27.1.19

La générosité de la sirène – Denis Johnson



Denis Johnson, décédé en Mai 2017, fut considéré par des auteurs majeurs tels que Philip Roth ou Don Delilo comme l’une des grandes figures littéraires américaines contemporaines. Il reste cependant encore peu connu en France.
« La générosité de la sirène », récemment publié, nous donne l’occasion de découvrir un auteur à la verve explosive. Un écrivain qui attrape ses sujets par le col et les secoue sans vergogne parce qu’ils sont eux-mêmes brinqueballés par une vie qui fut loin de réserver toutes ses promesses. Dans ce recueil de cinq nouvelles l’auteur s’intéresse exclusivement à des personnages masculins. Tous semblent en proie à des lubies, des obsessions ou des craintes qui confinent souvent à la folie. Surtout lorsque, pour beaucoup d’entre eux, l’usage de psychotropes plus ou moins violents ou plus moins réguliers ne fait qu’entretenir ce qui peut vite tourner en psychose.
Ici, c’est un publicitaire qui connut le succès et qui vit avec terreur la perspective d’une nouvelle récompense. Là, un prisonnier dont l’abus de LSD lui laisse entrevoir son salut en correspondant avec le diable. Là encore, un poète brillant et reconnu qui va se brûler les ailes en raison de son obsession paranoïaque à démontrer un complot sur la mort d’Elvis Presley. Tous déambulent dans une vie qui semble avoir perdu tout sens de la réalité pour disparaître dans une sorte de flottement indistinct que la langue sans concession de Denis Johnson sait rendre sans trop se soucier de balloter à son tour un lecteur fortement secoué.
Il y a là une force, une originalité, une certaine virilité aussi qui, c’est certain, ne plaira pas à tous les lecteurs. Il n’en reste pas moins que Denis Johnson mérite de sortir du relatif confinement où on le tient par chez nous.
Publié aux Editions Christian Bourgeois – 2018 – 219 pages

15.1.19

Tenir jusqu’à l’aube – Carole Fives


Voici un personnage de roman qui aurait pu grossir les rangs indistincts des « gilets jaunes ». Nous partons à la rencontre d’une jeune femme qui, à l’instar d’un certain nombre des occupants de nos ronds-points, élève seule son enfant. Arrivée à Lyon où elle suivit son compagnon qui l’a depuis larguée sans jamais plus de donner de nouvelles, elle tente de survivre comme graphiste free-lance.
Un métier difficile quand on s’est fait une spécialité dans l’édition papier à une époque où le numérique devient la norme. Un métier encore plus difficile quand on débarque dans une ville où l’on n’a pas le moindre réseau professionnel. Une tâche qui s’annonce bientôt presqu’impossible quand on a en outre la charge seule d’un jeune enfant, qu’on est sans grande ressource et sans aide.
Du coup, tout le temps que cette « solo » pourrait consacrer à son espace professionnel se voit phagocyté par un enfant colérique et insupportable. Un véritable petit tyran qui lui fait payer l’absence de figure paternelle et sait formidablement tirer parti du désarroi et de l’épuisement de sa mère. Car, pour travailler, elle n’a d’autre alternative que de le faire la nuit en tentant de « tenir jusqu’à l’aube ». Un combat à l’issue incertaine quand les difficultés sociales, financières, juridiques sans parler des manques affectifs s’accumulent.
Dès lors, notre mère célibataire n’a d’autres ressources que de chercher des solutions sur le net. Un espace dont on sait qu’il réserve le meilleur comme, surtout, le pire. Et puis, pour respirer, la voilà qui se prend à se hasarder, chaque jour un peu plus, dans des déambulations nocturnes à la rencontre de possibles petites ou grandes joies capables d’illuminer un peu, un tout petit peu, une vie qui se déchire de plus en plus.
Carole Fives signe là un roman à la fois féministe (qui crie la difficulté des femmes seules à s’en sortir face à l’accumulation d’épreuves à franchir et à la pression sociale) et moderne. Moderne car il emploie une écriture simple (voire simpliste ce qui en fait aussi sa principale faiblesse) tissant un récit fréquemment entrecoupé de chats sur internet qui rendent bien compte de la formidable férocité et de l’imbécilité insondable qui règne sur bien des forums où l’on est venu pourtant chercher de l’aide.
Ceci en fait un roman certes engagé mais trop peu construit, à mon sens, pour le rendre si ce n’est majeur du moins distinguable.
Publié aux Editions L’arbalète Gallimard – 2018 – 177 pages

7.1.19

Bluff – David Fauquemberg


C’est après de nombreux séjours en Polynésie, loin des hauts lieux touristiques, plongé dans le quotidien de familles et de populations qu’il prit le soin d’écouter et d’apprendre à connaître que David Fauquemberg a commencé à élaborer son fabuleux dernier roman. Lui, le Normand qui vécut toute son adolescence dans les bocages tandis qu’il cherchait déjà l’évasion dans les lectures des romanciers de la mer tels que Stevenson, Slocum, Melville ou Moitessier, a toujours rêvé de joindre son nom à cette longue lignée d’hommes de lettres qui ont su rendre avec réalisme et force la puissance terrifiante des immensités aqueuses. C’est désormais chose faite et fort bien faite !
Un inconnu débarque après plus de mille kilomètres à pied, seul, dans ce bar du port de Bluff à l’extrémité de la pointe sud de la Nouvelle-Zélande. On ne sait rien de lui si ce n’est qu’il est Français. Celui qu’on désignera très vite comme le « Frenchie » ne peut se résigner à ne pas poursuivre un voyage dont on comprend seulement qu’il est une fuite. Son caractère taiseux et ses mains portant les cicatrices d’une lointaine campagne de pêche lui vaudront d’être embauché par Rongo Walker, un maori capitaine d’un vieux caseyeur en bois après que son second, un géant à la force démoniaque ramené de Tahiti, ait approuvé d’un clignement des yeux. Entre ces trois-là, tout est dit presque sans parole. A l’image de ce qui se passe sur un bateau quand on part, comme ici, dès le lendemain, pour une campagne de pêche dans les très dangereuses mers hivernales de la mer de Tasmanie et du Pacifique.
Commence alors un roman d’une incroyable beauté, une sorte de tragédie classique profondément humaine et poétique. Tragédie parce que, dans ce qui aurait dû être sa dernière campagne de pêche, Rongo Walker qui a toujours eu l’intelligence de ne pas forcer le destin prend la mauvaise décision. Celle qui pousse à vouloir transformer une pêche mal commencée en pêche miraculeuse alors qu’un cyclone se prépare. Pour avoir manifesté cet hybris qui fut le socle de bien des récits antiques, le capitaine maori sera bien sévèrement puni. David Fauquemberg donnera à l’occasion du récit de la terrible tempête qui va sévir toute la mesure de son talent. On se croirait véritablement à bord du navire balayé par les éléments déchaînés dont le sort ne tient qu’à la connaissance héritée de siècles de navigation de son capitaine attaché fermement à une barre, bravant obscurité et fatigue à coup de café brûlant et de récits des anciens au Frenchie comateux et blessé.
Car c’est là l’autre secret de cet extraordinaire roman : faire cohabiter personnages contemporains en proie à leur destin et anciens décédés. Des anciens dont on raconte les exploits avant que de leur céder la parole dans des chapitres où la culture maori, en voie de disparition sous les coups brutaux d’une occidentalisation forcée, trouve une nouvelle expression. Ainsi, tel un chœur antique, les morts parlent aux vivants. Le savoir accumulé pendant des millénaires qui conduisit les Polynésiens, bien avant les Conquistadors, vers l’Amérique grâce à leur science de la navigation aux étoiles, se transmet à nouveau entre générations. Les oiseaux et les poissons deviennent autant d’indicateurs précieux permettant de retrouver l’île que l’on cherche au sein de la myriade d’îlots volcaniques dont le Pacifique est parsemé.
C’est cette alternance de violence physique et psychique d’un monde contemporain régi par des quotas, des règles, des cours et des dettes et celle d’ancêtres mythiques et imaginaires, ultimes témoins d’un monde en voie de perdition définitive qui fait tout le sel – marin – de ce très beau récit.
Publié aux Editions Stock – 2018 – 335 pages

3.1.19

L’incessant bavardage des démons – Ashok Ferrey


Ce n’est pas tous les jours que nous avons l’occasion de découvrir la littérature du Sri-Lanka. Remercions donc la maison Mercure de France pour son courage éditorial qui nous vaut la découverte du cinquième roman de l’auteur sri-lankais le plus connu et apprécié en particulier en Inde à ce jour, Ashok Ferrey.
L’une des caractéristiques de la culture de ce qui fut jadis l’île de Ceylan est de mêler à chacune des grandes religions monothéistes qui cohabitent plus ou moins bien la présence ancestrale, voire l’omniprésence, des esprits et des démons réputés régler bien des aspects de la vie quotidienne. Au point, pour Clarice, la mère de Sonny, de s’être persuadée, parce que son fils naquit noir comme du charbon, que tous ses malheurs étaient attribuables à la présence de démons chez son rejeton.
Parti faire des études à Oxford, Sonny pensait s’être débarrassée d’une mère aussi encombrante qu’avaricieuse et fondamentalement méchante. C’était sans compter sur la jeune femme lumineuse qu’il allait rencontrer et qui allait lui faire découvrir les démons de la passion, de la jalousie et de l’intolérance.
Après bien des déboires, et sur l’insistance de celle qui est désormais sa jeune épouse, le couple part en voyage de noces dans le domaine familial. Un voyage qui tournera rapidement au cauchemar absolu. Cauchemar d’une mère prête à tout pour culpabiliser et manipuler son monde, décidée à détruire son domaine à la recherche d’un hypothétique trésor antique. Cauchemar d’une nouvelle passion amoureuse qui tournera au fiasco et à la vengeance glaciale d’une épouse qui pourrait bien n’être rien d’autre qu’une copie conforme de la mère insupportable de Sonny. Cauchemar des démons qui s’affrontent sur la colline du domaine familial pour attirer dans leurs rets ces faibles humains jouant sur leurs bas instincts.
Le tout finit par tourner en une sorte de folle sarabande où le pire succède au Mal. On peine cependant à entrer dans ce roman où l’exagération fait figure de trait principal. Beaucoup de thèmes y sont évoqués sans jamais être véritablement traités : la jalousie, la vengeance, la méchanceté, la perversion, la folie. Autant de sujets qui auraient pu produire un livre d’une noirceur absolue que l’auteur évite délibérément par un recours à un humour parfois un peu lourd. Bref, on ressort plus sceptique que comblé de cette lecture franchement exotique.
Publié aux Editions Mercure de France – 2018 – 291 pages