Yasunari Kawabata fut l’une des figures majeures de la littérature japonaise du XX ème siècle. Né en 1899, il se suicida en 1972 après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature en 1968.
Kawabata ancra son œuvre dans la description d’un monde en transition, celui d’un Japon fort de ses traditions, en proie à d’insoutenables tensions, en train de basculer vers la modernité qui redéfinit les rôles et les règles. Typiquement nippon, il est le narrateur des mondes intérieurs qui nous agitent et porte une attention extrême aux moindres détails, à ces toutes petites touches extrêmement travaillées, peaufinées qui font de son œuvre un héritage léché, précis où chaque mot compte.
« Le Maître ou le Tournoi de Go » s’inscrit parfaitement dans cette tradition. Le roman repose sur un fait historique. Seuls les noms des protagonistes ont été changés.
Dans ce roman très court mais très dense, Kawabata s’attache à décrire avec un soin extrême une partie de Go qui fut organisée entre le Maître de soixante-quatre ans, héritier d’une longue dynastie de joueurs qui virent le Go comme une forme d’esthétisme codifié, et son jeune challenger de trente ans, joueur professionnel, tourmenté et fougueux, réputé pour ses attaques finales particulièrement meurtrières.
La partie s’étala sur six mois, fit l’objet d’un règlement pointilleux que la maladie du Maître obligea à revoir fréquemment. Chaque révision fit l’objet d’intenses négociations où l’entourage des joueurs prendra un rôle essentiel lorsque les egos des deux protagonistes finissent par conduire à de fréquentes impasses.
Transportés dans des lieux retirés, isolés du monde, les joueurs placent leurs coups après d’intenses réflexions pour le challenger ou de très courts moments pour le Maître, sûr de son art. Ces longues réflexions ne sont pas tant des moments d’hésitation qu’un des moyens mis en œuvre pour déstabiliser psychologiquement le Maître, habitué à pratiquer sur des cycles courts de jeu.
Même si l’on ne connaît rien au Go, on se laisse immédiatement prendre par l’atmosphère de tension qui préside à cette partie historique et incroyablement longue. Une partie qui symbolise la lutte entre la tradition et la modernité, le respect des normes et l’inventivité, entre un Japon finissant et un Japon conquérant.
Les moments de jeu sont souvent perturbés par d’infimes détails : le bruissement du vent, l’approche de l’orage, un joueur de flûte qui s’exerce au loin, le bruit d’une cascade. Selon le moment du jeu, ces petits détails donneront lieu à d’agréables commentaires ou seront le prétexte à alimenter la bataille terrible et définitive entre ces deux conceptions du monde qui s’opposent.
Même si la fin de la partie ne fait pas mystère, la victoire du challenger étant dès le départ rappelée, on est saisi par l’intensité dramatique savamment maintenue crescendo grâce à l’insertion de la description des moments de détentes qui rythment les journées de jeu, espacées entre elles de quatre, puis deux jours. C’est là qu’on observe les hommes qui se cachent sous ces deux joueurs. La maladie qui ronge le Maître en route inéluctable vers la mort, un esprit qui vagabonde de plus en plus vers le passé. L’agitation chronique du challenger, victime de maux de ventre, père de jeunes enfants générateurs d’un perpétuel désordre symbole du monde qui va de l’avant.
Le livre est tout simplement magnifique et constitue une excellent entrée en matière vers l’œuvre de Kawabata si vous ne la connaissez pas encore.
Publié aux Editions Albin Michel – 1975 – 158 pages