26.6.18

Le poids de la neige – Christian Guay-Pouliquin



Christian Guay-Pouliquin, avec ce deuxième roman récemment publié en France, confirme qu’il aime écrire, de façon paradoxalement haletante, des histoires où il ne se passe rien. Un rien aux origines incontrôlables. Un rien qui rend alors tout possible.
Ici, trois causes se combinent pour rebattre toutes les cartes. Depuis des semaines, une gigantesque panne d’électricité s’est emparée d’un pays dont l’immensité parsemée de forêts impénétrables et de lacs profonds fait nécessairement penser au Canada dont est originaire l’auteur. Une panne d’autant plus inquiétante qu’elle survient au moment où la neige commence à tomber accumulant jour après jour des couches de plus en plus épaisses. Un homme encore jeune qui se rendait dans son village natal, après dix ans d’absence, pour visiter son père a été victime d’un grave accident de la route. Sauvé de justesse par ceux de son village qui l’ont reconnu, il est confié aux soins d’un inconnu, lui aussi échoué dans ce village isolé de tout et dont la neige rend la sortie absolument impossible.
Dès lors, tout est en place pour bâtir un roman en forme d’huis-clos et dont les dialogues aussi rares qu’incisifs viennent rythmer un temps dont on ne fait plus le décompte. Optant pour des chapitres courts, parfois très courts, qui tous s’ouvrent par un nombre que l’on peut interpréter comme celui des centimètres de neige qui s’accumulent ou des jours d’enfermement qui croissent avant de décroître vers un avenir aussi incertain qu’aléatoire lorsque le dégel avance lentement, Christian Guy-Pouliquin scrute avec talent, patience et minutie comment les règles sociales évoluent puis explosent, comment les relations entre deux individus obligés de se supporter pour s’entr’aider et survivre suivent des méandres aussi tortueux que la guérison délicate d’un accidenté soigné avec les moyens du bord.
Chaque jour qui passe accentue le poids de la neige sur les structures sociales, sur les habitats, sur les hommes dévorés par leurs tensions, leurs passions et leurs illusions jusqu’à un délitement final qui laisse le champ à toute interprétation et à tout possible, surtout le pire.
Christian Guay-Pouliquin signe un roman aussi fort qu’original d’ailleurs récompensé par de nombreux prix.
Publié aux Editions de l’Observatoire – 2018 – 251 pages

15.6.18

Le traquet kurde – Jean Rolin



Jean Rolin n’aime rien tant que d’aborder des sujets assez vagues par le travers. Une façon comme une autre de mener des digressions, de donner libre cours à des considérations, des observations sur l’état du monde qui font tout le charme des livres, souvent admirables de sagesse et de culture, de cet auteur à part.
Ce n’est certes pas son dernier ouvrage qui échappera à cette habitude. Tout part (comme presque toujours avec lui) d’une anecdote : en mai 2015, un petit oiseau gris, blanc et noir, connu comme le traquet kurde (œnanthe xanthoprymna de son nom savant) fut observé au sommet du Puy de Dôme, dûment photographié et qualifié. Il n’avait absolument rien à faire là, lui qui vit principalement dans les régions montagneuses entre la Turquie et l’Iran, sur ce qui est peu ou prou la zone de peuplement kurde par ailleurs.
Du coup, voici que notre homme (de plume mais littéraire) se met en quête de cette migration inexpliquée. Une recherche qui nous mènera sur les terres d’une espèce humaine originale et parfois prête à en venir à diverses outrances pour se réserver le privilège d’observer de petits ou gros volatiles en tous lieux de la terre. Une enquête qui, bizarrement, montre que traquer le traquet (si j’ose dire) c’est aussi souvent emprunter les sentiers de la guerre et croiser le chemin de curieux personnages, peu recommandables.
Ainsi nous voici revenus au temps St John Philby, espion britannique et support de l’Emir à l’origine de l’Arabie saoudite, par ailleurs père du traître Kim Philby qui fut un agent soviétique. Quand ce n’est pas l’écrivain T.S. Lawrence que nous croisons, lui aussi ornithologue passionné. Mais le pire de tous est sans doute le peu recommandable Meinertzhagen, militaire britannique de haut rang ayant participé aux négociations d’armistice de la Première Guerre Mondiale et qui, tout en ayant probablement assassiné son épouse pour une sordide question d’héritage, n’hésita pas à piller les réserves des musées et détruire toute traçabilité de quantités d’oiseaux pour s’en attribuer l’origine. Tous faisaient de la guerre un aimable moyen d’aligner au bout de leurs fusils tout volatile digne de ce nom qui se présentait dans la ligne de mire. Comme quoi l’on découvre que l’ornithologie peut cacher bien des originaux.
Au fil de son petit ouvrage, Jean Rolin poursuit son voyage. Un périple qui le mène dans les zones en guerre (Turquie, Syrie, Lybie, Irak …) comme si ce petit oiseau qui ne demandait rien n’était autre que l’annonciateur ou l’accompagnateur des lieux des conflits humains.
Jean Rolin signe une fois de plus un livre savant, délicieux, iconoclaste qui séduira les plus curieux.
Publié aux Editions P.O.L. – 2018 – 173 pages

12.6.18

Aussi longtemps que dure l’amour – Alain de Botton



Le philosophe et psychologue Alain de Botton s’est fait une spécialité de décortiquer les mécanismes qui président à l’amour, de sa naissance à son extinction potentielle. La lecture de son dernier ouvrage « Aussi longtemps que dure l’amour » devrait être recommandée à tout couple débutant une relation ou installé dans une relation qui, peu à peu, s’érode voire tangente vers la zone de danger.
Plutôt que de nous asséner un de ces précis à l’américaine censé nous enseigner les clés de toute réussite, Alain de Botton nous embarque au cœur d’un roman au sein duquel sont régulièrement insérés des passages à caractère tantôt philosophique, tantôt psychologique permettant de prendre du recul par rapport à la situation qui vient d’être décrite ou vécue par le couple dont nous suivons l’histoire.
Rabih et Kirsten sont comme des millions de couples. Ils se sont rencontrés par hasard, ont vécu chacun plusieurs histoires malheureuses ou décevantes avant de décider de vivre ensemble puis de se marier pour fonder un foyer. C’est au cœur de leur quotidien que nous entraîne l’auteur ainsi qu’au plus profond de leurs états d’âme.
Le propos d’Alain de Botton est fondamentalement de nous démontrer que l’idée d’un amour romantique éternel n’est qu’une illusion collective. Il existe des phases dans toute relation amoureuse, de l’excitation de la nouveauté à l’usure progressive de la vie quotidienne. Mais c’est avant tout parce que les partenaires au sein d’un couple ne savent pas ou ne parviennent pas à communiquer correctement, n’osent pas aborder certains sujets que, très souvent, des réponses sous forme d’interprétations se construisent et finissent par créer des situations d’incompréhension, de souffrance voire de rejet ou de haine. C’est parce que ces mêmes partenaires n’auront pas su verbaliser correctement les choses et instaurer un dialogue équilibré et constructif que beaucoup de couples finiront par se haïr, se tromper ou divorcer.
La grande intelligence d’Alain de Botton est d’illustrer tout ceci de manière souvent très drôle, malgré le caractère parfois dramatique de ce qu’il décrit. Bien des situations évoqueront un moment que nous aurions nous-même vécu ou pu vivre, nous amenant à réfléchir sur la façon dont nous avons ou non géré les choses au regard de la manière dont elles auraient pu l’être plus efficacement.
Pas à pas, sans outrecuidance et sans lourdeur, l’auteur nous invite à nous entraîner à bien gérer ces mille et une petites choses de la vie quotidienne qui, si elles sont traitées par-dessus la jambe ou de façon inappropriée, vont finir par former une couche de ressentiments et de reproches propices à une évolution explosive de la vie en couple. Du coup, nous voyons ce couple romanesque se débattre, se défaire avant de se reconstruire grâce aux conseils avisés prodigués et mis en pratique. Un ouvrage ludique, pratique et utile !
Publié aux Editions Flammarion – 2016 – 328 pages

8.6.18

Hollywood Boulevard – Melanie Benjamin


Au tout début du vingtième siècle, des risque-tout se prennent à croire en la nouvelle technologie promise par l’arrivée de la caméra. Une armée de techniciens, d’opérateurs et d’acteurs fond sur la petite bourgade californienne qu’est alors Los Angeles, nouvelle Mecque d’un art qui se crée. Ils vont constituer ce que l’on appellera les gens du cinéma avant que ce terme ne désigne à proprement parler ce que nous convenons désormais de nommer comme le septième art. Entre 1910 et 1930, la petite bourgade tranquille va connaître un développement exponentiel, des trains entiers déversant au quotidien de nouveaux prétendants à cet eldorado fascinant bien qu’encore muet.
C’est précisément à cette époque que Melanie Benjamin situe l’essentiel de son roman. Pour ce faire, elle a effectué un incroyable travail de recherche et de documentation qui alimente son récit d’anecdotes et de références qui nous permettent de comprendre comment cette nouveauté allait faire fureur et devenir non seulement une nouvelle industrie produisant d’immenses fortunes mais, aussi, un outil de propagande au service du pouvoir américain.
Empruntant les traits de Frances Marion, première femme scénariste à être la mieux payée d’Hollywood, deux fois oscarisée dans les années trente, elle observe de l’intérieur l’évolution de la relation amicale et professionnelle entre celle qui débute comme petite scénariste et son amie Mary Pickford, sans doute la première star de Hollywood surnommée « la petite fille de l’Amérique » pour ses boucles blondes et son visage angélique qui lui valurent de construire sa gloire dans une série de films muets où elle jouait des rôles de fillette.
Autour de ce duo féminin gravite très vite le gratin d’Hollywood, Chaplin, Douglas Fairbanks, Griffith et Mayer constituant, entre autres, les personnages masculins avec lesquels elle vont faire du cinéma une activité essentielle et lucrative. Mary Pickford fut d’ailleurs avec son mari Douglas Fairbanks et Chaplin à l’origine de la création du studio United Artists créé, entre autres, pour résister à la pression des producteurs lassés de payer des fortunes à leurs stars respectives.
A travers le récit de la relation entre Frances et Mary, c’est toute l’histoire des débuts du cinéma à laquelle nous assistons. Celle d’une gloire déchaînant les passions en tous genres, amoureuses comme collectives, sous les traits de Mary qui se révèle une femme d’affaires inflexible. Celle aussi de la déchéance lorsque l’apparition du son et des paroles bouleversera les hiérarchies, propulsant dans l’ombre, les unes après les autres, les stars du muet incapables de s’adapter au profit des nouvelles venues telles que Greta Garbo ou Gloria Swanson par exemple. Pendant ce temps, la petite scénariste anonyme allait se faire un nom, bâtissant une partie de sa renommée pour avoir réalisé un film sur le rôle des femmes pendant la Première Guerre Mondiale qu’elle vécut sur le terrain elle-même et comprenant avant les autres la nécessité de repenser en profondeur la façon de faire du cinéma pour raconter de véritables histoires qui répondent aux attentes d’un public sans cesse en quête d’innovations.
Le roman de Melanie Benjamin est aussi un roman féministe en cela qu’il souligne et illustre à d’innombrables reprises le machisme systématique de ces hommes qui ne voient pas d’un bon œil des femmes occuper des postes de responsabilité. Il faudra une force de caractère hors du commun pour que des femmes telles que Mary et Frances s’imposent. On retrouve des échos nauséabonds de certaines des pratiques courantes du milieu dans les affaires de type Weinstein qui agitent le monde du cinéma en ce moment. Même si ce roman est, pour beaucoup, très féminin, s’intéressant de près aux affaires de cœur et aux couples qui se construisent pour mieux se déchirer ensuite, il n’en reste pas moins précieux et instructif.
Publié aux Editions Albin Michel – 2018 – 512 pages