Florence Aubenas a mené un véritable travail d’enquête pour tenter de comprendre et donner un visage à cette crise qui a frappé fort et laissé encore plus sur le côté les petits, les sans-grades. Pour cela, elle choisit une ville suffisamment proche de Paris, au cas où, symbolique, et où elle n’avait ni attache ni risque d’être a priori démasquée. Ce fut Caen où elle s’établit pendant presque six mois dans une méchante chambre meublée, à la limite du sordide pour y vivre la vie de galère que beaucoup connaissent dans un Calvados, à l’image de la nation entière, vidé de ses usines et incapable d’avoir su inventer un nouveau modèle de développement économique.
Pendant six mois, elle fréquenta assidûment les Assedic, balladée entre les stages bidon visant principalement à exclure ceux qui ne s’y présenteraient pas et les rencontres expédiées au pas de charge avec et par des conseillers qui voient en elle un cas désespéré. Elle nous dépeint sans fard une administration dépassée par l’afflux de demandes, désorientée par les décisions venues d’en haut visant à faire du chiffre à tout prix, terrorisée par la menace omniprésente d’un pétage de plomb d’un chômeur laissé sans espoir, sans réponse, démuni face à un système usé jusqu’à la corde.
Pendant six mois, elle vécut des boulots de femme de ménage dont personne ne voulait, remplaçant d’autres femmes tombées malades, épuisées par un rythme de travail effarant, exploitées et sous-payées, usées par des heures de transport collectif souvent plus nombreuses que les heures de travail effectivement payées.
Son regard est sans concession pour dire l’esclavage moderne qui s’est désormais installé à nos portes, beaucoup d’employeurs peu scrupuleux n’hésitant pas, en particulier dans le monde du nettoyage, à sous-facturer des prestations pour emporter des marchés. Des sous-facturations qui se traduisent alors par des temps de travail réels significativement plus longs et lourds que les temps payés. Mais des salaires horaires aussi le plus souvent payés en dessous des minima conventionnels, avec la bénédiction des Assedic tant la pression sur ces dernières est forte pour améliorer à tout prix les statistiques du chômage. Un monde dur au bord duquel des hordes d’exclus attendent de prendre la relève de celles et ceux qui n’en pourront bientôt plus.
En lisant son témoignage, on se croirait revenu en cette fin de XIXème siècle où les bras se louaient à l’heure ou à la journée, où les plus vaillants ou ceux prêts à tout au moindre prix étaient ramassés au petit matin, acheminés en bennes sur des chantiers non sécurisés et laissés à la merci de petits-chefs vengeurs ou sadiques. Il est tout simplement effrayant de constater que ces temps sont revenus à la frontière de nos sociétés, au mépris des lois et des avancées sociales car l’appât du gain restera toujours aussi fort aussi longtemps qu’il y aura des petits, des quasi-exclus prêts à tout accepter pour gagner les quelques Euros hebdomadaires nécessaires à survivre.
Dans ce monde, la solidarité entre les pauvres s’organise un peu. Avoir une voiture est un privilège qu’on partage, pour limiter les frais, et parce que, sans voiture, point de travail la plupart du temps. La recherche des bons plans pour tout acheter au moindre prix est le sujet permanent des discussions angoissées. Car il faut vivre avec six cents Euros par mois, nourrir une famille, rester digne.
On sort ébranlé de ce témoignage coup de poing qui montre la fragilité de notre société dont les plus pauvres ont encore trop peur pour oser se révolter. Mais pour combien de temps encore si aucune solution, mais laquelle, n’est trouvée ?
Publié aux Editions de l’Olivier – 2010 – 270 pages