, sur la maltraitance, sur les lourds secrets de famille qui pèsent comme des chapes de plomb, sur la difficulté des enquêtes policières et judiciaires aussi où ténacité et coups de chance doivent souvent s’unir pour parvenir au but.

Publié aux Editions Flammarion – 2018 – 332 pages

28.7.18

Point cardinal – Léonor de Récondo



Comme elle l’avoue lors d’une interview, Léonor de Récondo avait peur d’écrire un roman inscrit dans notre époque. Elle nous avait ébloui d’une écriture magnifiquement ciselée avec le magique « Pietra viva » consacré à la face sombre de Michel Ange et confirmé son talent dans « Amours » nous plaçant au cœur de la vie d’une anonyme femme de chambre engrossée par son patron dans le tapage des années 1900.
Avec « Point cardinal », la romancière opère un complet changement de décor. Nous voici dans une ville moyenne quelque part en France. Une cité où vivent quantité de familles comme celle de François marié à Solange depuis vingt ans et père d’un garçon de seize ans et d’une fille de treize. Une famille sans histoire, unie, qui s’aime.
Mais, derrière les apparences se cache en réalité un profond tourment car Laurent, au fond de lui-même, s’est toujours rêvé en femme. Un rêve qu’il assouvit en cachette chaque dimanche où, sous le prétexte d’un entraînement sportif l’éloignant des siens, il se transforme en femme pour partager des moments d’enchantement dans un bar pour travestis. Mais en donnant un peu de prise à ses fantasmes, Laurent ouvre la porte à un autre possible. Celui de devenir véritablement femme. Un désir fou, irrépressible qui finira par éclater aux yeux de tous, famille et collègues, comme un coup de tonnerre aussi violent qu’inattendu.
Tout l’art de Léonor de Récondo est d’utiliser une langue simple et limpide pour illustrer la façon dont chacun vit et réagit à cette révélation. Plus Laurent devient celle qu’il a décidé de nommer Lauren, transformant son corps à doses d’hormones, s’habillant comme une femme, plus le genre de la langue se transmute. La grammaire et la syntaxe trébuchent passant volontairement du masculin au féminin, combinant parfois les deux dans une même phrase pour mieux exprimer l’irrémédiable transformation qui s’opère dans un bouillonnement plein de confusion et de joie.
Autour de Lauren qui s’assume, la famille vacille. Passant de la révolte à une acceptation résignée, l’épouse use de dérivatifs pour tenir le coup. Pour leur fille, Claire, ce sera une révélation faite d’admiration pour le courage d’un père qui ose aller au bout de ses décisions et les afficher envers et contre tous. Pour Thomas, l’heure de la révolte a sonné, précipitant la fuite d’un domicile parental devenu insupportable.
Seuls ne dévient pas Laurent/Lauren une fois la décision prise de se transformer totalement en femme. Ils sont le point cardinal, stable, d’un univers familial, professionnel et social dont les réactions précipitent chacun dans une nouvelle direction, remettant tout en cause.
Léonor de Récondo signe là une fois encore un beau roman, sobre, intelligent sur un thème qui aurait pu aisément sombrer dans la vulgarité. Rien de tel ici tant la pudeur y est constante. Tout est dit calmement, définitivement avec une force de conviction qui force l’admiration pour ceux qui décident de changer leurs corps à jamais, envers et contre tout. Un roman récompensé du Prix Etudiants Télérama – France Culture.
Publié aux Editions Sabine Wespieser – 2017 – 232 pages

23.7.18

Rupture – Maryline Desbiolles



La rupture, ce sera celle du barrage du Malpasset au-dessus de Fréjus, le 2 décembre 1959 emportant plus de quatre-cents habitants sous une vague culminant jusqu’à cent mètres de hauteur. Un barrage qu’aura contribué à construire François, un brave gars taiseux, sans histoire, venu de la vallée d’Ugine.
Mais derrière cette tragédie qu’évoquera l’auteur à la toute fin de son court roman et qui sert de fil conducteur se trouvent en fait une série ininterrompue de ruptures qu’évoque le plus souvent sobrement, voire de façon elliptique Maryline Desbiolles. Rupture d’un jeune garçon d’avec un père qui disparaîtra à jamais sans laisser de trace lors de la seconde guerre mondiale. Raflé, mort, enfui ? Nul ne le sait. Rupture avec son ami d’enfance René dont il partage la chambre alloué aux célibataires ouvriers venus travailler sur le barrage au fur et à mesure de la radicalisation communiste de son compagnon de chambrée. Rupture avec lui-même lorsqu’appelé sous les drapeaux en Algérie, il découvre la brutalité de la guerre et la folie des hommes. Rupture amoureuse avec Louise, une jeune femme rencontrée par hasard alors qu’il travaillait sur le barrage et avec laquelle il découvrit les joies des corps amoureux mais dont il ne retrouvera jamais la trace malgré l’attente et l’espoir de retrouvailles une fois de retour d’Afrique.
Au fond, la vie de François est comme ce barrage qu’il a contribué à édifier. Solide en apparence, paisible et rassurante jusqu’à ce que les circonstances (une pluie torrentielle continue pour l’ouvrage d’art, la guerre, les qui pro quo, les outrances pour l’homme) finissent par faire tout exploser provoquant alors d’irrémédiables ravages et destructions .
A son habitude, Maryline Desbiolles sait rendre compte de ces drames avec beaucoup de pudeur, de délicatesse et une certaine poésie aussi.
Publié aux Editions Flammarion – 2018 – 119 pages