« Glavina attend un nouveau travail, moi, Jaroslav, et Fédiatine, le Sauveur. Assez de raisons pour que nous soyons ensemble. »
Cette phrase tirée de la fin du dernier roman de Dragon Jancar résume assez bien l’esprit à la fois absurde et fataliste de la situation qui en sous-tend la trame.
Le héros débarque, un peu par hasard, aussi pour retrouver des souvenirs, dans une petite ville slovène, à mi chemin entre Vienne et Trieste, où il a passé son enfance. Au départ, il n’est censé y passer que quelques jours, le temps que son compagnon d’affaires, Jaroslav, plus ou moins chimiste, plus ou moins homme d’affaires, ne le rejoigne.
Rapidement, le personnage principal, féru de sciences occultes et d’anthropométrie, va se faire une place dans la bonne société locale et prendre, sans vraiment le vouloir ni rien faire pour l’éviter, l’épouse d’un des notables comme maîtresse. Un amour sans doute véritable va se construire pour s’évanouir bientôt par la force des tensions mentales qui habitent notre personnage.
De fil en aiguille, il va connaître une rapide descente aux enfers, logeant dans des bouges de plus en plus crasseux au fur et à mesure que ses moyens financiers disparaitront. Un enfer alimenté à grandes rasades d’alcool, un enfer peuplé de cauchemars et d’hallucinations et où réalité de l’instant présent et représentations délirantes alcooliques de la réalité se superposent. Jancar sait nous plonger avec un talent saisissant au cœur de cet esprit dérangé.
Le livre est peuplé d’énigmes ou de pistes. Qui est Jaroslav, existe-t-il vraiment et que lui est-il arrivé ? Pourquoi le personnage principal est-il pris systématiquement pour ce qu’il n’est pas ? En quoi en est-il responsable et que fait-il réellement pour assumer celui qu’il est au fond ? D’ailleurs qui est-il vraiment lui aussi et le sait-il ? Où s’arrête réalité objective et monde onirique ?
Le narrateur, car le livre est étonnamment écrit à la première personne, pour souligner plus encore toute distanciation, finira dans les bas-fonds de cette ville glauque et sinistre, enneigée et sale, aux côtés d’un ouvrier licencié et violent, Glavina, et d’un émigré russe sorte de Raspoutine annonciateur de la deuxième guerre mondiale imminente.
Car c’est là une des autres forces de Jancar que de jouer en permanence entre le passé, le présent (qui se confondent dans l’esprit du narrateur) et de l’avenir qui fera de cette ville coincée entre l’Autriche et l’Italie un enfer nazi.
La scène de l’aurore boréale, qui donne son titre à l’ouvrage, annonciatrice de la folie destructrice et collective qui va s’emparer du monde à l’aube de 1939 nous mène dans une sorte de transe à la frontière du religieux. Une scène superbe et bouleversante.
La désincarnation du temps, les flash-backs, la recherche hallucinée d’une boule bleue vue dans une improbable église au temps de son enfance et symbole, dans l’esprit hanté du narrateur, d’un monde en pleine implosion font de cet ouvrage un roman moderne majeur.
A lire impérativement pour la force de l’écriture et l’originalité du propos. Un livre aussi très slave et très fataliste. Un livre sans beaucoup d’espoir si ce n’est, peut-être, le refuge dans la folie.
292 pages – Publié par L’Esprit des Péninsules.