A partir d’un fait historique, Laurent Gaudé élabore un
subtil roman au souffle épique et à l’écriture volontairement hallucinée qui
emporte son lecteur pour ne plus le lâcher.
Voici qu’Alexandre, homme impétueux qui, à force de
brutalité, de stratégie et de tromperie s’est emparé d’une grande partie de
l’actuel monde occidental, est brutalement foudroyé lors d’un banquet. Celui
qui fut l’un des maîtres du monde entame une lente agonie pendant que ses généraux commencent à se
partager son empire. Sa mort sera l’objet de la mise en place d’un cortège
funèbre grandiose où soixante-deux mules et deux cent onze pleureuses issues de
toutes les régions de l’immense empire auront pour mission de ramener le corps
à sa mère, traversant tout le territoire impérial.
Pendant ce temps, l’ambassadeur envoyé par Alexandre en
Inde, objet des fantasmes de conquête de l’infatigable guerrier qu’il n’a jamais
pu satisfaire de son vivant, se fera décapiter et son dernier souffle renvoyé à
l’Empereur, accompagné de la tête pour lui notifier que le Maître de l’Inde l’attend
sans le craindre.
C’est la question essentielle de l’héritage que nous pose
Laurent Gaudé dans ce qui est l’un de ses plus beaux et plus subtils romans.
Pendant que les hommes s’entredéchirent pour s’arracher des morceaux d’empire
et que l’on massacre pour s’emparer de la dépouille mortuaire d’Alexandre,
Gaudé met en œuvre un artifice littéraire saisissant. C’est l’âme de l’ambassadeur
fidèle qui va guider les quelques acteurs élus pour conduire Alexandre vers la
dernière demeure qu’il se sera choisie et qui n’est pas celle voulue par les
hommes pour de pures raisons et visées politiques.
Une âme qui va s’adresser de façon volontairement improbable
à Dryptéis, la fille de l’ennemi d’Alexandre, Darius, qu’il a tué, et dont il
fait l’épouse de son meilleur ami Héphaïstion, mort au combat depuis. Au-delà
de la mort, Alexandre va indirectement s’adresser à celle qui s’est retirée du
monde, fatiguée des intrigues de cour, épuisée d’être devenue l’enjeu de luttes
politiques qui sèment la mort tout autour d’elle pour l’impliquer à nouveau,
malgré elle, dans un enjeu qui la dépasse, ultime victime de la volonté de fer
d’un homme qui a soumis le monde. Avec insistance et subtilité, il va l’amener
à organiser ce qui fut son rêve de toujours : le faire cheminer vers
l’Est, vers l’Inde qu’il fut incapable de conquérir et qui le fascina sans
relâche.
Une fois le corps subtilisé avec la complicité de Ptolémée,
son fidèle général et celui qui fut le plus prompt à agir pour s’accaparer l’empire,
vaincu lui aussi par la volonté de celui à qui il consacra sa vie et ses
troupes, une nouvelle chevauchée pourra commencer. Elle emmènera le dernier
carré de fidèles,, ceux qui ont protégé Alexandre de son vivant, le dernier
cortège, vers ces contrées inconnues et magiques où ils termineront leurs vies
en héros en même temps qu’ils libéreront l’esprit d’Alexandre.
Se frottant à un mythe, Laurent Gaudé affronte sans
sourciller l’une des pages obscures de l’Histoire. Comme souvent dans son
œuvre, c’est la mort qui sert de fil conducteur, une mort omniprésente dans la
vie de ces militaires tuant et ayant tué sans compter, une mort qui se donne sans
état d’âme pour raisons politiques, une mort qui frappe ambassadeurs comme
petites gens, une mort que l’on se donne pour échapper à l’infamie ou à
l’Histoire. Une mort qui continue de manipuler les vivants autant qu’ils la
manipulent.
Gaudé nous emmène très loin, aux confins du réel et du
magique, de l’onirique et du fantastique dans un roman brûlant, haletant et
simplement magnifique.
Publié aux Editions Actes Sud – 2012 – 186 pages