Ecrit en 1976, traduit de l’américain et publié en France en 1989, ce roman a bien vieilli et conserve la force que lui confère son étrangeté.
Construit comme une succession de tableaux, ce roman nous fait naviguer autour de trois personnages, trois paumés qui finissent par se retrouver, par une conjonction de hasards, l’un pour fuir une femme, l’autre pour en retrouver une, sur une île du fleuve Missouri qui n’existe pour aucune carte d’état-major.
Le roman commence par un très court prologue, une scène de meurtre qui semble gratuite, livrée sans explication.
Il va se construire, lentement, très lentement, autour de scènes qui paraissent totalement indépendantes les unes des autres. Jusqu’à ce que les personnages mis en scènes apparaissent dans des lieux, à des temps différents pour former une vague esquisse de ce que l’on pressent être un tableau général.
En vérité, c’est une œuvre d’art sophistiquée qu’élabore R. Ford mais par morceaux, livrés incomplets, juxtaposés et qu’il va s’appliquer à compléter très progressivement, en laissant le soin au lecteur d’inventer, d’imaginer les connexions qui ne lui apparaîtront, dans leur intégralité, qu’au tout dernier moment.
Il faut adhérer au projet, à vrai dire magnifiquement mené par un auteur de grand talent, et persévérer. Le jeu et l’effort en valent la chandelle. Le prologue finira par s’inscrire dans le tableau d’ensemble après bien des péripéties et des détournements.
Entretemps, nous aurons appris à connaître et à aimer, un peu, ces trois hommes à la recherche d’un quelque chose, une victime, une femme, un sens, un ennemi… susceptible de factualiser le profond mal-être qui les caractérise.
Le rapport amoureux y est tourné en dérision car l’amour ne peut soutenir le mépris, l’horreur de soi, la peur irrationnelle ou la manipulation.
Les distances, immenses aux Etats-Unis, sont le prétexte à des voyages incessants pour fuir un ailleurs qui n’aura pas su répondre à une attente qu’on aura pas su exprimer.
Bref, c’est un roman de la frustration, de l’absurde, du non-sens qui est brillamment fabriqué ici. Un roman qui repose sur des rapports humains rustres, minimalistes car comment aimer et s’ouvrir aux autres quand on se déteste soi-même, ce qui est la problématique centrale de ce livre.
C’est pourquoi tout finit par prendre un tour menaçant dans chacun des plus infimes gestes quotidiens décrits ici. C’est pourquoi le tragique absurde l’emportera car il ne peut y avoir d’espoir dans cet univers superbement mis en scène.
On pourra qualifier ce roman d’indispensable, de pièce maîtresse injustement méconnue dans la littérature américaine de la fin du XXe siècle.
Un roman cependant lumineux, au sens où, pour éclairer ce tableau et faire sortir de l’ombre les bouts d’esquisse, R. Ford utilise avec fulgurance des éclairages et des lumières qu’il décrit avec une richesse de mots, une novation d’images qui laissent tout simplement béat.
N’oublions pas au passage de saluer le superbe travail de traduction de Brice Matthieussent.
Publié aux Editions de l’Olivier – 364 pages