12.7.18

Les oiseaux morts de l’Amérique – Jérôme Garcin



Quoi de mieux que Las Vegas pour symboliser toutes les outrances de l’Amérique ? Car derrière les paillettes et le strass des shows, les piles de jetons qui s’échangent dans les casinos, les filles qui exhibent leurs charmes pour une poignée de dollars se cache aussi en réalité une grande misère.
C’est aux limites de cette cité bâtie autour d’une unique avenue, le Strip, qu’échoue toute une catégorie d’exclus, de sans-grades, de laissés pour compte d’un pays qui ne fait pas grand-chose pour celles et ceux de ses concitoyens qui, pour une raison quelconque, auraient eu la malchance de n’avoir pas su monter ou rester dans le train en marche. Parmi eux, un trio de vétérans qui a élu domicile dans le principal collecteur d’eaux de pluie construit après les inondations catastrophiques de Las Vegas en 2005. Revenus d’Irak pour les plus jeunes et du Vietnam pour Hoyt, le septuagénaire rescapé, ils ne se sont, comme des dizaines de milliers d’autres, jamais remis des horreurs de conflits absurdes, aussi inutiles que contreproductifs, menés par leur pays décidé à imposer sa vérité en dépit de tout.
Pour beaucoup de leurs congénères qu’ils côtoient, la rédemption pour les actes commis ou les images subies passe par un cocktail explosif d’internement psychiatrique, d’alcools forts et de drogues de plus en plus dures. Jusqu’à la déchéance ou la mort qui rôde sans cesse. Un tableau dont le trio se tient prudemment et sagement à distance, limitant les contacts au strict nécessaire, se soutenant mutuellement dans la quête d’une solution leur permettant de tenir le coup, à tous points de vue.
Pour Hoyt, cela passe par la lecture de poésie récoltée au gré des livres oubliés par les touristes dans leur chambre d’hôtel et récupérés dans les poubelles ainsi que par un voyage intérieur dans le temps. Après avoir visité l’avenir en tous sens et consigné ses découvertes dans des carnets qu’il tient secrets, il entreprend de se projeter dans son passé de petit garçon, à l’aube des années cinquante. Un temps de relative insouciance, d’avant la guerre à laquelle il fut contraint de participer. Autant de voyages entrecoupés de rencontres fortuites au temps présent ou d’évènements étranges comme cette nuée d’oiseaux qui tombent raides morts autour de ces clochards sympathiques laissant entrevoir une infinité de possibles dans une forme de prudents et détonants parcours d’univers quantiques qu’on ne pourrait observer que de l’extérieur par l’un de ces replis du temps que prédit la théorie.
Derrière la violence de ces vies passées et présentes, derrière les traumatismes extrêmes qui hantent ceux qui se sont battus pour leur pays, Jérôme Garcin sait aussi dresser un tableau rêveur et souvent doux, un champ de vies intérieures apaisées rendues possibles par l’incroyable association de constantes citations poétiques comme autant d’explications à la scène présentement vécue et de visionnage d’images du passé refoulées rendant enfin possible l’acceptation d’un inconscient lourd. L’auteur signe ainsi un livre remarquable et paradoxal car violent comme la guerre et doux comme la poésie et l’amour. Un de ses meilleurs romans assurément !

Actes Sud – publié en 2018 – 224 pages