3.3.18

Sigma – Julia Deck



La formule fut tournée en slogan : l’art est subversif. C’est donc pour éviter la propagation éventuelle de toute tentation d’un éveil révolutionnaire des consciences que pourrait susciter la contemplation active d’une œuvre d’art qu’une agence international secrète, Sigma, s’est constituée. Son but : traquer les œuvres potentiellement subversives aux fins de s’en saisir soit pour les cacher à jamais soit, plus subtilement, pour les dissimuler au sein d’expositions dont le but serait d’en affadir l’impact.
Quoi de mieux pour alimenter ce scenario à la Orson Wells que de se poser en Suisse, la patrie de l’espionnage selon John Le Carré ? Derrière les façades anonymes et étincelantes des demeures bourgeoises ou des grandes institutions financières se trament des complots, des drames et des manipulations. Le dernier objectif en date de l’agence Sigma : mettre la main sur une toile secrète, jamais exposée ni cataloguée mais dont une photographie semble prouver qu’elle fut bien en cours d’élaboration du peintre décédé Konrad Kessler.
Sur cette idée, Julia Deck élabore un récit où les références et les citations abondent, entremêlant les genres afin de mieux emprisonner son lecteur. Pour vaincre l’art et l’intellectualiser, il faut souvent le déstructurer, le désosser jusqu’à la moelle comme s’il s’agissait de le glacer pour mieux en figer le potentiel émotionnel. Il en va un peu de même dans l’exercice littéraire proposé ici tant il faudra se pencher en détail sur la construction du roman pour commencer à entrevoir le probable propos de son auteur.
Commençons par le titre « Sigma ». Une lettre qui est aussi un signe mathématique symbolisant la sommation, l’inclusion de toutes les variables. Or, c’est bien là le propos de l’agence éponyme qui vise à contrôler l’intelligentsia mondiale, n’hésitant pas à envoyer ses agents pour en faire les assistants apparemment dévoués des grands de ce monde. Derrière ces apparences règne une forme de terreur : celle du contrôle des humeurs et de la pensée, celle de la manipulation par petites touches insidieuses, celle de l’espionnage constant des moindres faits et gestes dont le compte-rendu forme la trame du roman. On pourrait s’attendre de la part de ces espions de formulations dépourvues de pathos. Il n’en est rien car c’est dans un style inattendu et fleuri, voire poétique, que s’expriment les agents du contrôle. Jusqu’à ce que trop d’humanité les conduise à une élimination physique ou sociale, c’est selon…
L’analyse des noms de la kyrielle de personnages montrera que le choix n’a rien du hasard. Julia Deck a des lettres et l’on retrouvera par exemple les codes de Kafka et de Buzzati derrière les deux K de Konrad Kessler. Bien des noms et prénoms font référence à Borges ou à Tarkovski (Stalker). Comme s’il s’agissait de déstructurer un roman dont le propos est de déstructurer l’art.
Déstructuration qui se poursuit en mélangeant théâtre et roman. Avant même de commencer le récit, l’auteur nous propose la liste des protagonistes avec leur rôle respectif à l’instar d’une pièce de théâtre. Pola Stalker, actrice, en pleine répétition de Marie Stuart use avec force de ses répliques pour lire et décoder un monde qui lui échappe et où un lourd secret fait d’elle la marionnette de sa sœur prête à tout pour s’arroger la toile de Kessler, objet de toutes les convoitises. Une scène qui aurait dû être celle d’un jeu de séduction entre Pola et Zante, le banquier suisse propriétaire de la toile en question en proie à une profonde dépression, se transforme en une série de répliques presque dignes d’une scène de Ionesco.
Au total, c’est un objet étrange, à la fois fascinant, intellectuellement brillant et un brin ennuyeux aussi, il faut bien l’avouer, qu’on nous propose ici. Un livre à tiroirs, une sorte de miroir de certains des travers de nos sociétés modernes où, sous couvert de démocratie, il s’agit en réalité de contrôler, d’espionner au risque de déraper. De simples dommages collatéraux certes, mais qui, comme le montrera une fin assez délirante, peuvent tourner au drame.
Publié aux Editions de Minuit – 2017 – 240 pages