17.11.19

Cadavre exquis – Agustina Bazterrica


« Homo homine lupus » (l’homme est un loup pour l’homme). Agustina Bazterrica aurait pu choisir cette célèbre formule latine pour sous-titrer son roman en forme de coup de poing.
Dans un futur qui ne semble pas si éloigné que cela, la société humaine imaginée par la romancière argentine aura profondément changé. En raison d’une guerre bactériologique engendrée par la surpopulation et la dégradation de notre environnement, toute consommation de viande animale a été interdite. Les protéines végétales ne suffisant pas et malgré le contingentement de la population mondiale, il a été décidé d’élever des humains à la seule fin d’en faire de la viande de consommation. Pour cacher cette horreur cannibale, des termes neutres, aseptisés ont été définis. On ne parle que de « têtes » et de « bétail » dans les abattoirs chargés d’élever ces « produits » où les pieds deviennent les « extrémités basses », les mains « les extrémités hautes » etc…
Pour éviter toute rébellion et tout apitoiement du personnel chargé de la basse besogne, on aura refusé toute éducation à ces « produits » et on leur aura coupé les cordes vocales afin de ne pas risquer la moindre perturbation avec celles et ceux qui leur ressemblent pourtant de très près. Après une petite période d’adaptation, le système s’est mis à bien fonctionner et alimente tout un circuit parallèle pour la chasse ou bien la consommation personnelle de viande de premier choix, découpée par petits bouts encore vivante par ceux qui en ont les moyens.
Tejo, le bras droit du patron des abattoirs Krieger, réputés pour la qualité de leurs « produits », s’est jusque-là parfait accommodé de la situation. Mais depuis la mort de son bébé et la dépression de son épouse repartie vivre chez sa mère, il doute de plus en plus. Des doutes qui vont se transformer en un affreux dilemme lorsqu’il reçoit comme cadeau de la part d’un de ses fournisseurs ayant failli à ses engagements une superbe femelle de premier choix à élever chez lui pour sa consommation personnelle. Commence alors un processus où les interrogations et les perturbations affectives de Tejo vont transformer son regard sur la marchandise dont il fait commerce. De bétail, la jeune femme va prendre la place d’une belle amoureuse toute entière dévouée à celui qu’elle perçoit comme son protecteur. Jusqu’à une fin, inattendue, caractérisant bien l’esprit de ce roman original et dérangeant.
Cœurs sensibles s’abstenir : les scènes où rien ne vous est épargné des techniques d’abattage, de nettoyage, de découpe, de conservation ou de consommation de nos amis les humains sont nombreuses et particulièrement crues. Un parti-pris parfaitement justifié par cette violence omniprésente qui régit un monde où toutes nos perceptions ont été altérées par un séisme profond, définitif entretenu par une propagande gouvernementale et médiatique. Un roman aux sens multiples, à consommer sans modération !
Publié aux Editions Flammarion – 2019 – 295 pages