En commençant ce
roman en 2003, David Grossman tentait, de façon prémonitoire, de protéger son
fils Uri, vingt ans, qui effectuait son service militaire de trois ans dans l’armée
israélienne. A chaque appel, celui-ci s’enquérait
de la progression du livre et ne dédaignait point d’en alimenter le contenu en
anecdotes relevées sur le terrain. Et puis, le dernier jour de la guerre au Sud
Liban en août 2006, Uri, avec tout l’équipage de son blindé, fut tué par une
roquette. Dès lors, l’écriture devint pour David Grossman un moyen pour
survivre à la douleur, pour témoigner aussi de l’urgence à mettre fin à une
incessante série de conflits entre israéliens et palestiniens.
Il faut se
laisser glisser dans ce très long roman, en accepter le rythme et les lacis
infinis, les embranchements multiples qui mêlent avec subtilité, sans qu’on le
remarque, le temps présent avec le passé, les souvenirs avec les émotions immédiates,
la réalité vécue avec la psychose de ce qui pourrait advenir.
La psychose est
bien ce qui est au cœur de ce très beau livre. Peur collective des attentats
qui déciment régulièrement et aveuglément la population israélienne et pousse à
des mesures de représailles toujours plus sanglantes, plus brutales, la peur
entraînant la soif de vengeance. Psychose aussi d’Ora, cette femme d’une
cinquantaine d’années, qui redoute de façon irraisonnée, au tréfonds d’elle-même,
la mort de son fils Ofer, engagé volontaire dans les blindés, le jour de sa
démobilisation, dans une opération d’envergure censée durer vingt-huit jours.
Alors, pour fuir
ce qu’elle redoute, l’annonce que viendront lui faire trois soldats à n’importe
quel moment, de la mort de son fils, pour le protéger de façon magique, elle
décide de fuir de chez elle et de partir en Galilée effectuer la randonnée qu’elle
avait prévue de faire avec Ofer en célébration de son retour à la vie civile.
En chemin, elle
ramasse Avram, son amour de jeunesse, celui qui est aussi le père d’Ofer et l’entraîne
avec elle sur les sentiers hasardeux où ils vont tous deux tenter à la fois de
conjurer le sort et de se reconstruire.
On sait que la
marche est propice à laisser divaguer ses pensées. On peut le faire in petto ou
en dialoguant avec celui qui nous accompagne. Ora ne cessera de déverser les
souvenirs qui la hantent. Tout d’abord parce qu’en parlant d’Ofer, elle espère
que sa pensée le protègera d’une mort qu’elle redoute. Et puis, peu à peu,
parce qu’elle parvient à apprivoiser Avram qui n’a jamais vu son fils, élevé
par son meilleur ami, Ilan, le mari d’Ora. Un fils qu’elle veut inconsciemment
lui faire aimer parce que l’amour est le seul remède pour se reconstruire.
Ora et Avram sont
deux écorchés de la vie, deux témoins muets de la difficulté à vivre dans un pays
en état de quasi guerre permanente. Ils partagent de douloureuses tranches de
vie depuis cette rencontre, adolescents, à trois, avec Ilan, hospitalisés parce
que traumatisés par la guerre des six jours qui faisait alors rage.
Au fil de la
marche, ces tranches de vie vont remonter. Ces moments de joie, de souffrance,
de grande peine aussi. Et puis, ces secrets enfouis, ces choses que l’on n’a
jamais osé dire jusqu’ici mais que les circonstances et l’urgence, la détresse
psychologique aussi, poussent enfin à dire, pour le meilleur comme pour le
pire.
On sort secoué de
ce magnifique roman et l’on comprend mieux l’état d’esprit d’un peuple qui vit
en situation permanente de sursis et de danger immanent.
Publié aux
EditionsSeuil – 2011 – 667 pages