23.12.18

Les nuits d’Ava – Thierry Froger


Savoir que l’auteur a une formation de plasticien permet de comprendre comment se sont forgés l’époustouflante érudition et le jeu constant entre l’imaginaire et le réel qui font tout le sel de ce délicieux roman.
Ava, c’est évidemment Ava Gardner, la star Hollywoodienne dont la plastique et les frasques alcoolisées ont contribué à la légende. Celle d’une femme fatale collectionnant les maris ; les siens et encore plus ceux des autres ! Une star dont un adolescent photographie compulsivement les images dans sa chambre osant à peine commencer ainsi à formuler un fantasme érotique que Visconti puis Fellini, des années plus tard, sauront quant à eux, chacun à sa manière, rendre bien réel. Un adolescent que nous avons déjà croisé dans le précédent roman de Thierry Froger puisqu’il n’est autre que Jacques Pierre.
Une trentaine d’années plus tard, devenu professeur sans lustre à l’Université de Nantes, divorcé et père d’une jeune femme, Jacques Pierre cherche désespérément un sens à sa vie. L’occasion lui en sera donnée quand il partira à la chasse de photos érotiques où Ava Gardner à l’occasion du tournage de la Marja Desnuda aurait demandé au chef opérateur au cours d’une nuit fortement alcoolisée d’immortaliser sa belle plastique pour reproduire quelques chefs-d’œuvre de l’art classique.
Jouant sans cesse sur le réel des anecdotes et les frasques innombrables du monde du cinéma hollywoodien des années cinquante et soixante qu’il mélange à foison avec un récit purement fictionnel, Thierry Froger nous entraîne dans une quête poursuite qu’Ava, même une fois disparue, semble organiser pour son propre plaisir à distance. Un récit où surgissent de façon puissante et saisissante des figures telles qu’Hemingway, Castro, les frères Kennedy, Marylin Monroe et Frank Sinatra pour ne citer que certains des plus illustres personnages d’une bacchanale dont l’enjeu général semble être de retrouver de supposées photos compromettantes et pour tous de tromper son monde.
C’est réjouissant à souhait, abyssal comme un tourbillon inextinguible, intelligent et cultivé. Une formidable réussite !
Paru aux Editions Actes Sud – 2018 – 303 pages

19.12.18

Hôtel Waldheim – François Vallejo



Davos, cette petite station de ski suisse tranquille, est doublement célèbre. Grâce à Thomas Mann d’abord qui en fit la terre d’accueil de son chef-d’œuvre « La Montagne Magique », l’endroit reculé où venaient en cure, et souvent mourir, tous les riches malades de la tuberculose d’un monde désormais révolu. Ensuite, ce furent aux Grands de ce Monde de se retrouver chaque début d’année au cours d’un sommet coûteux et vain puisqu’il ne sert, au bout du compte, qu’à flatter les égos de celles et ceux qui y sont conviés les autorisant à se revendiquer d’une élite mondiale.
Davos sera dorénavant aussi célèbre pour une troisième raison, à nouveau littéraire. C’est là que se trouve le fictif (surtout ne le cherchez pas car il n’existe que dans notre imaginaire) « Hôtel Waldheim ». Un hôtel d’assez bonne tenue où, chaque été de ces années soixante-dix, le jeune Jeff Valdera venait passer quelques semaines en compagnie d’une tante célibataire. Un lieu de villégiature un peu oublié dans la tête d’un désormais quinquagénaire vivant au bord de la mer. Un lieu qui va se rappeler soudain à lui lorsqu’il reçoit, coup sur coup, trois intrigantes cartes postales tout droit sorties du jeu mis à la disposition des clients d’alors de l’hôtel. Trois cartes rédigées dans un français approximatif sommant leur destinataire de se souvenir (mais de quoi) pour s’en ouvrir (mais auprès de qui ?). Intrigué par un procédé aussi peu usuel que désuet, Jeff accepte de rencontrer leur auteur qui se révèle être une femme plus jeune que lui. Une Suissesse qui a décidé de consacrer sa vie à rechercher les traces de son père brusquement disparu alors qu’il séjournait, en même temps que le jeune garçon qu’était Jeff, dans l’hôtel Waldheim.
Pour Jeff, l’homme en question n’était qu’un joueur de go avec lequel il apprit les règles avant de les appliquer dans des parties qu’il perdit toutes. C’est sans compter sur la force d’inquisition de l’auteur des cartes postales qui va pousser Jeff dans un travail de mémoire, une plongée presque psychanalytique d’une période de sa vie occultée.
Commence alors un délicieux voyage dans un pays neutre, un lieu aseptisé où s’affrontent à distance la Stasi d’une RDA totalitaire et divers ressortissants de pays libres en charge d’un réseau d’exfiltration d’intellectuels est-allemands. Avec sa prose policée et mâtinée d’humour féroce, son sens de la psychologie, sa capacité à faire vivre des personnages multiples qui tous se bernent (sans jeu de mots !), François Vallejo a mijoté un plat savoureux que l’on déguste avec un immense plaisir comme ces montagnes de viande des grisons servies aux clients de l’Hôtel Waldheim à leur arrivée comme à leur départ par un Directeur apparemment aux petits soins…
Publié aux Editions Vivian Hamy – 2018 – 298 pages

9.12.18

Géographie d’un adultère – Agnès Riva



Vivre une relation adultérine est rarement simple et, souvent destructeur. Alors, il faut ruser avec les emplois du temps, les contraintes familiales et trouver des lieux pour se rencontrer et s’aimer. C’est sur ces constats qu’Agnès Riva élabore son dernier roman « Géographie d’un adultère ». Il faut du temps pour qu’un amour se développe, mûrisse et détermine son sort. Un cheminement qu’illustre l’auteur par un choix des lieux très signifiant. Tout commence sur le lieu de travail, Paul et Emma se retrouvant régulièrement comme Conseillers aux Prud’hommes. Ils se plaisent, s’admirent et sont tous deux, mais différemment, à la recherche d’autre chose que la relation insatisfaisante qu’ils vivent dans leurs couples respectifs.
C’est d’abord dans la voiture où Paul ramène Emma que s’avoueront les sentiments avant que tous deux ne deviennent véritablement amants transformant le lit conjugal d’Emma en hôtel si j’ose dire de l’irréparable. Il faut alors rigoureusement régler le temps des ébats avant que le mari ne revienne et que l’épouse ne s’inquiète d’un retour tardif. Plus Paul et Emma se fréquentent, plus l’attente des deux amants divergent. Paul rêve de sécurité. Il gère une situation qu’il a d’ailleurs avoué très tôt n’être pas la première pour lui. C’est un habitué des conquêtes, un acrobate de la sauvegarde de son couple en dépit des tromperies multipliées. Emma elle s’éprend follement de Paul, rêvant après chaque nouvelle étreinte de s’afficher au grand jour au bras de son amant, s’espérant capable d’envoyer tout promener pour vivre sa passion.
Alors, bien sûr, elle multiplie les pressions pour vivre leur histoire dans des espaces de plus en plus publics (des hôtels, des locations meublées) et de plus en plus vastes. Plus son cœur enfle, plus l’espace pour les accueillir doit lui-même enfler. Quand elle finira par comprendre que Paul toujours esquivera, malgré les promesses et les réelles tentations que suscite une relation plus sincère que les autres, la rupture sera proche, projetant Paul dans une fréquentation anxieuse de certains des lieux d’une géographie d’un amour disparu.
Un livre original et relativement sympathique.
Publié aux Editions L’Arbalète de Gallimard – 2018 – 126 pages

3.12.18

Isidore et les autres – Camille Bordas



Pas facile de trouver sa place quand on est le benjamin adolescent et sensible côtoyant cinq frères et sœurs tous surdoués. L’un se consacre entièrement à la pratique musicale et à la composition, accumulant les récompenses. Trois autres à des thèses sur des sujets abscons, tandis que la cadette avec laquelle Dory (le surnom du petit dernier) partage la chambre s’apprête à passer son BAC à treize ans. Un équilibre fragile avait été cependant trouvé du moins jusqu’au décès brutal du père d’une crise cardiaque.
Avec beaucoup de tendresse et un sens du détail et de la précision qui en réfère indéniablement au propre vécu de l’auteur, Camille Bordas nous plonge dans le corps et l’esprit d’Isidore. Voilà un gamin bouleversé par la disparition de la figure paternelle et qui tente de comprendre comment son petit monde va survivre à cette catastrophe. Un enfant intelligent lui aussi et prompt à déceler les minuscules fissures qui lézardent les vies jusqu’ici bien rangées des membres d’une famille pas comme les autres. Car chacun, de manière silencieuse et pudique, tente de survivre. La sœur aînée en se plongeant dans un doctorat à Chicago (ville ô combien signifiante puisque c’est là-bas que vit et travaille Camille Bordas). Une autre en enchaînant une deuxième thèse comme un prétexte à fuir la nécessité de trouver sa place dans la société. Un des frères pour sa part observera avec la minutie d’un anthropologue la façon dont la cellule familiale se transforme après le décès du père. La mère comble l’absence de l’époux en écoutant Isidore lui lire des livres le soir dans sa chambre avant de s’endormir, créant une troublante intimité aux relents vaguement intrigants.
Isidore quant à lui avance cahin-caha sur le chemin formant le passage de l’adolescence à l’âge adulte, souvent guidé par son propre instinct et sa propre logique. Cela passera par la découverte de l’amour sans amour, par la tentative maladroite et drôle de trouver à sa mère un nouveau compagnon via un site de rencontre sur internet. Mais, surtout, en devenant le confident et l’observateur qui mûrit à grande vitesse de tous les membres de sa propre famille en pleine perdition.
Camille Bordas signe ici un roman profondément touchant, juste et qui réussit le tour de force de nous faire rire aux éclats de situations pourtant particulièrement dramatiques.
Publié aux Editions Inculte – 2018 – 414 pages