« Le premier homme » est, à bien des égards, un roman à part dans l’œuvre d’Albert Camus. Roman avant tout inachevé, inabouti, plutôt esquisse développée d’un roman encore à venir et qui ne connaîtra jamais son aboutissement.
En effet, le manuscrit en fut retrouvé dans la carcasse de la voiture dans laquelle Albert Camus et son éditeur, Michel Gallimard, trouvèrent la mort en 1960. Il fallut attendre l’accord de sa fille, Catherine Camus, en 1996 pour que le manuscrit paraisse enfin.
Manuscrit qui donne à voir la façon dont Camus travaillait. Au vu du manuscrit et des nombreuses notes qui nous sont parvenus, il apparaît que Camus travaillait par écritures successives. Si certaines phrases sont très abouties et que le texte dans son ensemble présente une cohérence globale, il n’en reste pas moins que Camus émaillait son écriture de notes, de remarques, d’interrogations. Il ne cessait de se questionner sur le choix des mots, les passages à améliorer ou à développer, les détails à approfondir. Travail par constructions successives dont nous n’avons ici que la strate initiale avec toutes ses imperfections.
Certaines phrases sont restées bancales, suspendues à une révision qui ne vint jamais. Le roman se termine d’ailleurs alors que tant de choses restent à dire et que le propos de l’auteur est incomplet.
Pourtant ce récit est le plus autobiographique de Camus. Il se déroule intégralement en Algérie dans la classe la plus pauvre de la population européenne des colons.
Jacques, l’enfant qui constitue le personnage central de ce roman à part, est orphelin de son père qui fut tué au début de la guerre de 14, victime parmi des milliers d’autres des tirs qui décimèrent les tirailleurs africains repérables à des kilomètres avec leurs uniformes bleu et rouge. Il est élevé par deux femmes : l’une effacée, absente et silencieuse, sa mère qu’il aime profondément et dont il va découvrir l’amour qu’elle lui porte, progressivement. L’autre est sa grand-mère maternelle, maîtresse femme, brutale, entière, laissant peu de place aux sentiments, avare de mots et d’argent, nécessité oblige.
Le moment crucial du roman se situe lorsque Jacques, devenu un adulte de quarante ans, se rend sur l’insistance de sa mère, à moitié sourde et illettrée, sur la tombe de ce père qu’il ne connut jamais. Il réalise alors avec toute la brutalité possible l’ironie injuste qui fait de lui un adulte plus âgé que son père, fauché à 29 ans.
De cette révélation va jaillir l’impérieux besoin de comprendre pourquoi et comment on peut être plus âgé que son père, non pas en cherchant à comprendre qui ce père inconnu fut mais on retraçant ce que sa propre vie d’adulte a été jusqu’ici. Qu’est-ce qui en a été le fil conducteur, pourquoi les chemins suivis ont-ils été pris, qui compta et pourquoi ?
Ce roman est le roman du « qui suis-je » en tant qu’homme fait, adulte, responsable. Qui suis-je au sens des évènements qui ont fait de moi l’être social que je suis, du libre arbitre dont j’ai pu faire preuve, des choix qui m’ont été imposés. De qui ai-je subi l’influence et pourquoi ?
Malgré une langue imparfaite puisque seulement esquissée, Camus se laisse découvrir en tant que ce qu’il fut lui-même et nous invite à nous poser les questions sur nos racines, nos choix raisonnés ou non, notre filiation familiale.
Si ce n’est certes pas le roman par lequel il convient de découvrir cet immense auteur qu’est Camus, c’est un roman d’archéologie qui mérite d’être découvert pour sa dimension profondément humaine.
Publié aux Editions Gallimard – 331 pages